VERLAINE Paul
VERLAINE Paul 1844-1896
Fils de Nicolas-Auguste Verlaine, officier du génie, et d’Elisa née Dehée, Paul-Marie Verlaine naît à Metz, 10 rue Haute-Pierre, le 30 mars. Sept ans plus tard, après avoir séjourné dans le Midi (Montpellier, Nimes), le ménage s’installe à Paris, le capitaine Verlaine ayant démissionné. Dès 1853, Paul-Marie est interne à la pension Landry, rue Chaptal. Il le demeurera tout le temps que dureront ses études au lycée Bonaparte (aujourd’hui Condorcet). A dix-huit ans, son bac en poche, il passe l’été à la campagne, avant de s’inscrire à l’Ecole de Droit, pour y préparer l’examen du ministère des finances. C’est l’époque où il découvre la littérature moderne: il lit Hugo, Baudelaire, Gautier, Aloysius Bertrand, Sainte-Beuve, Pétrus Borel. En 1863, il publie un sonnet dans une revue littéraire et fait la connaissance des jeunes poètes du Parnasse, Mendès, Hérédia, Coppée dont il devient l’ami; l’année suivante il abandonne ses études, prend un emploi de gratte-papier à l’Hôtel de Ville de Paris. Il est assidu aux réunions du Parnasse, écrit des poèmes qui sont rassemblés pour l’édition dans le recueil Poèmes saturniens, paru en 1866. En 1869 paraît le recueil des Fêtes Galantes, des poèmes rédigés depuis 1867, et qui ont été publiés dans diverses revues. Entre-temps, Verlaine s’est mis à boire. A deux reprises, rendu furieux par l’alcool, il essaie d’étrangler sa mère. On tente, pour l’apaiser, de le marier. Il rencontre, à la fin juin, Mathilde Mauté dont il s’éprend. Il l’épousera l’année suivante, en juillet 1870, peu après qu’il a fait paraître le recueil La Bonne Chanson. Durant la Commune de Paris, il demeure fidèle à son poste à l’Hôtel de Ville, malgré les ordres de Thiers interdisant aux fonctionnaires de servir le gouvernement insurrectionnel, ce qui lui vaut d’être révoqué. En septembre, la même année, débarque chez le ménage Verlaine, droit venu de Charleville, le jeune Jean-Arthur Rimbaud que Verlaine, très impressionné par ses poèmes, a vivement invité: «Venez, chère grande âme, on vous appelle, on vous attend!». Les deux poètes, que lie très vite une amitié équivoque et exaltée, sont en goguette tous les soirs, fréquentent les Parnassiens, que Rimbaud scandalise et épouvante. Verlaine s’enivre régulièrement. Quand il rentre rue Nicolet, il injurie Mathilde, la menace, la bat. Le 30 octobre, Mathilde met au monde un garçon, Georges; le jeune papa n’en continue pas moins ses frasques au point que Mathilde finit par s’enfuir en province. Verlaine se met alors en ménage avec Rimbaud dans une chambre de la rue Campagne Première. On boit beaucoup, on prend du haschich. Pourtant Rimbaud s’en va; du coup Mathilde revient et Verlaine trouve du travail. Mais en juillet 1873, Verlaine et Rimbaud quittent Paris. Pendant un an ce seront des aller-et-retour entre l’Angleterre et la Belgique, des brouilles et des réconciliations, avec, à chaque fois, des retours de balancier vers Mathilde, des promesses. Madame Verlaine mère sert le plus souvent de truchement entre son fils et sa bru. Année troublée et agitée, mais sûrement pas stérile: elle est consacrée à écrire les poèmes des Romances sans Paroles — publiés l’année suivante, ils ne trouveront aucun écho auprès des critiques du temps. En juillet 1873 la liaison Rimbaud-Verlaine trouve la conclusion que l’on sait: Verlaine, ivre, tire deux coups de pistolet sur son ami, ce qui lui vaut deux ans de prison. A Bruxelles, aux Petits-Carmes, puis à la prison de Mons, Verlaine fait retour sur lui-même, d’autant que le tribunal de Paris a prononcé la séparation des époux Verlaine en confiant la garde de Georges à Mathilde. Verlaine se convertit. C’est l’époque des poèmes de Sagesse (le recueil paraîtra à compte d’auteur en 1880 sans rencontrer le moindre succès): «Dis, qu’as-tu fait... de ta jeunesse?» se demande-t-il. Après sa libération, survenue en janvier 1875, il