synchorèse
La synchorèse est une figure macrostructurale de second niveau, c’est-à-dire un lieu. Elle consiste en ce que, dans le discours, un locuteur prend une attitude d’apparentes reconnaissance ou acceptation d’un fait ou d’un point jusque-là nié ou caché de sa part, mais désormais obligatoirement patent, sans que cette reconnaissance ou cette acceptation engagent ou entraînent une modification réelle de sa position à l’égard d’autrui, et surtout pas un mouvement de responsabilité. Le moule de ce lieu produit en général des formes de ce genre-là : « Oui, c’est vrai, je vous ai menti sur ce point ; mais ainsi j’ai pu préserver ce qui a toujours compté le plus entre nous : continuons donc à agir bien ensemble ! » Chacun a maints exemples à l’esprit, dans l’ordre purement argumentatif. Il est plus intéressant d’essayer de voir comment la synchorèse anime des mouvements littéraires à la fois plus diffus, plus vastes, et, bien sûr, nettement plus esthétiques ; on comprendra mieux de la sorte l’importance et la portée, en pratique d’art, en littérature, du rôle des grands lieux. Voici un extrait d’une nouvelle de Le Clézio : « Ô voleur, voleur, quelle vie est la tienne?» (in La Ronde et autres faits divers, éd. Gallimard). Est-ce qu’ils savent? Mes enfants ? Non, non, eux ne savent rien, on ne peut pas leur dire, ils sont trop jeunes, ils ne comprendraient pas que leur père est devenu un voleur. Au début, je ne voulais pas le dire à ma femme, je lui disais que j’avais fini par trouver du travail, que j’étais gardien de nuit sur les chantiers, mais elle voyait bien tout ce que je ramenais, les postes de télévision, les chaînes hi-fi, les appareils ménagers, ou bien les bibelots, l’argenterie, parce que j’entreposais tout ça dans le garage, et elle a bien fini par se douter de quelque chose. Elle n ’a rien dit, mais je voyais bien qu ’elle se doutait de quelque chose. Qu’est ce qu’elle pouvait dire? Au point où nous en étions arrivés, nous n ’avions plus rien à perdre. C’était ça, ou mendier dans la rue... Elle n’a rien dit, non, mais un jour elle est entrée dans le garage pendant que je déchargeais la voiture, en attendant l’acheteur. J’avais tout de suite trouvé un bon acheteur, tu comprends, lui il gagnait gros sans courir de risques. Il avait un magasin d’électro-ménager en ville, et un autre magasin d’antiquités ailleurs, dans les environs de Paris, je crois. Il achetait tout ça au dixième de la valeur. Les antiquités, il les payait mieux, mais il ne prenait pas n ’importe quoi, il disait qu’il fallait que ça vaille la peine, parce que c’était risqué. Un jour il m’a refusé une pendule, une vieille pendule, parce qu’il m’a dit qu’il n’y en avait que trois ou quatre comme ça dans le monde, et il risquait de se faire repérer. Alors j’ai donné la pendule à ma femme, mais ça ne lui a pas plu, je crois bien qu’elle l’a jetée à la poubelle quelques jours plus tard. Peut-être que ça lui faisait peur. Oui, alors, ce jour-là, pendant que je déchargeais la fourgonnette, elle est arrivée, elle m ’a regardé, elle a un peu souri, mais je sentais bien qu ’elle était triste dans le fond, et elle m ’a dit seulement, je m’en souviens bien : il n’y a pas de danger? J’ai eu honte, je lui ai dit non, et de partir, parce que l’acheteur allait arriver, et je ne voulais pas qu’il la voie. Non, je ne voudrais pas que les enfants apprennent cela, ils sont trop jeunes. Ils croient que je travaille comme avant. Maintenant je leur dis que je travaille la nuit, et que c’est pour ça que je dois partir la nuit, et que je dors une partie de la journée. Dans ce texte assez long, on voit comment la synchorèse régit le progrès du discours. L’ensemble est encadré, à la façon d’un poème, par un système de répétition-écho qui exprime deux fois le refus du voleur que ses enfants soient au courant de son activité, avec la même justification. Cet encadrement borne l’unité textuelle. Mais il y a une variation dans l’écho-cadre, dans la mesure où c’est désormais aux seuls enfants qu’est dite l’histoire du prétendu travail nocturne. C’est qu’il y va justement de la position de celui qui parle à l’égard de sa propre responsabilité face à l’image de sa vraie, et précisément inavouable, situation. Inavouable, mais désormais patente. Et tel est bien l’enjeu de son discours. Le lieu active ici une double articulation. D’abord, par rapport à celui à qui parle le voleur, interviewer anonyme, et d’ailleurs absolument mystérieux, intervenant ex abrupto sans aucun entourage ni présentation ; le lecteur reçoit donc ce discours d’autant plus facilement comme immédiatement adressé à lui-même. La neutralité du ton, dans les paroles du voleur, correspond à une sorte de reconnaissance abstraite, figée, comme de l’extérieur, de son inavouable état : le récit anecdotique de son expérience apparaît comme un film réaliste où tout est dit, sans que le réalisateur en soit en rien partie prenante, encore moins responsable, du point de vue d’un quasi-reportage journalistique. La synchorèse agit fortement : acceptation de la misère et extériorisation totale de la responsabilité. Mais ce n’est pas le seul mouvement ici mis en branle. Le plus subtil est spéculaire : c’est l’attitude du voleur, le locuteur, à l’égard de sa femme. Il a essayé de lui cacher le plus longtemps possible la réalité, qu’il considère comme honteuse pour lui-même ; c’est un incident anecdotique qui déclenche ce qui pourrait être un drame. Non que l’autre personnage de même rang narratif que le locuteur-voleur n’ait déjà appris, sans doute par indices successifs et accumulés, la vérité ; mais l’événement dramatique singulier met brutalement, et pour la première fois, les deux personnages en présence, de telle manière que le locuteur soit matériellement et manifestement confondu, aux yeux de sa femme. C’est cette situation qui définit exactement la matière du lieu. Le locuteur s’en sort en ne disant rien, en laissant l’interlocutrice réagir, d’abord par un simple comportement physionomique, puis par une parole de commentaire sur la situation, supposant une reconnaissance mutuelle implicite, et comme naturelle, matérielle, extérieure, technique ; après seulement, il intervient oralement enfin, en tenant des propos qui enchaînent, d’une manière apparemment très neutre, sur les conséquences de la situation comme si de rien n’était, comme s’il s’agissait d’une vieille évidence. Mais, à l’autre niveau d’énonciation de ce récit par le locuteur-voleur, à l’adresse de l’interviewer et des lecteurs, il commente bien en disant : J’ai eu honte, ce qui qualifie l’intensité dramatique de la narration, tout en faisant ressortir plus pathétiquement encore la force et la densité de l’attitude du personnage. La synchorèse est donc un lieu particulièrement vivant.
=> Figure, macrostructurale, lieu, niveau; communication, concession.