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SOVIÉTISATION DE L'EUROPE DE L'EST

SOVIÉTISATION DE L'EUROPE DE L'EST Le destin de l’Europe de l’Est après la Seconde Guerre mondiale se confond avec deux objectifs poursuivis simultanément par Staline : une extension de l’empire par la satellisation des nouveaux pays à l’Ouest (Pologne), au Centre (Tchécoslovaquie, Hongrie) et au Sud européens (Albanie, Bulgarie, Roumanie, Yougoslavie), et une généralisation à ces pays du régime politique de type soviétique dit de « démocratie populaire ». Avec la présence de l’Armée rouge, et en maniant la terreur policière et la manipulation électorale des prosoviétiques locaux, mais aussi sous l’effet du pouvoir de séduction de l’idée communiste, le bloc soviétique se constitue à la fin des années 1940, même si certains pays visés se dérobent plus tard, comme la Yougoslavie (1948-1949) ou, à l’occasion du schisme sino-soviétique, comme l’Albanie. Des notions diverses ont été appliquées au régime que Staline imposa : socialisme d’État, totalitarisme, bureaucratie politique et État ouvrier dégénéré, socialisme réel et système de type soviétique. L’avantage du dernier était de décrire un processus, celui de la réalisation du projet de soviétisation, et non de désigner un régime hypothétique. Selon Jacek Kuroń, célèbre dissident devenu ministre du Travail dans plusieurs gouvernements postcommunistes en Pologne, un régime politique parfaitement soviétisé se caractérisait par trois éléments : « 1. Le pouvoir centralisé, c’est-à-dire la soumission de toutes les organisations et institutions au pouvoir absolu du Bureau politique ; 2. La terreur et la puissance de la police politique, s’appuyant sur la délation de masse, la torture et la justice aux ordres du pouvoir ; 3. Le gouvernement sous la dictée de Staline et des milliers de “conseillers” soviétiques présents dans chaque pays du bloc. » Une telle conjonction d’éléments n’existe qu’un bref moment en Europe de l’Est, à l’apogée du stalinisme (1948-1953). En fait, la domination imposée par l’URSS à l’Europe de l’Est entraîne inévitablement la mise en œuvre d’un ensemble de mécanismes visant à aligner des sociétés différentes sur le modèle de la société soviétique. Dans l’ordre chronologique, il s’agit d’abord de soviétiser les élites. Pour ce faire, il faut éliminer les élites représentatives de l’ancien régime, les militaires et les hommes politiques, les syndicalistes et les intellectuels récalcitrants. On objectera qu’il n’y a pas eu d’éliminations physiques systématiques ; c’est parfois exact, mais celles-ci ne s’imposaient pas toujours, la reconversion idéologique pouvait suffire si elle contribuait à l’objectif principal : éliminer toutes prémices favorables à l’existence de l’alternance politique. La reconstruction économique. Au lendemain de la guerre, la scène politique des pays de l’Europe centrale et orientale a changé. Les mouvements de droite sont affaiblis, défaits, ou interdits pour cause de collaboration avec les nazis, tandis que le poids des communistes croît. Dans tous les pays de la région, ces derniers clament la nécessité de la reconstruction nationale. Il est réducteur de prétendre que leur victoire n’a été le fait que d’une position de force ou le résultat d’une politique de ruse. Les réalités du régime soviétique ne sont alors connues que d’une minorité et les jeunes s’enrôlent dans les partis communistes ou leurs organisations sociales pour mettre en œuvre un « effort égal pour tous », sans distinction d’origine ou de situation ; l’évident besoin de remettre à neuf leur pays fait passer au second plan les questionnements sur le comportement des appareils d’obédience soviétique. Les partis communistes ont d’abord pour consigne de former des « fronts nationaux » dans le cadre du système démocratique, de mettre sur pied une réforme agraire (pour désamorcer la méfiance des paysans qui redoutent une collectivisation immédiate) et de nationaliser les industries, à commencer par les entreprises qui appartenaient aux Allemands et à leurs alliés. L’irruption du culte de la planification administrative annonce la prise du contrôle de l’ensemble du système économique : la collectivisation suivra, à partir de 1948, dans la plupart des pays de l’Europe de l’Est. Par l’absolue maîtrise des ressources et par le pouvoir quasi total d’allocation de moyens et de redistribution, une couche sociale particulière (la nomenklatura) va obtenir du système ainsi soviétisé une rente de situation se traduisant par des privilèges divers et sans commune mesure avec la situation du reste de la population, notamment avec celle des ouvriers que cette couche est censée guider vers un avenir meilleur. Avec le refus opposé, en juillet 1947, par les gouvernements est-européens (sous pression soviétique), au plan Marshall d’aide américaine, les