SPINOZA
SPINOZA (Baruch de). Philosophe hollandais (1632-1677), d'origine juive. Après une éducation typiquement hébraïque, Spinoza fut influencé par un courant mystique inspiré de Maïmonide, fréquenta des chrétiens, des théosophes et diverses sectes et fut exclu de sa communauté. D'esprit très indépendant, il refusa toute pension, toute offre de chaire d'enseignement, et vécut pauvrement de son métier de polisseur de verres de lunettes. Il mourut à quarante-quatre ans. Son œuvre majeure est l'Éthique (1677). Il avait écrit auparavant un traité, en latin, sur la Purification de l'entendement, une étude sur les Principes de la philosophie de Descartes (1663) et un Traité théologico-politique (1670). Sa correspondance est importante. Pour Spinoza, s'il faut purifier l'entendement, c'est pour que l'esprit connaisse le mieux possible. Il y a trois genres de connaissance : par ouï-dire ou connaissance vague ; par raison, en déduisant un effet de sa cause ; ou en parvenant à l'intuition, en voyant la vérité avec le regard de l'esprit. En cela consiste la connaissance parfaite. L'Éthique se présente sous une forme mathématique. Elle se compose de définitions, d'axiomes, de propositions, de démonstrations et de corollaires de ces démonstrations. Dans son ensemble, elle montre la dépendance de toutes choses à l'égard de Dieu. Dieu est l'unique substance. Les choses que nous connaissons n'en sont que les modalités. Spinoza reprend la distinction scolastique entre la nature naturante et la nature naturée. Pour lui, la nature naturante, c'est Dieu et ses attributs, en nombre infini (dont nous ne connaissons que la Pensée et l'Etendue). La nature naturée, ce sont tous les modes qui découlent de ces attributs (Éth. I, 29, sc.). L'homme est fait d'un corps et d'une âme, c'est-à-dire d'un mode fini de l'étendue et d'un mode fini de la pensée. En ce sens, l'âme est l'idée du corps. Toute idée d'un mode fini est d’abord inadéquate, puisque tout mode fini a sa cause hors de lui. L'homme dépend donc d'un cours de la nature qu'il ignore complètement. Il est alors inintelligible à lui-même. Mais le travail de la philosophie est de nous amener à une connaissance exacte, à nous donner de Dieu et des principes de la nature une idée adéquate lorsque nous savons que toutes choses, y compris nous-mêmes, se déduisent nécessairement de Dieu. Quand nous avons suffisamment épuré notre connaissance, nous voyons, dans une intuition lumineuse, notre individu découler, en ce qu'il a de singulier, de la nature de Dieu. Se connaître de cette manière, c'est arriver à la vie éternelle. La vie éternelle est une nouvelle manière de se comprendre. L'être singulier se conçoit comme éternel, étant donné qu'il est un aspect de la nature et des attributs de Dieu. La raison accueille tout ce qui est positif dans les passions. Vaincre une passion, c'est la connaître, c'est-à-dire parvenir à une idée adéquate de l'affection qu'elle enveloppe. Toute connaissance adéquate de notre affection exprime la perfection et la puissance de notre être. Elle s'accompagne donc de joie. Cette joie est rapportée à sa cause véritable, Dieu, principe des lois éternelles. On parvient ainsi à un amour de Dieu fondé sur des idées adéquates. La parfaite connaissance de l'homme en Dieu donne la joie éternelle et la béatitude, qui est amour intellectuel de Dieu. La tendance de Spinoza, dans le Traité théologico-politique, est d'expurger la religion de tout enseignement théologique et de n’en accepter que les préceptes conformes à la lumière naturelle. Il a donc soutenu des positions rationalistes qui encouragent la pratique de la vertu, et défendu une religion qui serait indépendante des croyances et des rites qui séparent les communautés. Il a préconisé la tolérance et s’est voulu le protecteur de la liberté de penser. On a pu dire de Spinoza qu'il était «ivre de Dieu». Les objections majeures qui lui ont été adressées portent sur la négation de la Providence, des causes finales, du libre arbitre, la critique de l’autorité des livres saints et le panthéisme. Son panthéisme a été discuté. D'excellents critiques (Delbos) ont également fait observer que son idée de Dieu avait évolué et qu'après avoir écrit «Dieu n’aime ni ne hait personne» il avait fini par modifier cette manière de voir.
