STENDHAL (Pseudonyme de Henri Beyle) (1783-1842)
Les masques de l’écrivain
L’œuvre entière de Stendhal n’est peut-être qu’une grande autobiographie où la matière de la vie est présente à chaque page. Mais cette proximité est trompeuse et les pseudonymes divers de l’auteur suffisent à nous en avertir. Romantique sans l’être, diplomate sans entrain, romancier égotiste, le personnage est ondoyant et multiple. Né à Grenoble, le jeune Henri Beyle perd sa mère très tôt, vit un temps sous la coupe d’un précepteur-tyran (l’abbé Raillane) avant de suivre les cours de l’Ecole centrale de l’Isère. Il vient ensuite à Paris, entre dans l’armée, passe à Milan pour la première fois avant de démissionner. Pendant ce temps, le Journal a commencé et il durera deux décennies (publ. en 1888) : il n’est pas incompatible avec un goût très vif pour le théâtre et les actrices... Mais le jeune homme a aussi envie de réussir et il tente sa chance dans le commerce, puis dans l’administration impériale où il s’élève assez rapidement : missions, voyages nombreux, amours et carrière occupent des années peu propices à l’écriture. Le retour des Bourbons va changer les choses puisque se succèdent le plagiat des Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase (1815, sous le pseudonyme de Louis-Alexandre-César Bombet), une Histoire de la peinture en Italie (1817), et surtout Rome, Naples et Florence, [en 1817] (édité seulement en 1826) signé « M. de Stendhal, officier de cavalerie ». Au milieu des aller et retour entre la France et l’Italie (il est chassé de Milan en 1821), celui qui est maintenant Stendhal s’affirme romantique au sens où le « romanticisme » définit pour lui une littérature actuelle, vraiment contemporaine, formellement libérée : Racine et Shakespeare I et II (1823 et 1825), après d’autres essais et articles, formule ces thèses. Ce sont moins celles d’un groupe que celles d’un auteur qui cherche à se définir dans ses goûts esthétiques (des textes sur l’art, et en particulier la musique), dans son univers psychologique (De l'amour, 1822), dans ses choix littéraires. Armance (1827), le roman de l’impuissance, va traduire lés mêmes préoccupations, mais le livre marque une rupture avec cette forme nouvelle que Stendhal reprend et affirme mieux avec le Rouge et le Noir (1830), construit sur un fait divers de l’époque : l’auteur qui se cherchait est devenu un maître qui joint l’observation aiguë du petit fait vrai à l’orchestration sombre d’un mythe, celui du désir ambitieux. Mais la démarche autobiographique ne s’est pas interrompue pour autant et, après les Promenades dans Rome (1829), on peut réunir dans un même ensemble des écrits comme les Souvenirs d'égotisme (1832, publ. en 1892) et la Vie de Henry Brulard (1835-1836, publ. en 1890) où Stendhal retrouve la veine du Journal. Tout comme les œuvres précédentes, Lucien Leuwen (publ. en 1894) et Lamiel (publ. en 1889) resteront longtemps inédits : le jeune polytechnicien, la révoltée libertine, malgré le caractère inabouti des romans, appartiennent cependant à ces figures fortes de Stendhal que l’on trouve aussi dans les Chroniques italiennes (l'Abbesse de Castro et trois autres textes réunis en 1839). On découvre d’ailleurs encore une fois l’Italie et la jeunesse avec la Chartreuse de Parme (1839), écrite en deux mois, où caracole le sublime Fabrice, digne pendant au Julien de le Rouge et le Noir. Après la révolution de 1830, Stendhal a obtenu un poste de consul à Trieste, mais le refus des Autrichiens l’amène finalement à Civita-Vecchia. Un peu dégoûté de l’administration et des tâches diplomatiques sans éclat, il se met en congé, revient en France, repart pour l’Italie, continuant ce perpétuel échange entre ses deux patries. Il meurt en France au mois de mars 1842, mais le « purgatoire » durera longtemps pour ses œuvres qui ne seront vraiment lues que par les générations de la fin du siècle.
