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Sublime

La notion de sublime, phare dans la réflexion occidentale sur les arts et la culture, entretient avec la rhétorique des rapports aussi sensibles qu’ambigus. Nulle part mieux qu’à ce propos on ne mesure l’enjeu et l’importance de l’aspect historique de la question : celle-ci en effet est comme submergée par les diverses stratifications de sa pensée. Outre cet écran des strates interprétatives successives (qui produit une difficulté connue pour d’autres problèmes), l’ambiguïté vient de ce que le sublime ne correspond pas à l’une quelconque des catégories rhétoriques : ce n’est pas un caractère homogène à d’autres traits. Mais, simultanément et contradictoirement, la réflexion sur le sublime apparaît, se manifeste, inséparablement liée à la réflexion traditionnelle, et proprement rhétorique celle-là, sur les styles, leur hiérarchie, leurs niveaux, leur valeur. Il faut prendre acte de ce problème pour essayer de clarifier la situation. Dans la mesure où le propos, ici, est précisément rhétorique, on va s’appuyer essentiellement sur la base rhétorique de l’interrogation. Cette base, on le sait, n’est autre que le Traité du Sublime. Vu l’importance presque disproportionnée de l’œuvre dans l’histoire de notre culture (de la culture ?), et dans la mesure où il s’agit d’une situation tout à fait spécifique, on va se permettre de rappeler quelques données élémentaires et fondamentales à ce sujet. Selon les derniers états de la recherche philologique, le livre, conservé non intégralement, doit dater du Ier siècle ; son auteur est inconnu (c’est lui que l’on a parfois désigné sous le nom de pseudo-Longin ; mais en réalité, on ignore entièrement son nom), il pourrait être un juif hellénisé. Le Traité a cinq parties : sur la recherche des hautes pensées, sur les passions, sur les figures, sur l’élocution favorisant le style noble par le choix de mots et de certaines figures, sur l’élocution considérée dans la composition. Les définitions du sublime dans le Traité sont célèbres. Leur simple rappel indique immédiatement la singularité de la notion. Le sublime est la résonance d’une grande âme; il confère au discours un pouvoir, une force irrésistible qui domine entièrement l’esprit de l’auditeur Une inflexion, donc, du côté de la production du discours, du rôle de l’orateur; une seconde inflexion du côté de la réception, de l’effet produit sur les auditeurs. Un des traits essentiels apparaît aussi de la sorte : le lien entre l’élévation et la qualité des pensées, leur grandeur, et tout ce qui touche aux passions. On a même proposé une équivalence approximative entre la rhétorique des passions (le pathos) et le style sublime. Les modèles du style sublime sont Homère, Sapho, Platon, Démosthène et Thucydide, ainsi que, semble-t-il dans un second rang, Hérodote et Xénophon. C’est à leur propos que l’auteur anonyme a son développement fameux : Figurons-nous par la pensée ceci : comment Homère aurait-il dit la même chose? Avec quelle grandeur l’auraient exprimée Platon, Démosthène ou, dans l’histoire, Thucydide? Ces illustres personnages, parce qu’ils dépassent notre émulation et qu ’ils brillent particulièrement, élèveront en quelque sorte nos âmes aux dimensions que nous imaginons. Ces grands artistes sont appelés des héros (proprement des demi-dieux). Le sublime s’oppose à la froideur, au ridicule des rapprochements figurés, à l’aspect guindé et à l’enflure, à la discordance des tons, à la bassesse, à l’artifice, au puéril. Positivement, et matériellement, le sublime se manifeste à travers un arsenal figuré judicieusement employé : asyndète, hyperbate, énallage, périphrase, hyperbole (surtout appuyée sur une correspondance avec la réalité référée); on n’oubliera pas les divers procédés concernant le rythme, le nombre et l’harmonie, de même que la sélection d’un vocabulaire noble. C’est dans cet entre-deux séparant la mise en œuvre de certains tours et les vices qui peuvent s’ensuivre, des procédures techniques (surtout liées à l’élocution) et des effets produits, des qualités précisément stylistiques et de la valeur éminente des conceptions, que doit sans doute s’appréhender le plus sûrement ce qui fait l’essence du