Philosophe hollandais d'origine juive (sa famille venait du Portugal et appartenait à la communauté des Marranes). Sa formation inclut aussi bien des études talmudiques que latines. Il entre très tôt en contact avec des milieux divers : protestants, libertins, juifs libéraux - qui se côtoient dans une Hollande à l'époque réputée (en bien comme en mal) pour la liberté intellectuelle dont on y jouit. Bien qu'il n'ait encore rien publié, il est excommunié par les autorités juives dès 1656, déjà célèbre pour ses positions peu orthodoxes. Après avoir travaillé dans la maison de commerce paternelle, il vivra jusqu'à la fin de sa vie de la taille des verres optiques. En 1660, il forme un cercle d'études avec des protestants non calvinistes et publie trois ans plus tard ses Principes de philosophie cartésienne. En 1670, alors qu'il travaille déjà à L'Éthique, il fait paraître anonymement le Tractatus theologico politicus : le scandale est suffisant pour qu'il renonce à faire imprimer L'Éthique, qui paraîtra, avec ses autres textes importants, seulement quelques mois après sa mort.
♦ Spinoza est le type même de l'esprit épris de rigueur et d'une indépendance dans tous les domaines (philosophique, religieux, politique) telle qu'elle lui attirera l'hostilité de tous les milieux (catholique, juif, calviniste et même philosophique). La richesse de sa formation intellectuelle l'amène rapidement à se séparer du cartésianisme strict sur des points notables : pour en vaincre le dualisme, il conçoit Dieu comme totalement immanent dans l'univers, l'étendue et la pensée devenant ses attributs, ou formes essentielles, désormais unifiés dans sa substance infinie. En outre, il entend étendre à tous les domaines le modèle mathématique de la connaissance rationnelle (l'expérience ne recelant pas en elle de critère permettant de distinguer réel et imaginaire), substituant ainsi le quantitatif au qualitatif, qui lui paraît toujours relever d'une approche du réel trop influencée par l'imagination - dont dépendent aussi bien le finalisme que la croyance en la liberté. Si l'idée que le monde obéit globalement à une intention est pour Spinoza le préjugé le plus répandu, c'est parce qu’elle est produite par la conscience humaine corrélativement à sa croyance au libre arbitre : il s'agit de remplacer ces deux erreurs par l'exploration de l’enchaînement universel des causes et des effets, la connaissance de l’homme lui-même relevant du déterminisme (ce qui autorise des commentateurs à voir en Spinoza l'initiateur des sciences humaines). Parce qu'il est ainsi toujours déterminé par des causes extérieures - même sans le savoir - l'homme s'imagine également que les valeurs (le Bien, le Beau, etc.) sont dotées d'une existence substantielle. En fait, il n'en est rien ; la valeur est toujours relative à une situation donnée - son étude participe donc à la fois d'une généalogie et d'une ontologie, c'est-à-dire qu'il faut trouver dans l’homme un principe d'existence qui donne sens à ce qu’il peut vivre : ce sera le désir (« essence de l’homme »), qui affecte simultanément le corps et l'esprit et affirme une tendance à persévérer dans l'être (conatus). Dès lors, le Bon, par exemple, n’est rien d'autre que « ce que nous savons avec certitude qui nous est un moyen de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons » [L'Éthique, V). Mais le désir, dans l'homme, c'est-à-dire au niveau de la singularité, est l'exact semblable de la substance dans l'Être, c'est-à-dire au-delà de toute détermination : dans Dieu ou dans la Nature, puisque ces deux concepts sont pour Spinoza synonymes. De part et d'autre, on trouve la puissance d'exister - et, par le désir, de jouir de cette existence, dans la Substance, d'en disposer. Si l’ontologie fonde ainsi une anthropologie philosophique, cette dernière à son tour rend possible une éthique (qui permettra de passer de la servitude à l'égard des passions à la liberté) - dont l'actualisation doit être facilitée par une politique, dans la mesure où des institutions correctement organisées doivent faciliter la libération humaine en s'éloignant de la violence naturelle. Une telle pensée, assez inclassable (ni idéaliste, ni réaliste, ni utopiste...), et qui ambitionne d'accéder à la sagesse et à la joie par la conscience de l'intégration de l'individu dans la totalité, valut à son auteur les accusations d'athéisme aussi bien que de panthéisme. Mais elle ne tarda pas à irriguer la philosophie, qu'il s'agisse du matérialisme français du XVIIIe siècle ou de l’idéalisme allemand du xixe siècle : Hegel saluera en Spinoza le philosophe majeur des temps modernes.