séjourne en Angleterre: il est professeur, à Strickney, puis à Bournemouth, où il enseigne dans un collège. A Londres il rencontre Germain Nouveau, qu’il invite chez sa mère, à Arras. En 1877, il rentre en France, revoit son fils, trouve un poste de professeur dans une institution religieuse. Il essaie de persuader Mathilde de reprendre la vie commune, en vain. 1879: il perd son poste, il s’est en effet remis à boire; re-départ pour l’Angleterre, avec un de ses anciens élèves cette fois, Lucien Létinois. Au terme d’un an, tous deux reviennent s’installer, avec les parents de Lucien, dans une ferme qu’achète Verlaine. L’année suivante Verlaine accompagne Lucien à Reims, où il fait son service militaire. En 1882, après de mauvaises affaires, la ferme vendue, Verlaine revient à Paris et essaie, avec beaucoup de constance et aucun succès de se faire réintégrer à l’Hôtel de Ville: il traîne derrière lui l’affaire de Bruxelles comme une casserole d’infamie. En 1883, Lucien Létinois meurt; madame Verlaine mère, pendant les deux années qui suivent, suit son fils dans ses errances et l’entretient. En 1884 est imprimé le recueil Jadis et Naguère, ainsi que Les Poètes maudits, dont les textes avaient paru dans une revue. En 1885, Verlaine qui boit plus que jamais, est condamné pour tentative d’homicide sur la personne de sa mère. C’est en prison, il y reste trois mois, à Vouziers qu’il apprend que sa séparation avec Mathilde est devenue divorce. Le 26 janvier 1886 meurt Elisa Verlaine; Paul, malade, ne peut pas assister aux obsèques. Treize années vont suivre, faites d’aller-retour entre des hôtels minables et des hôpitaux qui ne le sont pas moins, mais où il est tout de même content de se retrouver, gîte, couvert et soins lui étant alors assurés. Treize années de déchéance qu’il traîne de café en café sous l’empire de la fée verte comme on appelle l’absinthe, treize années de misère noire, de privations, de maladie, de dénuement. Son amitié avec F.A. Cazals (1886-1890) tourne à l’aigre, sa liaison avec Philomène Boudin, celle avec Eugénie Krantz, une clocharde prostituée, avec qui il vivra à partir de 1894 et qu’il manque d’épouser, ressemblent à l’arrimage de deux épaves. Quelques éclairs pourtant: les aides que lui alloue le ministère de l’instruction publique (3 fois cinq cents francs), son élection au titre envié de «Prince des poètes» (août 1894). Car à mesure que l’homme sombre, le poète émerge; la publication de Amour (1888), dédié à son fils Georges, de Parallèlement (1890), la deuxième édition de Romances sans Paroles (1887) et de Jadis et Naguère (1891) lui gagnent l’admiration de la jeune génération littéraire. Les souffrances de la fin de sa vie sont adoucies par le soutien que lui apportent, moralement et financièrement les Barrés, Coppée, Mirbeau, Léon Daudet et autres Sully Prudhomme. Le 8 janvier 1896, on le trouve mort sur le carreau de sa chambre, au 39 de la rue Descartes. Deux jours plus tard, plusieurs milliers de personnes l’accompagnent au cimetière des Batignolles où il est enterré. C’est à juste titre qu’en compagnie de Marceline Desbordes-Valmore, Tristan Corbières , Rimbaud, il s’était mis, sous le nom de Pauvre Lélian, l’anagramme de son nom, au nombre des poètes maudits. Car la postérité aura été longue à lui donner la place qu’il mérite: une des toutes premières. D’un côté, ses «mœurs», lui ont très longtemps valu le mépris des institutions bien pensantes — c’est à peine si, avant-guerre, il apparaissait dans les manuels de littérature en usage dans l’enseignement privé — tandis qu’à cause de ses poèmes d’inspiration religieuse l’enseignement laïque pur et dur le tenait à l’écart. On l’a aussi beaucoup sous-estimé; c’était le poète mélodieux et facile, exquis mais pâle, et c’est vrai qu’il a commis bien des mièvreries et des fadaises. Mais, rythmicien hors pair, il a, dans ses meilleurs poèmes, approché de très près l’essence même de la poésie, faite de ce on ne sait quoi, qui réconcilie fond, forme, musique, silence, dit et non-dit.
