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SCHEME D’INTEGRATION

Schilder (1923) a donné le nom de schéma corporel à la notion que nous avons de notre unité physique, saisie dans sa continuité temporelle. Cette sensation de notre unité implique donc une conscience de notre différenciation physique par rapport au monde environnant. Cette sensation de l’unité permanente du corps est telle que certaines amputations de membres laissent à l’amputé l’illusion que son membre disparu existe toujours. Dans ce trouble dit « algohallucinose », le membre fantôme est perçu comme un membre réel qui remue et dont l’amputé souffre. L’ablation n’a donc pas entamé cette sensation d’une unité physique complète. Ce schème corporel n’est pas constitué d’emblée, dès la naissance. A trois mois, la main attire l’attention du bébé. Deux mois plus tard, c’est le pied. Tout se passe alors comme si l’enfant était successivement un segment puis l’autre de son corps. Ces phases corporelles, d’abord alternées, successives, seront un jour simultanées. Le « morcellement » initial du corps sensible et du corps moteur fait place à une intégration des différents ensembles. Le schème corporel se constitue. Peu à peu s’opère la discrimination du Moi, cette discrimination étant vécue avant que d’être objectivée. Peu à peu les informations sensorielles — qui convergent de la périphérie sensible ou de l’organisme moteur vers le système nerveux central — sont intégrées. Le comportement de l’être est de plus en plus ajusté à la configuration du milieu. On voit l’importance accordée à l’intégration dans la formation du schème corporel. Au sens neurologique, A. Tournay définit ainsi l’intégration : « Processus par lequel l’action du système nerveux concourt essentiellement à unifier les expressions de l’activité de l’individu. » Le schème corporel est donc une représentation constante que chacun de nous se fait de son corps afin de se repérer dans l’espace. Elle serait la résultante synthétique de toutes nos acquisitions perceptives et motrices. Cette notion rappelle cette autre plus classique du Moi utilisée par les psychologues. Le Moi est ainsi défini par D. Lagache dans le Vocabulaire de Psychologie, d’H. Pieron : « Dans la structure ou topique de l’appareil psychique, groupe de motivations et d’actions qui a pour fonction l’ajustement de l’organisme à la réalité, le contrôle de l’accès des stimulations à la conscience et à la motricité. » Ce n’est pas le lieu de discuter les expressions voisines utilisées par différents auteurs : image spatiale du corps de Pick, schéma postural de Head, image de soi de Von Bogaert, image de notre corps de Lhermitte. Nous ferons simplement remarquer que la notion de conscience est plus ou moins incluse dans chacune d’elles. Mais indépendamment de notre conscience, le fonctionnement de notre organisme présente une cohérence inconsciente d’un nous-mêmes global bien ajusté au réel extérieur, et c’est à propos de cet ajustement fonctionnel inconscient que nous prononcerons l’expression « schème corporel ». Ainsi nous pouvons dire que l’animal possède, lui aussi, un schème corporel. Lorsque nous introduirons la notion de représentation du corps, ou lorsque nous envisagerons la projection de l’image du corps, nous parlerons d'image corporelle. Enfin, nous parlerons de Moi corporel quand nous voudrons insister sur l’aspect de prise de conscience de la représentation ou de la projection par l’homme de son image. Ce Moi corporel implique, d’une part, une différenciation de soi et des autres et, d’autre part, une pensée différenciée du corps. Là où il y a un Moi corporel il y a donc aussi un Moi psychique. Dans les dernières lignes de son livre sur l'Image du Corps, Paul Schilder rappelle les paroles de Prospero dans La Tempête : « Nous sommes de l’étoffe dont les rêves sont faits ; et notre petite vie est entourée d’un songe. » Puis, il conclut : « Toute présentation d’une image du corps qui serait une entité isolée restera nécessairement incomplète. Un corps est toujours l’expression d’un Moi et d’une personnalité et il est dans le monde. On ne peut donner aux problèmes que pose le corps une réponse même préliminaire sans devoir, du même souffle, s’attaquer aux problèmes que posent la personnalité et le monde. » La notion de schème corporel s’établit donc à partir de la confrontation de notre corps avec le cadre spatio-temporel environnant. En fait, ce n’est pas seulement de notre corps dont nous prenons conscience, c’est de la relation de notre corps avec le monde. Cette remarque rappelle l’expression « schéma d’action », par laquelle Del Bianco (1947) définit cette unité corporelle en ce qu’elle permet une continuité fonctionnelle dans le temps. Le Moi corporel se forme par intériorisation, puis projection du cadre spatio-temporel environnant. Dans cette évolution participent intimement le versant sensoriel et le versant moteur, c’est-à-dire l’action du milieu sur l’être et de l’être sur le milieu. Inversement, là où il y a altération des notions d’espace et de temps, il y a désorganisation du schème corporel. Le schème spatio-temporel que nous avons du monde environnant est le double indissociable du schème corporel que nous avons de nous-mêmes. Dans la formation simultanée de ces deux schèmes, l’être