prémisses de la vassalisation économique se trouvent réunies. Selon l’historien François Fejtö, la soviétisation politique devient irréversible à l’automne 1947 lorsque se tient à Szklarska Poreba (Pologne) la conférence de neuf partis communistes (yougoslave, polonais, soviétique, tchécoslovaque, bulgare, roumain, hongrois, français et italien) au terme de laquelle est proclamée la naissance du Kominform, organisme de substitution à l’ancien Komintern. « Il s’agissait de mettre en application une nouvelle ligne, adoptée en fonction des intérêts immédiats de l’URSS et qui impliquait en fait le transfert à l’Union soviétique de la souveraineté des pays de l’Est. » Ce même Kominform servira Staline pour combattre l’insoumission yougoslave. Dans l’ensemble de l’Europe soviétisée, il reste à Staline à se débarrasser de ceux parmi ses camarades qui pouvaient incarner, volontairement ou non, l’idée de l’indépendance et de polycentrisme de l’idéologie socialiste. L’ère des procès intercommunistes est ouverte (László Rajk en Hongrie, 1949 ; Traicho Kostov en Bulgarie, 1949 ; emprisonnement de Wladisław Gomułka en Pologne, 1949 ; Rudolf Slánský en Tchécoslovaquie, 1952 ; Anna Pauker en Roumanie, 1952). La soviétisation politique (élimination des partis d’alternance et de leurs dirigeants, fusion des partis ouvriers, purges internes aux partis communistes et établissement du monopole politique des dirigeants totalement dévoués à l’URSS) s’accompagne de la création des appareils de coercition - dont les effectifs atteignent, au début des années 1950, 1 % de la population de chaque pays -, ainsi que la constitution de corps d’officiers totalement soumis aux conseillers soviétiques. Fin du pluralisme. L’instauration du nouveau régime nécessite une obéissance aussi parfaite que possible des différents secteurs de la société, qu’il faut par conséquent désarticuler en dissolvant les liens traditionnels marqués par le passé présoviétique. Tous les groupes d’appartenance ou de référence aux racines identitaires autres que le communisme doivent disparaître. Cela concerne surtout le monde du travail car l’ouvrier est la source de légitimité d’un pouvoir dont l’assise est constituée par la doctrine marxiste-léniniste. L’une des premières mesures est la « pacification » des syndicats autres que ceux inféodés au parti communiste. Le pluralisme syndical présent dans la plupart des pays de l’Europe centrale et orientale (tendances sociale-démocrate, anarcho-syndicaliste, bundiste qui encadrait le prolétariat juif, démocrate-chrétienne, agrarienne) est soigneusement gommé par la répression contre les syndicalistes non communistes et par l’unification, entreprise par entreprise, des sections syndicales en une centrale unique, gérée par le mécanisme de la nomenklatura, ce qui finit par faire du syndicat une « courroie de transmission » du Parti au pouvoir. Dès lors toutes les organisations sociales dominées par les communistes reçoivent pour directive de pénétrer les différents secteurs de la population (unions professionnelles, organisations de jeunesse ou de loisir, etc.) en tant que représentants et communicateurs de la politique du Parti. Enfin, la politique du Parti touche l’éducation, la culture, la recherche, considérés comme des domaines où se joue la soviétisation des mentalités et l’élaboration des moyens de propagation de la nouvelle légitimité. Sur le plan international, la mise au pas de l’Europe de l’Est par le biais d’une « coopération » économique au sein du CAEM (Conseil d’assistance économique mutuelle, ou Comecon, 1949) et par l’interdépendance militaire au moyen du pacte de Varsovie (1955) achève l’homogénéisation de l’espace soviétique avec l’URSS en son centre. Les crises de la désoviétisation. En fait, si la soviétisation était un acte politique délibéré et une contrainte imposée par la doctrine déjà testée en URSS, celle-ci engendre ses propres anticorps. C’est l’effet « pervers », donc inattendu, de la mise en œuvre du projet social d’origine soviétique : au lieu de créer une société supranationale homogène, il a favorisé les conditions de la désoviétisation. À partir de 1953 (année marquée par la mort de Staline et le soulèvement de la population de Berlin-Est et de Plzen en Tchécoslovaquie) et surtout de 1956 (xxe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) avec la mise en accusation du stalinisme, l’Octobre polonais et l’insurrection de Budapest), ce sont les crises successives de la désoviétisation qui jalonnent l’histoire du bloc soviétique. Si la soviétisation était le synonyme de l’empire soviétique, la désoviétisation en soi n’induisait pas la sortie de l’empire. Paradoxalement, elle contribua à prolonger la vie du système, en mettant en place des mécanismes d’adaptation aux dysfonctionnements de ce dernier.

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