VERLAINE Paul Marie. Né le 30 mars 1844 à Metz, 10, rue Haute-Pierre. Son père, fils d’un notaire, était originaire (179o) de Bertrix, près Paliseul, dans le Luxembourg belge, alors incorporé à la France. Sa mère, Elisa Julie Josèphe Stéphanie Dehée, était née aux environs d’Arras, à Fampoux, le 23 mars 1809. Après diverses garnisons — Metz, au 2e génie sous le colonel Niel, Montpellier, Nîmes, de nouveau Metz, le capitaine Verlaine démissionne et installe son ménage à Paris, rue des Petites-Ecuries, puis rue Saint-Louis (aujourd’hui rue Nollet). Paul apprend à lire à l’école de la rue Hélène; il est ensuite pensionnaire à l’institution Landry, rue Chaptal, d’où il va suivre les cours du lycée Bonaparte — devenu lycée Condorcet — (1845-1853). Il y a, en seconde, pour condisciple Edmond Lepelletier, son futur et dévoué biographe. Reçu en 1862 au baccalauréat, il passe ses vacances à Fampoux et dans les Ardennes et s’inscrit dès la rentrée à l’Ecole de Droit. C’est l’époque de ses premières lettres de poésie et de prose modernes (Hugo, Baudelaire, Gautier, Sainte-Beuve, Maistre, Al. Bertrand, Pétrus Borel, Glatigny...) et de son premier poème conservé, Chanson d’Automne, où il est déjà tout entier. Il en donne bientôt d’autres à la Revue du Progrès, fondée par L.-X. de Ricard, de qui la mère, générale et marquise, tient un salon littéraire boulevard des Batignolles; il y rencontre Banville, Villiers de L’Isle-Adam, Hérédia, Coppée, Chabrier, Catulle Mendès. Un poste dans les assurances, un autre à l’Hôtel de Ville assurent successivement sa subsistance. Il collabore au Hanneton, la feuille républicaine d’Eugène Vermersch, à L’Art, de Ricard, qui insère quelques-uns de ses vers et sa longue et remarquable étude sur Baudelaire, que l’intéressé n’approuve pas. Il participe au Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux, fondé par Catulle Mendès; il y voisine, parmi nombre de médiocrités, avec Baudelaire (Nouvelles Fleurs du Mal), Mallarmé, Villiers, Hérédia (1863-1866). Lors d’un voyage à Bruxelles, il est généreusement accueilli et félicité par Hugo, qui a appris des vers du jeune poète. Les Poèmes saturniens paraissent chez Alphonse Lemerre, éditeur des « Parnassiens », grâce aux subsides de sa cousine Élisa Dehée, et en même temps que Les Exilés, dernier grand livre de Banville ; un élogieux article, des lettres flatteuses leur viennent d’Anatole France, Sainte-Beuve, Banville. Verlaine est présenté par le compositeur Charles de Sivry aux parents de sa future femme, Mathilde Mauté de Fleurville. Il retrouve ses confrères du Parnasse rue Chaptal, chez Nina de Villard, excellente musicienne et poète, amie et inspiratrice de Charles Cros. A Bruxelles encore (ville décidément pour lui fatidique, on le verra plus loin), sous le manteau et le pseudonyme de Pablo de Herlagnez, Poulet-Malassis, l’éditeur des Fleurs du Mal, imprime à cinquante exemplaires Les Amies, scènes d’Amour saphique, sonnets qui ne reparaîtront en volume que vingt ans plus tard, en tête de Parallèlement (1867-1868). Lemerre édite Fêtes galantes, dont plusieurs pièces ont passé à L’Artiste d’Arsène Houssaye. Fiancé à Mathilde Mauté, Verlaine compose les premières pièces de La Bonne Chanson; leur mariage est célébré le 11 août 1870, lendemain de la déclaration de guerre; Verlaine est mobilisé dans la garde nationale. Peu de jours après, Jean-Arthur Rimbaud prend connaissance des Poèmes saturniens et des Fêtes galantes et communique son enthousiasme à Georges Isambard, son professeur à Charleville. Installé chez ses beaux-parents, rue Nicolet, Verlaine y reçoit le premier message de Rimbaud, accompagné de poèmes, et y répond par une invitation pressante à le joindre. L’arrivée du génial et sauvage adolescent (10 septembre 1871) ne contribue pas à l’entente du jeune