sublime. Celui-ci admettrait donc, normalement, aussi bien la simplicité que la recherche, l’unité que la variété voire la différence de ton, le raffinement comme la trivialité objectaux, la tenue comme la négligence. Allant dans le sens de cette orientation, on a pu même établir un lien entre le sublime et le dépouillement, à condition que se dégage au moins un certain éclat de la conception. C’est sous cet angle d’analyse qu’il paraît judicieux de représenter l’un des plus anciens exemples de style sublime, le bref dialogue ente Parménion et Alexandre. Parménion dit : Si j’étais toi, Alexandre, j’arrêterais la guerre. Alexandre répond : Si j’étais toi, Parménion, c’est ce que je ferais. Pas de subtilité de vocabulaire, pas de longue phrase, pas de recherche apparente ; et pourtant, impression de grandeur cinglante, d’étourdissante supériorité (à la fois du second personnage sur le premier, et de tout le dialogue sur un quelque autre type de propos rapportés), due essentiellement à une expression à la fois simple, condensée, et implacablement élégante. Celle-ci repose en réalité sur des figures comme l’asyndète, l’ellipse et l’hypozeuxe, resserrant dans un équilibre parallèle l’inversion acrobatique des positions, de manière à créer par là-même, sur le cœur et sur l’esprit, un effet saisissant, qui coupe le souffle pour l’instant de la réflexion. Le plus important réside dans la force de la véhémence, dans l’énergie, dans l’enthousiasme qui, émanant du discours réalisé et produit, emporte et ravit le cœur des auditeurs ou des lecteurs bien au-delà de la sphère spirituelle qui normalement les englobe et les mesure. Si l’on ne pense pas à cet autre aspect du sublime, on risque de ne voir dans le terme que la désignation historique d’une qualification stylistique aussi historiquement désignée par le terme de grand style. Ou encore, de ne prendre le sublime qu’à titre de caractérisation haute dans la tripartition hiérarchique des trois styles, opposée à moyen et à bas. C’est certainement à cet égard, par rapport à ce type d’adéquations et de réductions, qu’il faut comprendre l’assimilation longtemps établie entre sublime et grave. Cette assimilation privilégie en fait l’une des inflexions du sublime, sans doute la plus généralement imposante, en la liant d’autre part à une certaine optimalisation de l’exigence de décorum et de dignité, dans l’allure du tour oratoire, associée à la valeur morale et intellectuelle extrêmement haute des pensées et de la matière traitée. Dans cet ordre d’idées, et jusqu’aux temps modernes, l’assimilation sublime-grave (et même majestueux) détermine une approche des faits de style assez nettement axiologique. Car, en parallèle, et en contradiction, avec le développement de la conception selon laquelle il peut y avoir égale dignité de styles différents (voire même une perfection du style bas), se déploie la tendance à considérer un style spécialement, évidemment le style sublime, comme plus parfait, si l’on ose dire, que tous les autres, plus digne, plus admirable, comme hors catégories, ce qui veut dire au-dessus de toutes les catégories. Qui ne voit que cette conception est en réalité un piège pour la pensée du sublime, dans la mesure où elle le hiérarchise, le spécifie, le technicisé et l’enferme ? La sagesse est sans doute de revenir aux vues du Traité, selon lesquelles le sublime se signale d’abord par la violence et l’enthousiasme du souffle consubstantiel à la relation dynamique entre un texte et ses récepteurs. On peut d’ailleurs se demander si la position, tellement hypocrite, des classiques français et de leurs successeurs voulant tordre le cou à l’éloquence, n’est pas une réponse détournée, comme une révolte, face à l’abusive, et invétérée, assimilation du sublime à un niveau de style, voire à une gestion plus ou moins variée des ressources de l’abondance. On préférera ainsi relier d’emblée le savant et ancien anonyme aux philosophes modernes qui ont le plus profondément réfléchi après lui sur la question, Burke et Kant, au XVIIIe siècle. Il est certain que l’on se situe alors nettement dans le vrai domaine du concept de sublime : l’esthétique. Du point de vue de sa nature, le sublime est un ressentiment, ce qui semble