THÉOPHILE [Théophile de Viau] 1590-1626
THÉOPHILE [Théophile de Viau] 1590-1626
Poète, né à Clairac-en-Agenais. Celui que de son vivant, déjà, l'on désignait de son seul prénom, fut le plus lu et le plus fêté de tous les poètes du siècle à son début. Huguenot qui abjure bientôt sa croyance (et même un peu plus tard et plus discrètement le catholicisme), Théophile fait partie d'une troupe de comédiens ambulants; devient gentilhomme de la Chambre du roi; fait jouer la tragédie de Pyrame et Thysbé (1617) et répand dans le public ses vers voluptueux, triomphalement accueillis. Mais des jésuites le dénoncent comme coauteur d’un «scandaleux» recueil de poèmes. Il doit s’exiler (16191621). Rentré en grâce, il publie coup sur coup deux recueils de poèmes (1621, 1623). Il bénéficie alors de la protection du duc de Montmorency qui l'héberge, en son domaine de Chantilly dans la champêtre « maison de Sylvie». Mais il est de nouveau condamné au bûcher par défaut, en 1623, pour des œuvres qu'il a vainement désavouées. On ne badinait pas avec la censure, à l'époque ; et le poète Étienne Durand, auteur des Méditations ou Livre d'amour, et des Stances sur l'inconstance, avait été condamné à mort et supplicié quatre ans auparavant. Théophile s'en tirera avec une simple incarcération à la Conciergerie, d'où il sortira vingt-cinq mois plus tard grâce à l'intervention royale, mais à ce point diminué qu’il mourra peu après, à l'âge de trente-six ans.
Que reproche-t-on à Théophile en son temps? D'être tout ensemble sceptique et ami du plaisir, c'est-à-dire, dans le vocabulaire du temps, libertin; mais surtout de ne pas l'être comme tel ou tel noble, ou riche bourgeois : entre amis, et silencieusement. Le grief, en somme, n'est pas d'ordre moral mais d'ordre esthétique: c'est en tant qu'artiste qu'il a enfreint les règles du jeu: Libre à lui d'être épicurien dans le secret de sa vie, mais non de rendre « publics » de tels principes. Or il chante le bonheur. Et c'est cela qui est insupportable; il divulgue à tous ce que savent, seuls, les privilégiés: que le bonheur existe. À l'orée du XIXe siècle, Saint-Just pourra dire que« le bonheur est une idée neuve en Europe». Neuve, oui; et, de plus, appelée, attendue désormais impatiemment par la nation tout entière. Au début du pieux XVIIe siècle, c'est un scandale, qu'on cherche à étouffer le plus possible. Il faut avoir de la passion pour les belles femmes, mais aussi pour toutes sortes de belles choses, écrit-il, [...] j'aime un beau jour, des fontaines claires, l'aspect de montagnes, l'étendue d'une grande plaine, de belles forêts; l'océan, ses vagues. Et il ajoute, pour conclure : tout ce qui touche plus particulièrement les sens... Il y revient dans un de ses Caprices :
Notre nature est assez belle Si nous savons jouir de nous.
Art de la sensation, de l'impression fugitive (nous pourrions presque parler d'impressionnisme); dans Le Matin, par exemple, et plus encore, dans La Solitude :
Un froid et ténébreux silence
Dort à l'ombre de ces ormeaux
Et les vente battent les rameaux
D'une amoureuse violence.
Précisons que si le poète est « seul » ici, c'est avec Corine (et les manuels scolaires sont bien obligés de couper le rôle trop charmant de cette belle dryade). Mais le plus étonnant chez Théophile est que cet art d'impression sait être, du même coup, un art d'expression, d'émotion, tant il sonne juste ; tant il est naturel, ardent. Et sincère en outre: ses graves et mélodieuses Élégies, sorte de journal intime versifié, portent témoignage des déboires sentimentaux de cet épicurien (Seul, je vois les forets encore désolées...). Mais avant tout, Théophile, amant de la vie réelle, est un rêveur, qui « rêve tout debout » dans tels de ses étonnants Caprices ou dans telles de ses Odes (Un corbeau devant moi croasse...). Romantique, si l'on doit croire son presque homonyme découvreur, Théophile Gautier, qui le tiendrait volontiers pour quelque « précurseur» de Musset, Hugo (et Gautier). Baroque, selon Jean Rousset; mais la notion de baroque et de baroquisme est, en France, un peu trop riche encore en malentendus lorsque l'on considère cet art comme lié à une époque. Et, surtout le qualificatif« baroque » s'applique mieux au tempérament fougueux d'un Agrippa d'Aubigné, ou d'un Du Bartas, qu'à la grâce malicieuse et délicate du libertin Théophile. Disons plutôt que, de cette époque, nommée plus clairement pré-classique, Théophile est l'un des plus chaleureux, et qu'il est sans conteste le premier des grands lyriques du XVIIe siècle. Tristan se réclamera de son exemple, et aussi Saint-Amant. Au plus fort du triomphe des « classiques » enfin, La Fontaine ne dédaignera pas de le prendre comme modèle, en particulier dans son poème Adonis, dans ses Élégies; et l'Hymne à la volupté, à la fin des Amours de Psyché, se présente comme un hommage non déguisé à Théophile, son prédécesseur («J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique / La ville, la campagne, enfin tout; il n'est rien / Qui ne me soit souverain bien / Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique»).
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