♦ Le Traité sur la réforme de l’entendement (publié dans les œuvres posthumes en 1677, il a été rédigé avant L'Éthique), bien qu'inachevé, peut être lu comme une justification de L'Éthique. L'ouvrage commence par une sorte de confession où Spinoza raconte comment il en est venu à concevoir que la jouissance des biens finis représentait pour lui un péril, et qu'il vaut mieux risquer la conquête du salut éternel par l'amour d'un bien infini. En attendant de le gagner, on observera une « morale provisoire », qui prêche modestie et modération. Le Traité distingue quatre modes de connaissance hiérarchisés : - par ouï-dire ; - par l'expérience simplement empirique ; - rationnelle (par la causalité) ; - intuitive, qui saisit la chose dans son essence ou sa cause immédiate.
Si la connaissance rationnelle est évidemment préférable à l'empirique, elle reste malgré tout liée à la connaissance de l’esprit lui-même, et demeure en danger de s'égarer dans une série infinie de causes, sauf si elle accède intuitivement à une raison génératrice nous permettant de saisir comment les effets découlent des causes. Spinoza montre ensuite comment l'idée que nous avons de l'Être infiniment parfait nous offre un critère pour reconnaître la vérité. Mais pour cerner cette idée, une méthode est nécessaire, afin de séparer les idées vraies des perceptions fallacieuses, d'énoncer des définitions précises (qui assurent que l'on comprenne clairement la cause de la chose et ses propriétés), et d’éviter les pertes de temps avec les idées inutiles. Bien que le Traité s’interrompe au début de sa seconde partie, il montre que la fonction première de la philosophie est d'épurer l'idée qui est au fondement de toutes les autres : celle de Dieu. Démarche d'autant plus nécessaire que « nous ne pouvons rien comprendre à la Nature sans une connaissance plus large de la Cause première, c'est-à-dire de Dieu ».
♦ L’Éthique
Rédigé à partir de 1661 et longuement remanié, cet ouvrage capital se présente, ainsi que le précise son titre complet, sous une forme originale : l'Éthique est ici démontrée suivant l'ordre géométrique et divisée en cinq parties. C'est évidemment le premier caractère qui fait problème, révélant combien Spinoza tient à présenter sa pensée sous l'aspect d'un système cohérent et parfaitement logique - en déduisant ses théorèmes et corollaires des définitions et axiomes préalablement énoncés. Mais surtout, les concepts n'y renvoient jamais à autre chose qu'à la définition qui en est fournie dans le livre même, bien qu'ils puissent recourir à des appellations traditionnelles (« éternité », « béatitude », etc.). Ainsi, « Dieu » par exemple n’est pas pris au sens classique (chrétien ou juif) : il est au contraire employé comme le synonyme exact de la Nature (Deus sive Natura : Dieu, c'est-à-dire la Nature). C'est de Dieu et de la nature de l'âme que traitent les deux premières parties : « être absolument infini », Dieu est substance (« ce qui est en soi et est conçu par soi »), constituée par une infinité d'attributs (que l'entendement perçoit comme constituant son essence) : c'est par eux qu'il se livre à l'intelligence de l'homme, en particulier comme Étendue et comme Pensée. La classique « transcendance » de Dieu doit dès lors n'être interprétée que comme l'infinité des attributs qui le composent dans l'absolu. Quant aux êtres singuliers, ils sont déterminés par les modes ou affections de cette Substance. C'est par rapport à ce système ternaire de l'Être que l'on peut distinguer la Nature naturante et la Nature naturée : la première désigne la substance divine comme productrice (de soi et de tout le reste), la seconde cette même substance considérée dans ses produits mêmes, c'est-à-dire dans les choses. C'est au Livre III (De l'origine et de la nature des affections) que se trouve l'analyse du désir, sans doute le moment clef de L'Éthique. Alors que les philosophes définissent traditionnellement le désir par le manque et l'absence d'être, il est pour Spinoza un mouvement positif : effort à persévérer dans l’être qui fait exister l'homme comme matière et comme esprit, puisqu'il renvoie simultanément aux idées de l'esprit et aux mouvements du corps. De plus, ce désir fait écho à la Substance et à ses deux attributs (Pensée et Étendue) : ainsi, l'homme participe de la totalité de la Nature par ce qui le fait exister. Comme mouvement vers l'être, le désir est fondamentalement désir de la joie - ou de la saisie