Lucidité et humour
Les pages de Stendhal sur le « romanticisme », sa « chronique de 1830 » (sous-titre de le Rouge et le Noir), sa modernité même, consciente et revendiquée, tout cela ne doit pas cacher un premier paradoxe : Stendhal est d’abord un homme du xviiie siècle. Une certaine façon d’aborder les êtres et les choses rappelle en lui les Lumières (à travers sans doute, les Idéologues, comme Destutt de Tracy, qui en sont les héritiers) : en particulier la place toujours accordée à la raison, à une intelligence lucide et railleuse qui ne s’en laisse pas accroire, même par le rationalisme étroit de la bourgeoisie. Entre autres cibles, l’Église et la religion institutionnelle sont vues le plus souvent comme des soutiens du régime en place, des lieux privilégiés de l’hypocrisie et de l’arrivisme. Si bien que le poids d’humanité de quelques bons prêtres ne fait pas oublier les multiples abbés Raillane qui prolifèrent. La société laïque, il faut le dire, n’est pas meilleure et le regard de Stendhal y trouve une autre source de pessimisme : de l’arrivisme et non de l’ambition, non pas des projets ou des passions mais une avidité médiocre. À Verrières, par exemple, de l’artisan au notable, c’est la belle idée de « revenu » qui occupe tous les esprits ! Dira-t-on alors que, à côté de l’ignoble bourgeoisie, l’aristocratie a conservé une certaine noblesse morale ? On peut en douter quand Stendhal nous parle dans le Rouge et le Noir de ce salon du marquis de La Mole peuplé d’arrogants imbéciles qui veulent donner dix ans de basse-fosse au plus grand poète de l’époque : « la moindre idée vive semblait une grossièreté » ; et Stendhal précise, reprenant le ton de Figaro : « Pourvu qu’on ne plaisantât ni de Dieu, ni des prêtres, ni du roi [...] ; pourvu qu’on ne dît de bien ni de Béranger, ni des journaux de l’opposition, ni de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler ; pourvu seulement qu’on ne parlât jamais politique, on pouvait librement raisonner de tout » ! Rousseau, Beaumarchais : on sent bien, à travers ces noms, la virulence critique de Stendhal et les valeurs qui la justifient : la raison, bien sûr, qu’illustrerait, sur un autre plan, le goût des mathématiques, mais aussi, face à une société fausse et à une histoire déprimante, un mélange inédit de droite et de gauche, d’élitisme et d’idées libérales, de cynisme et de générosité, et surtout de liberté. « Je ne veux pas être domestique », dira Julien dont les ambitions sont sûrement sociales, mais aussi existentielles. Le moyen littéraire de cette critique et de ce recul individualiste, c’est d’abord une forme d’humour qui cherche en toutes choses la distance entre l’apparence, ou le discours, et la réalité, par exemple entre l’épopée guerrière et le concret, les faits vécus de la bataille de Waterloo : le héros de la Chartreuse de Parme y sera « fort peu héros ». De la même façon, Stendhal lutte contre un certain nombre de clichés, d’idées ou de phrases toutes faites dont on montrera le creux ou l’emphase : réaction d’écrivain, peut-être, mais qui montre aussi l’esprit libre. Enfin, on trouverait également chez Stendhal un certain nombre de caricatures où il s’amuse à détailler tous les ridicules d’un fantoche, toutes les laideurs d’un monstre moral : la vie sociale, dans son monde romanesque, devient alors clairement ce qu’on sent bien qu’elle est dans le monde réel, c’est-à-dire une comédie où la masse des personnages mérite le mépris. Que reste-t-il alors de ce tableau décourageant ? Parfois une révolte, comme celle de Julien ; plus souvent une connaissance qui est peut-être le début d’un salut : « Presque tous les malheurs de la vie viennent des fausses idées que nous avons sur ce qui nous arrive. Connaître à fond les hommes, juger sainement des événements est donc un grand pas vers le bonheur ». Le rapprochement pourrait être tenté avec Balzac où l’on trouverait dans la passion de connaître un même ressort narratif : chez Stendhal, cependant, cela ne débouche pas sur un univers riche de mystères et de visions. Les hommes, pour lui, sont ce qu’ils sont et, le plus souvent, on peut en faire le tour avec lucidité.
