Victor-Marie, comte Hugo de Charles PÉGUY, 1910

• Essai publié en 1910 dans Les Cahiers de la Quinzaine dont Péguy était le fondateur. • Le début n'a rien à voir avec le titre : Péguy désire dissiper le différend qui vient de l'opposer à son ami Daniel Halévy à propos de l'affaire Dreyfus, et l'explique comme un malentendu de paysan à bourgeois. Longuement et avec chaleur, il évoque son enfance orléanaise et ses ancêtres paysans, et les traditions morales de l'ancienne France. Il reprendra ces thèmes dans L'Argent (1913) pour préciser son hommage à sa famille et à ses premiers maîtres de l'école primaire et dénoncer comme fausses les valeurs nouvelles adorées dans le monde moderne où l'argent est tout. Puis, brusquement, il passe à Hugo, et, de là, à Corneille et à Racine, parce qu'il rappelle ainsi, on l'apprend plus loin, les trouvailles qu'il faisait avec Halévy avant leur rupture. Son étude de Polyeucte, ses propos sur l'âme païenne de Victor Hugo et la réussite de Booz endormi (La Légende des siècles) achèvent de le dépeindre, attentif à la mystérieuse insertion de l'éternel dans le temporel, du spirituel dans le charnel. Pour finir, Péguy plaide en faveur de la réconciliation, invitant Halévy à continuer le combat engagé contre la Sorbonne, qu'il accuse d'être tombée dans la scolastique du matérialisme, lui proposant, en manière de boutade, de rallier le parti Péguy pour lutter contre le parti intellectuel. • Par son lyrisme et par ses thèmes, ce cahier est un bon échantillon de la prédication dans laquelle Péguy s'est passionnément engagé au sein du monde moderne.