ménage, déjà désuni et que ne raccommoderont ni la naissance du petit Georges (30 octobre), ni la mise en vente de La Bonne Chanson, que les événements ont contraint Lemerre à différer. En janvier 1872, après de violentes altercations auxquelles l’abus de l’alcool n’est point étranger, Verlaine quitte son foyer pour cohabiter avec Rimbaud, rue Campagne-Première, d’où celui-ci regagne Charleville, pour revenir à Paris au bout de quatre mois. Bien qu’ayant obtenu le pardon de Mathilde, Verlaine part en compagnie de son nouvel ami pour Arras, en est expulsé par la police, puis emmène Rimbaud vers les Ardennes et la Belgique. Ils séjournent deux mois à Bruxelles et a Charleroi avant de s’embarquer pour Londres. Une instance en séparation de corps est introduite. Pendant que Rimbaud est rentré à Paris et retourne a Charleville, Verlaine, tombé malade, appelle sa mère à son chevet. Les deux « compagnons d’enfer » reprennent à Londres leur vie commune et y vivent misérablement de leçons de français. Verlaine y laisse bientôt Rimbaud sans ressources, revient à Bruxelles, y fait venir sa mère et sa femme, puis Rimbaud. A la suite d’une querelle et de la menace d’abandon par ce dernier, il tire sur lui deux coups de revolver qui le blessent légèrement. Arrêté sur déposition de la victime, Verlaine est écroué à la prison des Petits-Carmes- et condamné à deux ans de détention par le tribunal correctionnel. Transféré à la prison de Mons, il y demeurera en cellule jusqu’au 16 janvier 1875. En octobre 1873, Rimbaud a fait imprimer à Bruxelles Une saison en enfer, transposition poétique de l’aventure. L’année suivante, les Romances sans paroles, d’abord intitulées La Mauvaise Chanson, sont tirées sur les presses d’un journal de Sens grâce à l’intervention de Lepelletier ; distribuées à la critique, elles sont tout à fait passées sous silence. En apprenant, fin avril 1874, la décision judiciaire de sa séparation d’avec Mathilde, Verlaine abjure ses erreurs dans le sein de l’aumônier de la prison, qui lui donne à lire le catéchisme et le fait communier. Il commence alors de composer sous l’exergue provisoire de Cellulaire ment les plus beaux vers alternativement mystiques et profanes qui figureront un jour dans Sagesse, Jadis et naguère, Parallèlement. Sa peine purgée, il se retire à Fampoux et fait une retraite à la Trappe de Chimay. Un essai de réconciliation avec Mathilde étant resté infructueux, il rejoint Rimbaud à Stuttgart sous le prétexte de le convertir. Il obtient ensuite un poste de professeur dans une école de Stickney (Lincolnshire) dirigée par Mr. Andrews; il y exercera jusqu’à la fin de l’année scolaire 1875-76. Dans l’intervalle, des fragments de la future Sagesse sont écartés par le comité du Parnasse contemporain, que préside Anatole France, comme « mauvais vers » dus à un « auteur indigne » (on se demande de quoi...); Rimbaud, parti pour l’Italie, puis débardeur à Marseille, demande en vain des subsides à Verlaine, qui lui écrit en décembre 1875 pour la dernière fois. Depuis la rentrée, Verlaine enseigne au St. Aloysius College de Bournemouth, tenu par Mr. Remington. Au bout d’un an, il remplace son ami Ernest Delahaye (autre futur biographe) comme professeur chez les jésuites de Rethel; il occupera cette chaire sans incident jusqu’en juillet 1879. C’est durant cette période qu’il s’éprend d’un fort tendre attachement pour l’un de ses élèves, sans doute cérébralement peu doué, Lucien Létinois, fils de paysans ardennais. Il l’emmène par la suite Outre-Manche, à Lymington, ou il vient de trouver un nouvel emploi pédagogique chez Mr. Murdoch. Dès leur retour en France, à Coulommes, pays de Lucien, Verlaine, grâce aux subsides maternels, fait emplette de la ferme de Juniville et se lance dans une exploitation vouée à un rapide et désastreux (sauf pour lui) échec. Rentré de Coulommes avec sa mère, le poète se met en rapport avec Victor Palmé, éditeur