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Schopenhauer: Métaphysique (Metaphysik)

Métaphysique (Metaphysik)

• La métaphysique est, pour l’essentiel, la connaissance de la chose en soi. À la représentation, produit de l’entendement et soumise au principe de raison suffisante, s’oppose l’expérience métaphysique de ma volonté, bientôt étendue à l’ensemble du monde. « La volonté est métaphysique, l’intellect physique » (M, p. 897).

•• Kant, dans la « Dialectique transcendantale » de sa première Critique, a légitimement débouté la raison de toute prétention métaphysique. Mais il a commis deux erreurs, en décrétant, d’une part, que la chose en soi était radicalement inconnaissable, et en postulant, d’autre part, que l’idée d’une métaphysique empirique était contradictoire. « Kant a commis une réelle pétition de principe [...] lorsqu’il a affirmé que la métaphysique ne peut pas puiser dans l’expérience ses concepts et ses principes fondamentaux » (M, p. 876). « À l’appui de cette affirmation capitale Kant n’apporte aucune autre raison que l’argument étymologique tiré du mot métaphysique» (M, p. 535). Or la chose en soi est connaissable, comme le prouve l’expérience de ma volonté. A l’opposé de la tradition philosophique, qui, de Platon à Descartes, prétend accéder à une réalité transcendante (l’idée du Bien, Dieu, etc.) au moyen d’une instance cognitive de haut vol (d’ordinaire la Raison), Schopenhauer fonde sa métaphysique sur une démarche inverse, qui, loin de « se réfugier du côté des idées », s’enfonce au contraire au cœur de l’expérience pour atteindre son noyau le plus intime. « Le devoir de la métaphysique n’est point de passer par-dessus l’expérience {die Erfahrung zu überfliegen), en laquelle seule consiste le monde, mais au contraire d’arriver à la comprendre à fond » {sie von Grund aus zu verstehen) (M, p. 536). Telle est « la démarche la plus originale et la plus importante de ma philosophie » (M, p. 885), une « voie souterraine » (M, p. 890), qui conduit au cœur de la « forteresse » {ibid.) : « la connaissance que chacun a de son propre vouloir » (M, p. 891). Cette expérience sera ensuite étendue à l’ensemble du monde par une sorte d’induction cosmologique : si je suis à la fois représentation et volonté, il doit en aller de même pour tous les autres phénomènes, auxquels la volonté se trouve donc « analogiquement transférée » {analogisch übertragen) (FHP, p. 111).

••• Cette révolution métaphysique pose deux questions majeures : 1- S’il s’agit d’une connaissance, quelle est l’instance cognitive, puisqu’il ne peut s’agir, ni de l’entendement, ni de la raison, également soumis au principe de raison suffisante ? Cette difficulté, déjà signalée par Ruyssen, a été fortement soulignée par Guéroult. « Ou bien, en s’appliquant à la volonté, l’intellect ne nous en fournira, comme des choses extérieures, qu’une représentation phénoménale ; dans ce cas, nous ne pouvons avoir dans cette conscience réfléchie rien qui ressemble à une connaissance intime, immédiate de la chose en soi. Ou bien nous avons effectivement une telle connaissance, alors la faculté qui nous la procure doit être tout autre que l’intellect représentatif. Schopenhauer se refuse à choisir entre les deux thèses ; il pose l’une et l’autre simultanément ». Dira-t-on, avec Schopenhauer, que c’est « la chose en soi elle-même » qui « prend conscience d’elle-même » (M, p. 891) ? « Dans ce cas, on aboutirait à un paradoxe déconcertant, c’est que la volonté, la chose à connaître, qui n’est pas une faculté de connaître, pourrait néanmoins se connaître elle-même ». 2- Suis-je vraiment en droit d’opérer le transfert analogique de ma volonté à l’ensemble des phénomènes, même inorganiques ? Toute induction obéit à des conditions logiques, qui ne semblent pas ici réunies, et relèvent, de toute façon, de la raison, à laquelle Schopenhauer dénie toute vocation métaphysique. Quoi qu’il en soit, la métaphysique n’est pas seulement une expérience, elle se présente aussi comme un « déchiffrement » (Entzifferung) et une « interprétation » (Deutung). « En ce sens donc, la métaphysique dépasse le phénomène, c’est-à-dire la nature, pour atteindre à ce qui est caché en elle ou derrière elle » (das in oder hinter ihr Verborgene) (M, p. 879). L’emploi de ces deux termes, dont le second a connu depuis la fortune que l’on sait, a impressionné certains commentateurs un peu trop .zélés. Il est, à cet égard, excessif d’affirmer que Schopenhauer « préfigure toutes les philosophies de type généalogique (Nietzsche, Freud, Marx) ». La métaphore du déchiffrement n’a rien d’original. Elle est présente chez Descartes, comme chez Leibniz, et toute la philosophie préclassique y recourait déjà. Quant à « l’interprétation », le rapprochement avec Freud est abusif, et ce n’est d’ailleurs pas sur ce point que le fondateur de la psychanalyse a rendu hommage à son précurseur. Chez Freud, la « Deutung» est une technique savante et subtile, comme on peut s’en convaincre à la lecture de L'Interprétation des rêves. Chez Schopenhauer, elle n’est qu’un outil herméneutique assez faible, puisqu’on assigne à toute représentation cette vérité invariable : la Volonté ou, à la rigueur, l’une de ses objectités immédiates, les Idées. D’où une certaine monotonie métaphysique, qui contraste avec la richesse et le raffinement de la bonne psychanalyse.

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