PÉGUY Charles. Écrivain français. Né à Orléans (Loiret) le 7 janvier 1873, tué au cours de la bataille de la Marne, à Villeroy (Seine-et-Marne) le 5 septembre 1914. Ses ascendances obscures Dirent toujours la fierté du normalien Péguy. Il sortait en effet d’une famille de paysans et de vignerons : son père, un menuisier, étant mort quelques mois après sa naissance, le petit Charles fut élevé par sa mère qui gagnait difficilement sa vie en rempaillant des chaises. D’abord remarqué par ses maîtres de l’école communale qui lui obtinrent une bourse au lycée d’Orléans où il fit de solides études classiques, Péguy arriva à Paris en 1891 pour préparer le concours de l’École Normale Supérieure : après un premier échec, il accomplit une année de volontariat et en octobre 1893 fut admis à Sainte-Barbe. C’est là, dans la fameuse cour rose, qu’il rencontra ses premiers amis, Jérôme Tharaud, Marcel Baudoin, Joseph Lotte. A cette époque il avait déjà perdu la foi, mais s’enthousiasmait pour « un socialisme jeune, nouveau, grave, un peu enfant... profondément chrétien ». En août 1894 il entra enfin à Normale, mais, d’un caractère déjà trop indépendant pour se plier aux routines universitaires, il demanda son congé au bout d’un an d’études, rentra à Orléans, y fonda un groupe d’études socialistes et, après un nouveau séjour à l’École pendant l’année scolaire 1896-1897, quitta définitivement la maison de la rue l’Ulm en automne 1897, sans avoir obtenu de diplôme. Depuis deux ans, il travaillait à une fresque dramatique, Jeanne d’Arc, œuvre encore imparfaite mais nourrie des nobles aspirations de son adolescence et de la foi en une régénération de l’Humanité par le socialisme conçu non comme un bouleversement social mais comme « une révélation profonde intérieure ». Péguy, qui venait de se marier avec la sœur d’un de ses camarades de Sainte-Barbe, réussit, grâce à la dot de sa femme, à ouvrir une librairie socialiste au Quartier Latin (1er mai 1898); mais, un an plus tard, l’entreprise, en difficultés, était transformée en une société anonyme à laquelle Péguy ne participait plus qu’en qualité de gérant appointé et en décembre 1899 survint enfin la brouille définitive entre Péguy et ses associés, parmi lesquels Lucien Herr, le bibliothécaire de l’Ecole Normale, et Léon Blum. Ce n’étaient pas seulement des projets d’édition qui les opposaient; c’était l’exploitation électorale de la fameuse affaire Dreyfus dans laquelle Péguy, à la différence de ses anciens amis socialistes, n’avait voulu voir qu’une sublime controverse de morale politique. De Jaurès lui-même, dès cette époque, il commençait de s’éloigner et, reprenant sa liberté entière à l’égard de toute consigne de parti, il fonda en janvier 1900 les Cahiers de la Quinzaine, réalisation de son rêve d’un « journal vrai ». En 1905 le « coup de tonnerre » de Tanger va d’ailleurs bouleverser complètement les perspectives intellectuelles et politiques de Péguy : celui-ci, jusqu’alors internationaliste et pacifiste, découvre soudain, face à la menace allemande, la réalité charnelle de la patrie française. Toute sa vie va désormais être celle d’un héritier parti à la reconquête des diverses traditions de sa race et de sa terre: Notre Patrie (1905) fut le point de départ de cette évolution vers le nationalisme. De la patrie maintenant retrouvée, cet effort d’« approfondissement » intérieur conduisit Péguy, dès 1908, à la foi chrétienne et aux portes de l’Église catholique, qu’il ne put franchir qu’à la veille de sa mort, en ayant été empêché jusqu’alors par sa situation familiale (il était marié civilement et sa femme professait un agnosticisme décidé), par son attitude de fidélité jalouse au socialisme dreyfusard — v. Notre jeunesse (1910) — enfin par son tempérament farouchement indépendant qui lui donnait une grande méfiance du monde clérical. C’est donc un catholicisme assez étrange que celui de Péguy, religion poétique, sans sacrements, assez libre avec le dogme même, et pourtant d’une humilité dont la sincérité ne fait pas de doute, bien que les affaires de Dieu y soient souvent confondues avec une « mystique » de l’héroïsme et du messianisme national français. Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), la première œuvre poétique écrite par Péguy après sa conversion, est une refonte de sa Jeanne d’Arc socialiste de 1897 et elle n’en renie rien, l’espérance du salut éternel s’ajoutant sans la contredire à la volonté de vaincre la misère temporelle. Dans ses œuvres suivantes, Le Porche du Mystère de la deuxième vertu (1911), La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc (1912), La Tapisserie de Notre-Dame (1913), Eve (1913), Péguy va édifier un des sommets de la poésie chrétienne française. Son originalité spirituelle réside certainement dans une manière particulière de rechercher et de faire resplendir le surnaturel au cœur même de la vie terrestre, du « charnel » : l’âme de Péguy est en effet beaucoup plus sensible à la présence de Dieu en ce monde qu’à sa transcendance. Jamais depuis le Moyen Age — dont il s’inspire d’ailleurs sans cesse — on n’avait mêlé avec autant de familiarité et de grandeur l’histoire divine et l’histoire la plus quotidienne et la plus populaire. Mais l’œuvre poétique de Péguy n’a été écrite qu’en marge de ses combats politiques et intellectuels dont on retrouve l’atmosphère dans les Situations (1906-1907), dans Un nouveau théologien (1911), L’Argent (1913), Clio (posthume, 1917). Dans quelques moments de répit, Péguy se laissait entraîner à composer quelque admirable commentaire littéraire, tel que Victor-Marie, comte Hugo (1910); d’autres fois, c’était pour la pensée pure qu’il se faisait polémiste — ainsi lorsqu’il entreprit de défendre son maître Bergson, menacé par l'Index catholique — Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne (1914) et Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne (1914). Dédaigné par les grands écrivains de son temps, Barrés excepté, Péguy était devenu le chef d’une petite chapelle non sans influence sur une partie de la jeunesse et que fréquentèrent plus ou moins longtemps (car avec Péguy on se fâchait vite) Romain Rolland, André Suarès, Georges Sorel, Julien Benda, et, plus jeunes, Daniel Halévy, Henri Massis, Jacques Maritain. Obsédé par la perspective d’une guerre imminente, Péguy rêvait d’être le « rassembleur » de toutes les traditions françaises, dénonçait l’esprit de capitulation incarné à ses yeux par Jaurès et préparait de toutes ses forces la « génération de la revanche ». Aussi est-ce avec une sorte de soulagement et d’allégresse que Péguy rejoignit son affectation de lieutenant d’infanterie, aux premiers jours de la guerre de 1914. Depuis sa mort héroïque, son influence n’a, semble-t-il, cessé de grandir. Mais Péguy, aujourd’hui célébré et revendiqué par tous les partis, réconcilié même avec les pouvoirs officiels de l’Université et de l’Église, est-il réellement beaucoup lu ? Il faut reconnaître que son style rend assez difficile l’accès de sa pensée : la prose de Péguy progresse par d’inlassables répétitions, en forme de litanies. C’est un fleuve large et lent, chargé de richesses sans doute, mais qui ne laisse pas de paraître parfois monotone au lecteur trop peu attentif.

♦ « Lui-même semblait un maître d'école extraordinaire, un grand pédagogue, un prédicant de l'ancienne France. Sa cervelle madrée, obstinée, baroque, avait reçu de naissance le génie des vieux maîtres de la rue du Fouarre, des moines populaires et des gazetiers révolutionnaires... Il a, dans une brève carrière d'homme de lettres, trouvé moyen d'épanouir des forces de paysan qui agrandit ses champs, de boutiquier qui compte et recompte ses sous, de typo qui fait de la belle ouvrage, de curé qui prêche ses ouailles et d'officier de ligne entraînant ses hommes au devoir. » Maurice Barrés. ♦ « Je trouve l'indignation de Péguy rafraîchissante... La grande vertu de Péguy c'est le courage au service de la foi, le courage dans l'affirmation. » Paul Claudel. ♦ « On te verra toujours patient, toujours acharné, saint de besogne, passionné pour tout ce qui vaut la peine de vivre; voué à tout ce qui fait croire, faiseur d'hommes, instituteur de bonne doctrine, humble et simple d'aspect, homme de souci, piéton sans fanfare, grand par l'esprit, plus grand par la qualité de l'âme, ton caractère ne craint rien du temps. Tu es fondé sur la bonne terre de France, plus que sur le marbre et le granit. » André Suares. ♦ « Je dis, sachant ce que je dis, qu'il n'y a pas eu sans doute, depuis Dostoïevski, un homme qui soit aussi clairement homme de Dieu. » Alain-Fournier. ♦ « Toute l'histoire de la vie de Péguy est l'histoire de la victoire de son ingénuité sur ses violences, l'histoire d'une victoire, pour employer ses propres termes, du saint sur le héros. » Emmanuel Mounier.