catholique de la rue des Saints-Pères, qui accepte d’imprimer Sagesse (toujours à compte d’auteur, soit cinq cents francs); malgré quelques articles élogieux (Lepelletier, Blémont — l’un de ses amis les plus dévoués — Claretie...) et une active propagande de Verlaine auprès de la petite presse confessionnelle le volume n’a aucun succès; presque tout le tirage, mis en cave, en sera racheté en 1888 par Léon Vanier, devenu l’éditeur attitré. Ayant en vain sollicité, par l’entremise de Lepelletier, sa réintégration dans les bureaux de la Ville, Verlaine obtient par Delahaye un poste de professeur à l’institution Esnault de Boulogne-sur-Seine, tandis que Létinois est casé dans un modeste emploi industriel, sa famille ayant émigré à Ivry. Paris moderne, que vient de fonder Vanier, insère alors plusieurs poèmes, dont l’extraordinaire Art poétique, en vers de neuf syllabes, composé à Mons en avril 1874 et qui s’affirme soudain l’un des actes de foi du Symbolisme naissant. Mais Lucien, atteint de typhoïde, meurt le 7 avril 1883 à l’hospice de la Pitié, entre les bras de son « pater dolorosus ». Ce cruel événement inspire à celui-ci, privé de son fils légitime, une suite d’élégies qui s’égalent, dans l’expression de la douleur, au thrène voué par Hugo à sa fille dans Les Contemplations; elles seront le plus bel ornement du second recueil catholique de Verlaine : Amour. Le nom du grand poète, jusque-là inconnu et bafoué, commence de se répandre, au-delà des milieux de la jeune poésie, jusque dans les salons littéraires et même parmi les universitaires. Le premier livre que Vanier consent à publier, et à ses frais, est un triptyque d’études en prose, Les Poètes maudits, consacrées à Tristan Corbière (que Verlaine vient de découvrir presque seul), à Mallarmé et à Rimbaud (1884); une réédition, accrue d’articles sur Marceline Desbordes-Valmore, Villiers de L’Isle-Adam et Pauvre Lelian (anagramme de Paul Verlaine), paraîtra quatre ans plus tard. Or le poète, a ce moment, mène une existence des plus troubles à Coulommes et à Attigny. Le divorce d’avec Mathilde, qui bientôt convolera pour devenir Mme Delporte, est prononcé en février 1885 et l’époux condamné à verser une pension alimentaire. Au printemps suivant, Verlaine, pris de boisson, a une violente querelle avec sa mère, tente de l’étrangler et, inculpé de coups et blessures, passe trois mois dans la prison de Vouziers; il n’en continue pas moins aussitôt élargi ses « repues franches » (plutôt louches) dans la campagne avoisinante. Cependant Vanier vient de donner Jadis et naguère, l’avant-dernier beau livre, qui est formé d’éléments d’époques disparates, et qui apporte au moins le sonnet Langueur, autre credo des « Décadents », et Crimen Amoris, hymne à la gloire de Rimbaud, l’« époux infernal », et merveille du mètre de onze syllabes. Verlaine transporte ses pauvres pénates dans un galetas de la Cour Saint-François, rue Moreau, étiqueté Hôtel du Midi. Mais il fera par la suite de fréquents et longs séjours dans les hôpitaux, Broussais surtout, pour y soigner une vieille arthrite, favorisée par l’abus des alcools et les traces d’une affection vénérienne. La mort de sa mère, le 21 janvier 1886, accentue encore la précarité de son existence, secourue, il est vrai, par plusieurs amis, exploitée, en revanche, par deux pauvres créatures, plus misérables qu’intéressées, pas toujours insensibles au fait d’être les compagnes d’un grand homme déchu, mais déjà honoré : Eugénie Krantz et Philomène Boudin méritent, à ce titre, de passer à la postérité, plutôt que pour avoir inspiré les versiculets égrillards des Chansons pour elle , des Odes en son honneur des Elégies. L’auteur des Fêtes galantes, des Romances sans Paroles et de Sagesse jouit en effet d’une renommée et d’un respect désormais incontestés parmi les adeptes batailleurs mais fervents des récentes écoles, symbolistes et décadents de la première