opère tout d’abord une anthropomorphisation du monde ainsi qu’une universalisation du corps. C’est ainsi, pour donner un exemple, que l’enfant dessine souvent, à certain stade, des images qui sont tout à la fois des maisons à formes humaines ou des hommes à formes de maisons. Ces deux processus inverses d’intériorisation et de projection évoluent vers une différenciation réciproque du schème spatio-temporel et du schème corporel, laquelle constitue le processus d’individuation ou d’égotisation. Considérant l’interaction permanente de ces deux schèmes, la symbologie génétique parle d’un schème d’intégration dont le schème corporel et le schème spatio-temporel constituent les deux versants indissociables et complémentaires. Le schème corporel se forme par intégration successive des quatre dimensions de l’espace et du temps et l’image de notre corps n’est ainsi que l’aspect spatial (tridimensionnel) d’un schème corporel quadridimensionnel. A chacun de ces stades dimensionnels, l’homme possédera une image différente de lui-même. C’est ce que révèle, dans le cadre de la symbologie génétique, l’histoire même de l’humanité. Tout d’abord, c’est le stade de la pensée mythique où les hommes, encore peu différenciés, ont une personnalité de groupe. Ce Moi corporel collectif revêt sur la paroi des cavernes paléolithiques la forme du dessin de l’animal. L’incarnation de cette nouvelle entité transforme du même coup le monde extérieur. Elle éveille des réactions en échos dans la pensée des hommes de la préhistoire. Ils vont alors se différencier de la bête à laquelle ils se sont longtemps identifiés. De génération en génération, les images s’accumulent sur les parois rocheuses. Mais cette succession dans le temps n’apparaît pas comme telle. Les images contiguës ou superposées sont sans ordre ni composition, expression même de la psychologie de l’homme de cette époque pour qui le temps est encore sans repère, non orienté. C’est pourtant cette projection de l’image collective dans le monde extérieur qui va provoquer une prise de conscience par chacun du Moi corporel individuel. Et l’homme, un jour, dessine l’homme. Affirmé en tant qu’être vertical, il peut affronter la pesanteur, ériger mégalithes et pyramides. C’est alors que se précise la notion de temps orienté et que commence l’histoire. Cette histoire de notre image montre clairement l’importance de la notion d’intégration dans l’étude de la genèse des schèmes corporel et spatio-temporel. Dans les cavernes, au leptolithique, le dessin de l’animal précède celui de l’homme et ce dernier apparaît en même temps que l’art de composition dans des scènes de chasse, c’est-à-dire dans des représentations de la relation vitale unissant l’homme et l’animal ; et le visage de l’animal est initialement masqué du faciès animal. L’on peut rapprocher, d’une part, ce stade de l’humanité où, sur les parois rocheuses, surgit d’abord le contour de la main humaine avant celui de corps humains acéphales ou entiers et, d’autre part, le stade des premiers dessins figuratifs d’enfants : fragments de corps, bonhommes têtards, puis juxtaposition, enfin apparition d’une synthèse. Dans les deux cas, l’aspect dimensionnel apparaît flagrant : dans les dessins d’enfants comme dans ceux du leptolithique on remarque la même perspective rabattue (espace bidimensionnel). Le processus d’intégration nécessite en fait une désintégration périodique. « Pour les groupes, comme pour les individus, vivre c’est sans cesse se désagréger et se reconstituer, changer d’état et de forme, mourir et renaître », écrivait Arnold Van Gennep dans Les rites de passage. Il faut donc insister sur le fait que la dissociation du schème corporel n’est pas forcément régressive, pathologique. Si elle apparaît sous cet aspect dans la schizophrénie, elle revêt toute sa valeur positive dans la schizogénie, phase médiane nécessaire de toute évolution considérée dans la perspective de la symbolique génétique. Cette conception trouve une application de choix dans une des psychothérapies utilisant l’imagerie mentale et qu’il est convenu de grouper sous le nom d’onirothérapies. L’onirothérapie d’intégration provoque, par une technique de mise en condition nommée décentration, un état analogue à celui d'isolement sensoriel où l’imagerie mentale surgit spontanément. A la « perception métamorphique du corps » (P.M.C.), perception de morcellement, de dissociation puis d’anéantissement de son corps, le sujet, au-delà de l’angoisse acceptée, habite un corps imaginaire et l’agit dans un univers imaginaire, reflet de son passé, de ses potentialités, de ses conflits et de ses devenirs. La conscience de veille s’efface devant l’éveil d’une conscience onirique. Une dialectique est établie entre cette conscience onirique et l’univers imaginaire dans lequel se meut le rêveur. C’est ici que s’opère une restructuration de l’être, indépendamment de toute analyse rationnelle. Dans le rythme de ce vécu affectif seront levées les somatisations. Au sortir de cette aventure, le sujet réintègre l’image de son corps réel, mais la perception qu’il en a est nouvelle. Le vécu onirique a changé le schème d’intégration, c’est-à-dire la perception globale du corps et celle de son espace-temps.

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