constituer une aperception assez juste et féconde, assortie d’un grand pouvoir fédérateur par rapport à l’ensemble des approches précédemment évoquées. Du point de vue de sa source, le sublime vient surtout du spectacle du monde naturel, ce qui met l’accent sur la vision, non sur l’ouïe, et sur le donné, non sur l’artistique. Problème que l’on commentera en disant qu’est en réalité posé de la sorte un autre problème : celui de la représentation en art. Les tableaux, la description et l’hypotypose définissent, pour le moins, autant de figures, ou de traitements proprement rhétoriques de la représentation dont l’objet peut fort bien être la nature. Et le discours n’est pas homogène à l’un ou l’autre des sens, mais il symbolise toutes les aperceptions sensorielles (et psychiques) possibles. Parmi les matières particulièrement sensibles, tout ce qui peut provoquer l’effroi, le plaisir mêlé d’épouvante, l’horreur délicieuse, le charme terrifiant. Capital est le sentiment de la grandeur, de l’incommensurable, de l’absolu dominant, comme le déchaînement d’une tempête sur l’océan, de très hautes montagnes, des solitudes insondables, une nuit infinie, ou l’immensité écrasante d’œuvres humaines telles les pyramides d’Égypte ou la basilique Saint-Pierre de Rome, ou même les quantifications infiniment grandes ou petites des applications mathématiques ou des sciences physiques ou astronomiques. Le sublime réside dans une contradiction, ou une tension, entre le sentiment de la petitesse (du sujet) et de l’incommensurabilité (de l’objet), entre la limite de la représentation concrète et imaginaire (du spectacle) et l’illimité du mouvement rationnel de l’esprit provoqué à cette confrontation, entre la sensation de force absolue, démesurée, inhumainement violente, et le sentiment de charme non moins absolu qui y attache comme par un désir. Le sublime relève donc d’un jugement réflexif, d’une appréhension immédiate, non pas sur l’objet, mais sur la relation du sujet confronté à l’objet ; ce ressentiment est inséparable d’une culture des récepteurs, culture qui détermine seule les conditions de conscience nécessaires à l’émergence du sentiment de contradiction ou de tension dont on fait état ; l’objet reçu comme sublime ravit effectivement en dehors de toute finalité de sa production, et au-delà des limites de la norme humaine : on a réellement à la fois comme l’impression, l’appréhension, et le désir caché que tout pourrait dès lors s’arrêter, s’écrouler, s’abolir. Comme idée, le sublime constitue, à travers l’esthétique, le lien royal entre le rhétorique et le littéraire ; il permet de penser une sorte de magnification de l’art verbal, l’arrachant à son rôle pragmatique et l’approchant des zones terrifiantes, mais enthousiasmantes, du sacré et du surhumain, du divin : de l’héroïque. Il est emblématique, et normal, que cette idée soit née dans la plus belle floraison de la rhétorique classique, à l’époque impériale, dans un univers hellénique, peut-être juif, puisque la pensée du sublime illustre l’épanouissement d’un bouquet où se marie la raison et le sacré, la culture, la force et la vie.

=> Éloquence, orateur, oratoire, discours; élocution, disposition, composition; niveau, style, genre ; grand style, bas, moyen, élevé, soutenu, noble, froideur, enflure, recherché, simple; décorum, dignité, abondance, élégance, énergie, variété, véhémence; nombreux; passions; figure, énallage, hyperbate, asyndète, ellipse, hypozeuxe, périphrase, hyperbole, description, tableau, hypotypose; qualités, vices.

SUBLIME nom masc. - Ce qui peut se rencontrer de plus élevé dans l’art, la pensée ou l’existence. ÉTYM. : du latin sublimis = « élevé dans les airs ». D’origine antique, le concept de sublime a joué un rôle essentiel dans l’esthétique classique. Il y désignait cette élévation suprême de l’esprit qui se rencontre particulièrement dans les grands genres et se traduit par ces sentiments et pensées nobles qui bouleversent l’âme et lui désignent l’infini. Le terme a été repris par Victor Hugo qui définit le drame, et d’une manière plus générale l’esthétique romantique, comme participant à la fois du sublime et du grotesque. —► Grotesque

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