heure, cinq ans avant que ne lui surgisse un rival en la personne remuante de Jean Moréas, quand celui-ci publiera, à grand fracas, Le Pèlerin passionné. De garni en garni, d’hôpital en hôpital, de café en café, il traîne la jambe et, en somme, s’accommode assez bien, non sans humour gentil, de cette vie de bohème, en proie à des alternances de mysticisme et de lubricité également sincères. En 1888 et 1889 paraissent Amour et Parallèlement (dont les épreuves sont corrigées pendant une cure à Aix-les-Bains), qui reflètent cette déconcertante dualité de nature. Parallèlement est en partie constitué du reliquat de Cellulairement, le manuscrit des prisons; cet ouvrage brille encore de pages du premier ordre (dont Laeti et Errabundi, suprême écho d’une passion révolue). La célébrité du poète dépasse nos frontières; elle lui procure des tournées de conférences qui, sans l’enrichir, aident quelques mois à sa subsistance. C’est ainsi que, de novembre 1892 à décembre 1893, il est invité en Hollande, en Belgique (Charleroi, Liège, Bruxelles), en Lorraine (Nancy et Lunéville), en Angleterre (Londres, Oxford, Manchester), où il est chaleureusement accueilli par l’élite des jeunes écrivains. Un important Choix de poésies, paru chez Charpentier, a répandu le meilleur de son œuvre. Un banquet triomphal lui a été offert par La Plume, vaillante revue qui draine toute la littérature significative du temps. Succès qui l’enhardit au point de se présenter à l’Académie (fauteuil de Taine). Une compensation au retrait de cette candidature lui est donnée par son élection, en août 1894, au principat des Poètes à la mort de son vieil ennemi Leconte de Lisle. Un comité de quinze admirateurs, dont Maurice Barrés et Robert de Montesquieu, se fonde sous la présidence de la duchesse de Rohan afin de lui assurer une rente mensuelle. Il a encore pu rassembler plusieurs recueils de vers et de prose, le plus souvent circonstanciels et fort plats, de Bonheur et Liturgies intimes, très pâles séquelles de Sagesse et d'Amour, aux Dédicaces et aux Epigrammes sans compter les petits livrets amoureux dont nous avons parlé ni les priapées, parues sous le manteau, de Femmes, dont l’étonnante virtuosité voile à demi l’audace. Enfin, une autobiographie, restée inachevée mais pleine de précieux souvenirs et de charmante bonhomie, paraît sous le titre de Confessions. Mais sa santé, déjà fort ébranlée, rongée par la misère et l’alcoolisme, décline de jour en jour. Hébergé depuis quelques mois au 39 de la rue Descartes, par Eugénie (qu’il avait failli épouser), il y est trouvé mort, le 8 janvier 1896, sur le carreau de sa misérable chambrette. On lui fait de forts belles funérailles à Saint-Étienne-du-Mont, puis au cimetière des Batignolles dans son caveau de famille; le cortège comporte l’élite des lettres et des arts et une foule considérable en grande partie composée d’étudiants. Le deuil est conduit par Vanier et le jeune F.-A. Cazals, l’inlassable iconographe du grand poète, qui l’appelait « ma plus belle amitié, ma meilleure... ». D’émouvants discours sont prononcés par Mallarmé, Moréas, Barrés, Coppée, Gustave Kahn. Pour la partie durable, c’est-à-dire vraiment neuve, de sa longue production — on la peut évaluer à un quart environ, et sans égard pour des proses pratiquement négligeables et le plus souvent dépourvues de style — Paul Verlaine occupe dans la poésie française, et même, on peut l’affirmer, dans celle de tous les pays, une place éminente et sans équivalent. Il ne s’est pas borné, en effet, à une époque d’inquiétante déficience de notre lyrisme, soit aussitôt après la mort de Baudelaire et à l’heure où Hugo jetait ses derniers éclairs (les plus puissants, il est vrai), à vivifier, à réhabiliter notre poésie : il a créé une nouvelle sensibilité, une musique inouïe, tout un univers d’expression gratuite dans un art où la littérature, l’histoire, la morale ne devraient jamais s’immiscer