Un égotisme de l’énergie
Il est cependant des êtres d’exception qu’on ne peut définir aussi vite, face auxquels le cynisme est sans prise. La psychologie doit ici se faire plus fine, même si quelques constantes apparaissent nettement : un grand pouvoir de passion et de séduction, pour l’essentiel, qui les met au-dessus des autres hommes, qui les amène à se rejoindre entre eux, en fait une élite et en même temps les met à part, toute supériorité étant exil. Julien, Fabrice, Lucien sont donc des passionnés au même titre que les grands artistes et les grands capitaines, qu’ils sont peut-être à leur manière, dans leur registre ; il est même logique qu’ils ne puissent trouver leur bonheur que dans les décors où ils découvriront l’écho de leur propre sublimité. On sait par exemple la fréquence, chez Stendhal, de ces visions surplombantes (les montagnes, la tour Farnèse) qui élargissent le paysage et traduisent une supériorité morale dans le regard du contemplateur ; malgré (à cause de ?) leurs crimes, leurs erreurs, ou ce qui passe pour tel aux yeux du vulgaire, ils voient la vie d’en haut et leur œil en prend possession. Malgré leurs différences, ils ont donc cette grandeur en commun, à laquelle s’ajoutent presque toujours la jeunesse et la beauté, et cette individualité spécifique qui les empêche de se commettre avec la foule. On peut alors faire le rapprochement entre l’attitude des personnages de Stendhal et la sienne propre dans son entreprise autobiographique — et cela malgré la distance que l’auteur prend souvent avec ses héros. Le « beylisme » consiste, en effet, à ne pas être dupe, d’abord, de la comédie sociale, à en rire sous cape, à la juger, à s’en séparer, par hygiène. Il consiste, dans un second temps, à cultiver l’originalité propre d’un tempérament conscient de soi : goûts, dégoûts, jugements, langage propre (par exemple avec des mots italiens ou anglais, si fréquents chez Stendhal), tout est noté avec cette intimité et en même temps cette distance par rapport à soi qu’on appelle l’égotisme : un dandysme réfléchi. L’introspection est déjà fréquente chez Julien ou Fabrice qu’on peut regarder comme des figures beyliennes transposées, et jugées parfois dans les interventions désinvoltes du narrateur. Mais c’est évidemment dans le Journal, les Souvenirs d'égotisme, la Vie de Henry Brulard qu’on trouvera ce qui apparaît alors comme le cœur de l’œuvre, ce qui la structure et l’anime. Certains y verront la vérité d’Henri Beyle qui subirait ensuite les métamorphoses littéraires du roman ; d’autres parleront de brouillons narcissiques sans intérêt. Il est plus juste d’y découvrir déjà une démarche personnelle et esthétique : plutôt que de vérité, il s’agirait alors de sincérité, comme chez Rousseau, c’est-à-dire de la qualité d’une écriture interrogeant cette première personne qui parle, montre ses contradictions et ses faiblesses, dialogue avec soi-même, y compris par l’intermédiaire d’un lecteur supposé, juge et complice. Tout devient alors miroir, occasion d’une définition toujours à reprendre, d’un portrait évolutif : les paysages, les salons, les êtres, les livres, les musiques, les petits détails de la vie quotidienne. Et c’est précisément ce mouvement qui empêche toute complaisance, toute pose : d’abord parce que le personnage qui dit « je » se fracture, ironise à son propos et s’examine en spectateur : lui aussi peut être hypocrite, brutal ou maladroit ; mais surtout une entreprise est à l’œuvre dans l’œuvre qui le décale par rapport à lui-même, lui donne une identité d’écrivain sous le masque de l’homme privé.
Art et bonheur
Cette démarche, dont l’écriture fait partie en même temps qu’elle la traduit, est probablement une recherche du bonheur qui pourrait rappeler une fois encore le xvme siècle. Dans En lisant, en écrivant, Julien Gracq voit ainsi dans l’Italie de Stendhal « le plus bel exemple de cristallisation que rien n’a pu dissoudre », « une présence délicieusement passive et congéable, comme celle d’une femme aimée qui ne serait là que quand on l’appelle ». L’Italie est donc un pays onirique, le lieu, en plus, où s’épanouit le mieux l’amour à propos duquel Stendhal propose cette image de la cristallisation. C’est aussi le lieu du théâtre, de l’opéra, le lieu de la Scala et plus généralement de la beauté sous toutes ses formes. Rome, Naples et Florence rappelle à chaque page la griserie de se trouver dans ce paradis esthétique : « Absorbé par la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés ». « Sublime », « émotion », « sensations célestes » : à travers ce vocabulaire venu du siècle précédent, on voit donc que l’Italie élève l’âme. Pays superlatif, elle est poétique en soi, et sa beauté se définit par la promesse de bonheur qu’elle semble offrir, par le halo merveilleux dont elle entoure les personnages et les paysages : par opposition à une France prosaïque, le pays de l’amour, de l’art et de la douceur de vivre. Au-delà de l’Italie, on tiendrait là une des raisons d’être de l’écriture stendhalienne : comme l’amoureux invente