de l'existence propre comme accroissement. Mais il peut dévier vers la tristesse -qui sanctionne la déception du désir. C'est ce qui se produit lorsque l'imagination entraîne la servitude (Livre IV) : précisément parce que l'homme s'efforce d'imaginer ce qui accroît sa puissance, le désir peut se laisser piéger par des fins inadéquates, des « affects passifs » déterminant une servitude passionnelle dans laquelle l'individu ne saisit le monde que par rapport à lui. A l'inverse, si la conscience de soi s'oriente vers la connaissance véritable (celle du déterminisme), elle peut accéder aux idées adéquates par rapport au monde et ainsi à la vraie liberté : le sage, l'homme libre, se réfère à la totalité de l'univers (Livre V). Puisque le bien se définit par rapport au désir (et non le contraire), la réorientation de ce dernier signifie son approfondissement et sa re-définition : « l'Amour intellectuel de Dieu, qui naît du troisième genre de connaissance, est éternel », il apporte « la béatitude », qui « n'est pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même ». Ainsi la transition de l'asservissement à la liberté peut s'opérer sans référence à une transcendance classique : elle dépend du recentrement du désir lui-même et de l'homme qui, passant des illusions produites par l'imagination à la saisie adéquate de soi par rapport à la totalité de l'univers, fait accéder à une connaissance réflexive de soi qui mène à la sagesse.
♦ Traité politique (Tractatus politicus)
Le titre complet de l'ouvrage, rédigé par Spinoza peu avant sa mort, en explicite les intentions : Traité politique dans lequel on démontre de quelle manière on doit instituer une société où le gouvernement monarchique est en vigueur, de même que celle où les Grands gouvernent, pour qu'elle ne dégénère pas en tyrannie, et que la Paix et la Liberté des citoyens demeurent inviolées. La démonstration y est systématique, à l'inverse du Traité théologico-politique de 1670, plus marqué par les débats politiques du moment. Sur le plan individuel, Spinoza admet que chaque homme « a autant de droit qu'il a de force », pourvu qu'il agisse selon les lois de la nature, c'est-à-dire qu'il obéisse à sa propre tendance à persévérer dans son être. Toutefois, le droit naturel ne se réalise authentiquement que si l'individu s'intègre dans une société qui en constituera la garantie : le droit du gouvernement lui donne la possibilité de prendre appui sur la force collective, d'autant plus importante que le droit ainsi déterminé sera plus universel. Ainsi l'État ne détruit pas les passions individuelles : il en modifie les orientations ; quand les passions se déploient dans une société organisée par les lois, elles peuvent devenir positives. C'est donc l'articulation des désirs et des lois qui confère au corps politique une stabilité maximale, et à ses membres une véritable souveraineté. Dans leur évolution historique, les Etats gagnent en rationalité pendant que leurs sujets se transforment en citoyens de plus en plus nombreux. L'État le meilleur n'a pas à être imaginé au-delà des formes déjà existantes, dans l'utopie : il doit travailler à conférer le pouvoir au plus grand nombre dans le cadre de la loi, à assurer la conversion des passions et la paix - qui n'est pas une simple absence de conflit, mais une concorde productive. La tyrannie et la monarchie absolue sont incompatibles avec de tels objectifs ; en revanche, une monarchie tempérée, une aristocratie dotée d'un patriarcat nombreux, et une démocratie inspirée par le droit, telles qu'elles sont historiquement attestées, peuvent les réaliser, puisqu'elles ont en commun, entre autres caractères positifs, l'exercice de l'autorité par des assemblées représentatives et la liberté de pensée. Spinoza en conçoit le modèle de telle façon que l’intérêt général puisse y être déterminé le plus librement possible, alors que les intérêts particuliers s'y trouvent impuissants. La politique à son tour fait ainsi l'objet d'une analyse quantitative à partir de laquelle peuvent se percevoir les différences qualitatives : plus l'inégalité diminue (c’est-à-dire plus est laissée à chacun, dans le cadre déterminé par le droit, la possibilité de développer son être), plus la liberté, la puissance et la stabilité augmentent. Cette conception, qui substitue au pessimisme de Hobbes une solution contractuelle imprégnée de rationalité, aura une influence sur toute la réflexion politique du XVIIIe siècle.