sous peine de le dessécher ou de le corrompre. Il a été aussi peut-être, depuis Ronsard et après les conquêtes de Marceline Desbordes-Valmore, de Hugo, de Baudelaire et de Banville, notre plus étonnant et riche inventeur de rythmes et a préparé, fût-ce à son corps défendant et même à regret, les voies de l’affranchissement de la prosodie, qui lui a succédé. Certes, il lui a manqué d’être aussi, comme le furent (pour ne mentionner que des artistes de son siècle) Vigny, Hugo, Musset, Baudelaire surtout, un grand écrivain. Mais, en vers, quand il se montre tout à fait original, nul d’entre ses aînés ou rivaux anciens et modernes, de son premier précurseur François Villon à ses égaux et contemporains Stéphane Mallarmé et Arthur Rimbaud, ne mérite de lui être préféré. S’il n’est pas niable que, des Poèmes saturniens à Parallèlement, il ait toujours subi, plus ou moins, l’emprise de ses maîtres (Baudelaire, Valmore, Banville et quelques autres), que La Bonne Chanson peut être aisément confondue avec les meilleures pages des Intimités de Coppée, que Sagesse et Amour soient pour une bonne part gâtés par trop de mesquine et fausse théologie, un génie entièrement personnel, de ton parfaitement reconnaissable et authentique, de plus, çà et là, autochtone jusqu’à l’ingénuité de la poésie populaire, se manifeste et luit d’un éclat sans second clans Les Sanglots longs..., les Fêtes galantes tout entières, la majorité des Romances sans paroles, les lieder de Sagesse et de Parallèlement, et à maintes pages de Jadis et naguère et d'Amour. C’est sur ce mot là qu’il conviendrait de clore tout examen fervent et lucide d’un homme et d’une œuvre auxquels il faut tout pardonner parce qu’ils furent un moment incomparable de l’âme et de la chair transposées en la plus ingénue, la plus subtile, la plus secrète des mélodies.
VERLAINE, Paul (Metz, 1844-Paris, 1896). Poète français. Consacré à la fin de sa vie comme le « prince des poètes », figure emblématique des décadents et des symbolistes, Verlaine, qui ne voulut appartenir à aucune école, souhaita dans ses poésies « de la musique avant toute chose » pour que puisse s'établir un échange « d'âme à âme ». Alcoolique et homosexuel, ami d'Arthur Rimbaud, Verlaine laissa aussi l'image du poète maudit, voué au mal sous toutes ses formes. Après une adolescence choyée auprès de sa mère et de sa cousine, Verlaine, devenu employé peu assidu à l'Hôtel de Ville, commença à se livrer à sa passion, la poésie. Influencé d'abord par l'école parnassienne, il publia Poèmes saturniens ( 1866) puis Fêtes galantes ( 1869) inspirés par les paysages d'Antoine Watteau. En 1870, il épousa une jeune fille de 16 ans, Mathilde Mauté, en espérant trouver un « vaste et tendre apaisement », espoir d'une vie heureuse chanté dans La Bonne Chanson (1870). Cependant, la rencontre avec Rimbaud (septembre 1871) ruina ses projets. Une liaison passionnée et orageuse se noua entre les deux hommes qui menèrent durant plusieurs mois une existence errante en Belgique puis à Londres. Pour avoir tiré deux coups de revolver sur son ami (1873) Verlaine, arrêté, fut condamné à deux ans de prison où il composa Romances sans paroles (1874). Il chercha ensuite dans la foi une solution à son désespoir (Sagesse, 1881 ; Amour 1888). Après un moment de bonheur en Angleterre auprès de son ami Lucien Létinois (1878), Verlaine, rentré en France, fit publier Les Poètes maudits (1884) où il révéla au public de nouveaux poètes comme Rimbaud, Stéphane Mallarmé et Auguste Villiers de I'Isle-Adam et Jadis et Naguère (1884, qui inclut L'Art poétique, 1874), ouvrages salués par les jeunes symbolistes et décadents. Repris par son vieux démon, l'alcool, Verlaine vécut ses dernières années en faisant de fréquents séjours à l'hôpital, sans profiter de sa célébrité nouvelle.