son amour et l’objet aimé, l’écrivain se crée un monde différent où des êtres d’exception, jeunes, beaux et sensibles, mènent une existence légère et dorée. Ce serait donc une erreur que de définir ces livres uniquement par l’observation, la vérité historique ou sociale — qu’ils contiennent aussi, dans une certaine mesure ; la psychologie même de Stendhal serait plus une algèbre inventée et personnelle qu’une vérité d’observation. Tout ce qui fait la matière dense d’un Balzac, l’argent, les classes sociales, les objets, tout cela laisse la place à une sorte de féerie merveilleuse qu’on trouverait même dans l’imagination de Julien plongé dans les livres, se rêvant homme d’action plus qu’il ne l’est vraiment. Les livres (le Mémorial de Sainte-Hélène, par exemple) peuvent donc être l’occasion de tels voyages oniriques ; mais la peinture, également, propose souvent une vision idéale du monde réel. Quant à la musique, elle offre une forme de transcendance indicible, et en particulier l’opéra, réunion de tous les arts, défi lancé à l’expression et à la littérature. On pourrait imaginer alors une opposition entre le cynisme, en tout cas l’attitude critique et « réaliste » de Stendhal, et d’autre part ce monde romanesque qu’il construit, y compris dans le Rouge et le Noir, lorsque l’imagination de Julien, au-delà de l’ambition sociale, l’amène à des visions de gloire, à des chimères. La vraie réponse consiste à montrer que la société critiquée dans ses laideurs et son idéologie conduit justement à rêver d’autre chose, tout comme le théâtre, pour Stendhal, double et compense la vie réelle. On peut sortir ainsi de cette société de commerçants, où tout s’achète et tout se vend, ce qui explique au passage qu’on ne puisse aimer que ce qui ne s’achète pas — et qu’on ne possède pas (cf. la question de l’impuissance dans Armancé). D’autre part, ce monde idéal n’a rien d’acquis, il est promesse, rêve, aspiration, et c’est bien cette aspiration qui explique en fin de compte le mouvement des livres de Stendhal : leur rapidité tient à l’énergie des protagonistes, attachés précisément à combler cet écart entre ce qui est et ce qui devrait être. Stendhal ou la puissance de l’idéal dans la réalité.
« Allegro vivace »...
S’ajoute à cela une impression de liberté qui est due sans doute à l’imprévisibilité du parcours de ces personnages, régi toujours par l’occasion, la chance et la malchance beaucoup plus que par un projet ou une volonté : Julien n’est pas Rastignac, ses ambitions existent, mais sa vie ne semble pas leur obéir. Compensée sur un autre plan par la complicité qui nous lie à l’auteur, à ses allusions, à la distance qu’il peut prendre par rapport au récit, il y a donc une insécurité fondamentale dans les livres de Stendhal : elle est faite de ce mouvement des personnages qui rejoint leurs incertitudes psychologiques, leur recherche personnelle. Incertains, mobiles, partagés, légers, ils ressemblent à un motif de musique italienne : surtout, ils rejoignent sur le plan de la fiction le moi divers et problématique des textes autobiographiques. Cette unité semble s’opposer à la diversité peu homogène de l’œuvre stendhalienne : si celle-ci paraît a posteriori s’acheminer logiquement vers le roman, elle est pourtant constituée de pages dans tous les genres, du journal à la traduction, de l’essai à la critique d’art, sans parler des œuvres inachevées, projets, ébauches, notes... Mais cette multiplicité a sa logique dans l’unité des thèmes qu’on a essayé de mettre en valeur. Tout part de cette intelligence de soi et de ces contradictions qu’une écriture essaie de rassembler et d’assumer. Mise en scène de l'ego, si l’on veut, mais dont les difficultés attestent d’un effort sincère : la fiction romanesque introduit alors une forme d’ensemble et la continuité d’un récit qui remplace l’unité fragmentée de l’autobiographie. Il n’en reste pas moins que dans les deux cas Stendhal se donne un lecteur intelligent, capable à chaque fois de faire le lien. Si l’architecture solide de le Rouge et le Noir semble serrée, le livre présente quand même un certain nombre d’ellipses, d’asyndètes (grammaticales ou narratives) qui feront l’essentiel, plus tard, de la Chartreuse. Julien Gracq parle, à propos de Stendhal, d’une écriture « au débotté », relevant moins des harmonies de l’arpenteur que d’une mécanique des fluides : « les idées me galopent », dit Stendhal qui ajoute : « je ne fais pas de plan ». Peut-être est-ce dans cette désinvolture, dans ces nuances et ces gambades (cf. par exemple le jeu des épigraphes par rapport aux chapitres) que réside le charme de cet auteur : c’est nous, lecteurs, qui sommes chargés de comprendre le mouvement de cette écriture capricieuse et changeante. Stendhal prévoyait lui-même qu’on ne le lirait qu’en 1880, à cause sans doute d’une telle exigence : il est vrai que ses livres supposent qu’on participe à un jeu littéraire subtil, qu’on sache découvrir les sens multiples qu’ils recèlent. Mais cette difficulté est indissociable de la modernité de Stendhal.