Schopenhauer: Génie
Génie
• Le génie « consiste dans l’aptitude à s’affranchir du principe de raison [...] à reconnaître les Idées, et enfin à se poser soi-même en face d’elles comme leur corrélatif, non plus à titre d’individu, mais à titre de pur sujet connaissant » (M, p. 250-51). Il s’agit donc, d’abord, d’une sorte de don contemplatif, se traduisant, ensuite, par la production des œuvres d’art, qui ne sont elles-mêmes que la reproduction des Idées, ou « objectités immédiates de la Volonté ».
•• Kant, dans sa Critique de la faculté de juger, définit le génie comme un « don naturel » (§ 46), et comme « la faculté des idées esthétiques » (§ 57). En dépit de similitudes formelles, la doctrine de Schopenhauer est fort différente. Les Idées n’y sont pas produites par le génie, mais seulement reproduites, à partir d’une pure contemplation. Aussi bien le génie se lit-il sur le visage, où l’on « peut voir une prépondérance marquée de la connaissance sur la volonté » (M, p. 243). Pas de n’importe quelle connaissance, il est vrai, puisque celle-ci est affranchie du principe de raison suffisante et s’oppose, par conséquent, à l’entendement pratique comme à la raison scientifique. Schopenhauer va même jusqu’à quantifier cette prépondérance : « Si l’homme normal est formé de deux tiers de volonté et d’un tiers d’intellect, l’homme de génie comprend deux tiers d’intellect et un tiers de volonté» (M, p. 1105-06). C’est pourquoi ce génie, dont les femmes sont dépourvues — « toujours subjectives », elles n’ont que du talent (M, p. 1122) —, « est une faculté contre nature » (M, p. 1116), « une exception tout à fait isolée et presque monstrueuse » (M, p. 1122).
••• Cette prépondérance de la connaissance explique la « parenté » du génie et de la folie. « Le génie et la folie ont un côté par lequel ils se touchent et même par lequel ils se pénètrent » (M, p. 246). Soulignée dès l’Antiquité, en particulier par Platon et Horace, cette parenté a trouvé sa figure la plus sublime dans le Torquato Tasso de Goethe. Le génie et la folie ont en commun une certaine « dé-raison », puisqu’ils s’affranchissent tous les deux du principe de raison suffisante. D’où le risque de folie, encouru par l’artiste génial et, à l’inverse, cette impression que nous donnent certains aliénés, chez qui « le génie perce, à ne s’y point méprendre, à travers la folie » (M, p. 247). On s’explique plus difficilement la « ressemblance » que Schopenhauer décèle entre l’enfance et le génie. « Chez l’enfant, en effet, comme chez le génie, le système nerveux et cérébral a une prédominance marquée ; car son développement précède de beaucoup celui du reste de l’organisme, si bien que, dès la septième année, le cerveau a atteint tout son volume et toute sa masse » (M, p. 1124). « Pendant l’enfance notre existence entière réside bien plus dans le connaître que dans le vouloir » (M, p. 1125). On attendrait plutôt le contraire et, de toute façon, si le génie esthétique est la pure contemplation des Idées, on voit assez mal en quoi pourrait consister celui de l’enfance. On notera, enfin, que le mot « génie » est employé par Schopenhauer dans un sens très différent, sans aucun lien avec la contemplation esthétique des Idées et leur reproduction artistique. Il s’agit du « génie de l’espèce »,dont les amants sont le jouet, quand, croyant assurer leur bonheur personnel, ils ne servent en fait que les fins de l’espèce.
Liens utiles
- Arthur SCHOPENHAUER, Le Monde comme volonté et comme représentation, 181 B, livre IV, trad. A. Burd eau,© PUF, 2e éd. 2004
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