AUTRE œuvre : Court Traité sur Dieu, l’homme et sa félicité (1658-1660).
SPINOZA (Baruch de), philosophe hollandais (Amsterdam 1632-La Haye 1677). Fils d'un marchand juif d'Amsterdam, il reçut une brillante éducation. Son attitude assez libre à l'égard des pratiques religieuses le fit excommunier de la synagogue. C'est dans les milieux chrétiens qu'il trouva les maîtres qui l'initièrent aux sciences : le médecin Van den Enden lui enseigna la physique, la géométrie et la philosophie cartésienne. Gagné à la philosophie de Descartes, il se retira aux environs de La Haye, puis à La Haye même; il consacra sa vie à la méditation, gagnant sa subsistance à polir des verres de microscopes. Son œuvre principale, l'Ethique (1677), est une doctrine du salut par la connaissance de Dieu. Ce « traité de béatitude » se présente comme un rationalisme absolu, une philosophie sans mystère. Le salut est possible parce que notre âme participe originellement à l'entendement divin. L'Ethique n'est pas seulement un traité de Dieu, c'est aussi un traité de l'homme qui analyse l'âme humaine, ses affections et ses passions, tous les éléments de l'existence individuelle. Ce détour est destiné à permettre une éducation concrète de l'individu, l'amenant à reconnaître en lui, au fond de sa « pensée », la présence même de Dieu. La difficulté de cette philosophie vient de ce que Spinoza se place toujours au point de vue de Dieu ou de la sagesse. Fichte et Hegel lui reprocheront d'avoir « exposé » la vérité, mais de ne pas l'avoir fait « comprendre ». Il n'en reste pas moins que ce panthéisme a, pendant plusieurs siècles, excité l'imagination des plus grands penseurs, fécondé les philosophies de Fichte, de Schelling, de Hegel, sollicité presque tous les historiens de la philosophie (Lagneau, Brunschwicg, Gueroult). On lui doit en outre un Traité théologico-politique (1670), où il unit son rationalisme religieux à un libéralisme politique. Il avait écrit d'abord un Court Traité de Dieu, de l'homme et de la santé de son âme, dit le Court Traité (publié à titre posthume en 1677); le Traité de la réforme de l'entendement (également posthume), où Spinoza expose le principe de la méthode réflexive; enfin les Principes de la philosophie de Descartes, que complètent les Pensées métaphysiques (posthumes).