À sa naissance à Metz, en 1844, ce fils d'officier est consacré par sa mère à la Vierge Marie et sera habillé en bleu jusqu'à l'âge de 7 ans. Mais dès l'adolescence, Paul Verlaine préfère les amitiés particulières et l'alcool aux études de droit auxquelles on le destine. Pour échapper à ses démons, il se marie avec Mathilde, qu'il aime sincèrement, en 1870; mais survient Arthur Rimbaud, avec lequel il va vivre une passion qui les mènera en Angleterre et en Belgique. L'aventure s'achèvera en prison pour Verlaine, après qu'il a tiré dans une crise de jalousie deux balles de revolver sur Rimbaud. En prison, il retrouve la foi. Sa peine de deux ans purgée en Belgique, il enseigne en Angleterre, revient à Paris en 1875, date à laquelle Mathilde obtient le divorce et lui interdit de revoir son fils. Devenu alcoolique, vivant auprès de sa mère, il promet constamment de s'amender mais, chaque fois, retombe dans ses vices. Il va de cabarets en hôpitaux, vivant de petits emplois de fonctionnaire et du maigre gain rapporté par ses plaquettes de poésie. Ses disciples et ses amis, qui reconnaissent son génie, se cotisent pour l'aider à survivre. Verlaine, cachant sa détresse sous des coups de colère, ressemble parfois davantage à un clochard dont l'organisme est rongé par l'absinthe qu'à celui que ses pairs ont élu « prince des poètes », mais dont l'Académie française n'a pas voulu. Le « pauvre Lélian » (ainsi qu'il se surnomme — anagramme de « Paul Verlaine ») achève sa vie misérable dans un taudis, le 9 janvier 1896. Pourtant, une immense foule accompagne sa dépouille mortelle jusqu'au cimetière des Batignolles. D'abord rattaché au groupe des parnassiens, il a peu à peu recours à une expression plus libre et à une poésie vécue, obéissant aux impulsions les plus contradictoires, tantôt mystique, tantôt cynique, tantôt sensuel mais toujours d'une musicalité que nul ne peut imiter : Poèmes saturniens (1866), Fêtes galantes (1869), La Bonne Chanson (1870), Romances sans paroles (1874), Sagesse (1880), Jadis et Naguère (1884) et Parallèlement (1889).
♦ « Un Baudelaire puritain, combinaison funèbrement drolatique, sans le talent net de M. Baudelaire, avec des reflets de M. Hugo et d’Alfred de Musset ici et là : tel est M. Paul Verlaine. Pas un zeste de plus. » Barbey d’Aurevilly, 1866. ♦ « Parfois peut-être vous côtoyez de si près le rivage de la poésie que vous risquez de tomber dans la musique. Il est possible que vous ayez raison. » Banville, à Verlaine, 1885. ♦ « L’effroyable Verlaine : un Socrate moderne et un Diogène sali; du chien et de l’hyène. » Jules Renard, 1892. ♦ Ce qui était en lui essentiel, c’était sa puissance de sentir, l’accent communicatif de ses douleurs, ses audaces très nues, à la française, et ces beautés tendres et déchirantes qui n’ont d’analogue que, dans un autre art, l'Embarquement pour Cythère. » Maurice Barres. ♦ « La poésie de P. Verlaine, forme et pensée, est toute spontanée; c’est fondu à la cire perdue; elle est ou n’est pas. Rien n’y indique la retouche. La matière ne change pas, que l’inspiration soit religieuse ou libertine; c’est la même fluidité pure... et c’est presque la même sensualité. » Remy de Gourmont. ▼ «S’il n’avait point péché, il ne se fût pas repenti; s’il n’avait point été tant déchu, il n’eût point élevé si haut sa prière : c’était son destin de vivre dégradé, pour revivre dans le plus bel amour, qui est la sphère de poésie, et là même, où s’en confessant le plus loin, elle aspire le plus à la sainteté du pardon et de l’innocence. » André Suarès. ♦ « ...Il fut le publicain dans le coin le plus sale de l’Église et le pécheur en larmes qui avoue. Dans ses meilleurs poèmes qui, il faut le reconnaître, ne sont pas nombreux, on a l’impression rare, non pas d’un auteur qui parle, mais d’une âme que l’auteur ne réussit pas à empêcher de parler. » Paul Claudel. ♦ « Ce naïf est un primitif organisé, un primitif comme il n’y avait jamais eu de primitif et qui procède d’un artiste fort habile et fort conscient. » Paul Valéry.