SPINOZA Baruch ou Benedictus. Né à Amsterdam le 24 novembre 1632; mort à La Haye le 20 février 1677. Peu d’événements dans cette vie, toute de méditation et de labeur. Spinoza descend d’une famille de Juifs portugais. Fuyant les persécutions religieuses, le grand-père et le pere du philosophe (Abraham et Michaël) arrivèrent à Amsterdam en 1593 : dès 1579, en effet, l’Union d’Utrecht avait décrété que « chaque citoyen sera libre de demeurer dans sa religion ». C’est à Amsterdam que naquit Baruch (« béni » en hébreu : d’ou Benedictus) Spinoza, le 24 novembre 1632. Dès 1628, Abraham Spinoza était considéré en cette ville comme le chef de la communauté juive; Michaël s’occupait des œuvres, de la synagogue. Il n’était pas question, dans les milieux où grandissait Baruch, d’émancipation ou d’assimilation. A l’école hébraïque, l’enseignement portait d’abord sur l'Ancien Testament et le Talmud; plus tard, on étudiait les philosophes juifs, Ibn Ezra, Maimonide, Crescas. Cependant, la bibliothèque de l’école était bien pourvue en ouvrages hébreux traitant des mathématiques et de la physique, et un érudit allemand, Jérémie Felbinger, apprit à Baruch le latin, qu’il perfectionna plus tard avec un jésuite défroqué, Van den Enden. Spinoza parlait espagnol dans sa famille et hollandais avec ses concitoyens chrétiens. Son père l’initia à la pratique des affaires. En mars 1654, Michaël Spinoza mourut. Les documents publiés par Van der Tak attestent que, jusqu’en 1656, Baruch dut se livrer au négoce (sans doute d’épices); plus tard, il polit des verres de lunettes, de microscopes, de télescopes : métier dur, à cause de la poussière de verre qui finit par avoir raison des poumons du philosophe, mais où il acquit vite une certaine virtuosité. Dès avant la mort de son père, le jeune Spinoza hante les milieux chrétiens; il connaît, outre Van den Enden (déjà mentionné), de Vries, commerçant notable; Rieuwertsz le libraire; Pieter Balling; le médecin Lodewick Meyer; les uns sont cartésiens, les autres libres penseurs, la plupart appartiennent à la secte réformée des Collégiants. Très vite, Spinoza s’impose par son érudition et son talent; autour de lui, un groupe de fidèles se forme, avide de recueillir de la bouche du jeune maître une philosophie et peut-être une religion nouvelle. A cette époque, Spinoza a déjà lu Descartes. Mais sa pensée s’est surtout nourrie, semble-t-il, de textes hébraïques, de Gersonide, qui critiquait miracles et prophéties, donnait d’avance raison à l’intelligence contre la révélation; d’Ibn Ezra, qui croyait à la pérennité de la matière et niait la création ex nihilo; des mystiques juifs, qui avaient enseigné que la matière était animée; de Crescas, qui attribuait l’extension à Dieu, et bannissait de l’univers les causes finales. Cet enseignement clandestin, ainsi que les fréquentations, jugées dangereuses, du philosophe sont vus d’un mauvais œil par les chefs de la communauté israélite. Spinoza est épié, admonesté; enfin, le 27 juillet 1656, on prend à son égard la mesure la plus sévère, l’excommunication (herem) : « Qu’il soit maudit dans le ciel et sur la terre, de la bouche même du Dieu tout-puissant. » Un coreligionnaire fanatisé tentera d’assassiner le mécréant maudit : mais Spinoza « évita le coup, qui porta seulement dans ses habits ». Il gardera toute sa vie cet habit troué. Après l’excommunication solennelle, Spinoza passe quelque temps à Ouwerkerk, au sud d’Amsterdam; puis, rentrant dans sa ville natale, il y séjourne jusqu’en 1660. Désormais séparé de la communauté juive, Spinoza se tourne résolument vers les Gentils; excellent connaisseur de la Bible et de l’hébreu, ses talents seront appréciés dans des milieux qui tirent de l’étude des Ecritures l’essentiel de leur foi. A partir de 1660, Spinoza habite Rijnsburg, village aux environs de Leyde, qui servait de quartier général à la secte des Collégiants. Il y vit chez un chirurgien, Homan; il enseigne, écrit : de cette période datent les Principia Philosophiae cartesianae more geometrico demonstrata, les Cogitata metaphysica (ce dernier ouvrage sera publié en 1663, sous le nom de Spinoza), le Court Traité sur Dieu, l’homme et sa félicité (notes prises aux leçons de Spinoza par un auditeur et révisées par le philosophe), le De emendatione intellectus (inachevé). En 1662, Spinoza commence puis abandonne sa Philosophia, première ébauche de l'Ethique. Enfin, le livre I de l'Ethique — « démontrée selon la manière des géomètres » — sera composé au début de 1663. C'est en juin de cette même année que Spinoza émigre à nouveau et va s’établir à Voorburg, non loin de La Haye; sans doute commence-t-on déjà à le mettre à 1 index, cette fois non plus parmi les rabbins, mais parmi les pasteurs calvinistes. Spinoza continue l'Ethique, polit les verres. Il est devenu une sorte de célébrité philosophique ainsi qu’en témoigne sa Correspondance : il échange des lettres avec le fameux philologue Vossius, avec Chr. Huygens, inventeur de l’horloge à pendule et de la théorie ondulatoire de la lumière, avec Oldenbourg, l’un des deux premiers secrétaires de la Société Royale de Londres. Vers 1665, Spinoza est près d’achever l'Ethique. Mais la rédaction est brusquement interrompue, et le philosophe commence à écrire un Traité théologico-politique. Peut-être, du reste, ce nouveau Traité n’a-t-il pour mission que de préparer à la fois le public et les autorités a la parution prochaine de l'Ethique : il établit, en effet, sur des textes tirés de l’Ancien Testament, l’indépendance du pouvoir public à l’égard des prêtres, ce qui justifie la « liberté de philosopher ». Ayant ainsi repris le fil interrompu de ses études hébraïques, il n’est pas étonnant que Spinoza commence également, vers cette époque, une Grammaire de l’hébreu que, d’ailleurs, il n’achèvera pas. En 1670, Spinoza change une dernière fois de résidence, quittant Voorburg pour La Haye, où il demeurera jusqu’à sa mort, d’abord chez une veuve Van de Werwe, ensuite chez le peintre et prêteur sur gages Van der Spyck, dont la maison est devenue depuis « Domus Spinozana ». Il remet l'Ethique sur le métier tout en sachant qu’il aura peu de chances de la voir imprimée de son vivant : la publication du Traité théologico-politique a été accueillie par une véritable levée de boucliers, faisant scandale à l’échelle de l’Europe. Mais, à nouveau, il est obligé d’interrompre son travail. Les troupes de Louis XIV viennent d’envahir la Hollande (1672), et la populace met à mort les frères de Witt, qu'elle accuse des maux qui se sont abattus sur le pays. Chefs du parti libéral, les frères de Witt ont été depuis longtemps parmi les protecteurs de Spinoza. Aussi l'assassinat remplit-il de douleur et d’indignation le philosophe; lui si calme d’ordinaire, on l’empêche à grand-peine d’aller placarder une proclamation qui commence par les mots Ultimi barbarorum. L’année suivante, l’armée française toujours à Utrecht, Spinoza reçoit la mission de se rendre auprès du prince de Condé, qui souhaite prendre contact avec les libéraux hollandais. Spinoza gagne, à travers un pays peu sûr, le quartier général de Condé; mais il ne réussit pas à voir le prince, alors absent, et, lorsqu’il rentre à La Haye, la foule tente de le lapider. Un peu plus tôt, en cette même année 1673, Spinoza avait reçu l’invitation, qu’il déclina poliment, d’enseigner la philosophie à l’Université de Heidelberg. Après 1673, Spinoza, ayant définitivement renoncé à toute activité publique, ne vit plus que pour achever l'Ethique, tâche qu’il mènera à bonne fin en 1675. Des amis, des admirateurs viennent le voir à La Haye : un Tschirnhaus, un Leibniz, des libéraux, des philosophes, des savants. Spinoza est alors considéré à la fois comme un réformateur de la philosophie nouvelle, de la religion traditionnelle, et comme un politique audacieux. Le dernier ouvrage auquel il ait songé, et qu’il a commencé à rédiger, est un Traité politique, qui renouvelle les attaques contre le fanatisme et l’intolérance. Spinoza est mort à l’âge de quarante-quatre ans, le 20 février 1677, vers trois heures de l’après-midi.
Spinoza
Philosophe hollandais (1632-1677).
• Esprit libre et indépendant, Baruch Spinoza s’est vu excommunié par la Synagogue et accusé des pires abjections (œuvres « profanes, athées et blasphématoires »). Pour lui, Dieu seul existe et agit « par la seule nécessité de sa nature ». Dieu, en effet, est le tout de la réalité (« Dieu, ou la Nature ») : il est l’unique Substance, et tout ce qui existe n’est qu’attribut de cette Substance infinie et parfaite. • Au niveau de l’homme, l’âme et le corps ne sont plus opposés ; ce sont deux aspects (ou « modes ») différents d’une même réalité. L’ordre des choses étant totalement déterminé, Spinoza range au nombre des superstitions notre croyance au libre arbitre ou à la finalité. Il n’y a pour nous d’authentique liberté que dans l’augmentation de notre puissance d’agir (conatus) et dans l’intelligence de l’immuable nécessité (ou « amour de Dieu »). • Partisan, sur le plan politique, d’un régime démocratique qui protège la liberté de penser, Spinoza voit dans l’homme (vivant sous la conduite de la raison) le meilleur allié de l’homme : « L’homme est un Dieu pour l’homme ».
Principales œuvres : Traité de la réforme de l'entendement (1661, publié en 1677), Traité théologico-politique (1670), Éthique (1677), Traité politique (1677).
♦ « Il était fort affable et d’un commerce aisé; parlait souvent à son hôtesse, particulièrement dans le temps de ses couches, et à ceux du logis, lorsqu’il leur survenait quelque affliction ou maladie. » Colerus. ♦ « Mauvaise doctrine propre tout au plus à éblouir le vulgaire, insoutenable et même extravagante. » Leibniz. ♦ « Un homme enivré de Dieu. » Novalis. ♦ « Spinoza est un point crucial dans la philosophie moderne. L’alternative est : Spinoza ou pas de philosophie... Quand on commence à philosopher, on doit tout d’abord être spinoziste. L’âme doit se baigner dans cet éther d’une substance unique dans laquelle tout ce qu’on a cru vrai a disparu. Chaque philosophie doit arriver à cette négation de tout le particulier; c’est la libération de l’esprit de son fondement absolu. » Hegel. ♦ « La lecture de Spinoza nous saisit comme l’aspect de la plus grande nature dans son calme vivant; c’est une forêt de pensées hautes comme le ciel, dont les cimes fleuries s’agitent en mouvements onduleux, tandis que les troncs inébranlables prolongent leurs racines dans la terre éternelle. » Heinrich Heine. ♦ « Malheur à qui, en passant, enverrait l'injure à cette figure douce et pensive. Lui, de son piédestal de granit, enseignera à tous la voie du bonheur qu 'il a trouvé et, dans les siècles, l'homme cultivé... dira en lui-même : « C’est d'ici peut-être que Dieu a été vu de plus près. » Ernest Renan. ♦ « On pourrait dire que tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza. » Henri Bergson.
Spinoza, Baruch (Amsterdam 1632-La Haye 1677) ; philosophe hollandais.
Né dans un milieu de commerçants juifs d’origine portugaise, il fait de sérieuses études talmudiques. Puis, en fréquentant des milieux de chrétiens libéraux - en particulier le médecin Van den Eden - il est initié aux sciences profanes et découvre Galilée et Descartes. Il adopte des positions rationalistes qui le font exclure de la communauté juive en 1656. Il s’installe à La Haye où il travaille comme opticien tout en méditant en solitaire sur les problèmes scientifiques, religieux et politiques de son époque. Son Trac-tatus theologico politicus (1670), complété par le Tractatus politicus (inachevé), est rédigé en partie pour soutenir la politique d’ouverture de Jean de Witt. Il y critique les croyances, les dogmes et les institutions religieuses, en particulier judaïques. Cet ouvrage suscite des controverses et des attaques telles que S. décide de ne plus rien publier de son vivant. L’essentiel de sa pensée est exposé dans son Ethique, où il rejette toute conception anthropomorphique de la divinité, et expose une doctrine du salut par la connaissance de Dieu ; il adopte un panthéisme ou « athéisme de système » qui affirme 1’ « unité de la substance infinie ». La réflexion sur soi permet de conduire à Dieu parce que l’âme est originellement une partie du divin. Le panthéisme et le rationalisme de S. ont eu une grande influence, en particulier sur Fichte. Bibliographie : A. Tosel, Spinoza, 1984 ; P. Moreau, Spinoza, 1975.