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Schelling: Absolu (Absolute)

Absolu (Absolute)

• « Absolu » désigne selon Schelling ce dont tout homme est épris au fond, sciemment ou à son insu, dès lors qu’il sent en lui l’écharde du fini et de sa « rude écorce » : ce qui n’est lié à rien ni borné par rien, en étant pleinement soi-même et par soi-même, le souverainement détaché.

•• L’Absolu est, comme son nom l’indique : ab-solutum, qui correspond en ce sens au grec chôristos = « séparé », ce qui est détaché, délivré, voire absous de la particularité et des œillères qui sont celles du fini, ou encore, dans les termes mêmes de Schelling, los, ledig und frei : « dégagé, affranchi et libre de tout ce qui peut être pensé en dehors de lui » (Phil. Rév., II, p. 110) ; être absolu, ajoute Schelling, « signifie aussi, conformément à l’usage de la langue : être tout à fait libéré de tout rapport et de tout lien ». La focalisation sur l’idée d’Absolu se trouve ainsi liée, dès le départ, à une philosophie de la liberté. Etant ce en quoi s’origine tout savoir, l’élément au sein duquel se déploie le savoir, l’Absolu ne peut jamais, par définition, devenir objet de mon savoir, car il serait dès lors objet plutôt que sujet, objet par opposition au sujet, autrement dit cesserait d’être absolu. Dans l’absolu, en effet, les différences sont comme neutralisées (das Absolute se dit en allemand au neutre), ou en d’autres termes : l’Absolu est ce qui a en lui-même sa négation. C’est la fameuse « nuit de l’identité » où, dira Hegel dans sa Préface au Système de la science, « tous les chats sont gris ». Dans ses Fernere Darstellungen de 1802, Schelling avait pourtant établi que l’essence de l’Absolu n’est pas une nuit où toutes les différences s’estomperaient, mais qu’elle met en relief « l’essence positive de l’unité » (IV, 404). Un an auparavant, la Darstellung de 1801 avait établi (§ 2) qu’« il n’est de philosophie que du point de vue de l’Absolu ». Les premiers écrits de Schelling définissent la philosophie comme «science de l’Absolu» (II, 66; IV, 351 ; V, 271). «Tout philosopher ne commence et n’a toujours commencé qu’avec l’idée de l’Absolu, une fois celle-ci devenue vivante » (IV, 27). L’Absolu peut encore s’appeler : Moi absolu, liberté absolue, voire Dieu. L’énigme n’est pas la présence de l’Absolu, comme autoposition ou auto-donation, mais la présence de la réalité finie, d’où la question posée en 1796 dans la Sixième des Lettres sur le dogmatisme et le criticisme (I, 310) : comment l’Absolu peut-il sortir de lui-même et s’opposer un monde ? Comme l’avait établi la Troisième de ces mêmes Lettres (I, 293-4), la diversité des systèmes philosophiques résulte de la sortie hors de l’Absolu. En termes kantiens, le problème que constitue la sortie hors de l’Absolu se formule : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? On notera toutefois que le leitmotiv de l’Absolu se fait surtout entendre dans les premiers écrits de Schelling.

••• La philosophie de Schelling n’a jamais cessé toutefois d’être une confrontation avec l’Absolu : « ce qui fait l’unité d’une pensée soumise à bien des vicissitudes, c’est la marque impérieuse de l’Absolu, véritable espace de gravitation de la connaissance » (X. Tilliette). La philosophie est une invitation à se risquer sur « le libre océan de l’Absolu » (Bruno, p. 133), et par là à une liberté océanique (selon l’épithète que mettra à la mode le Beethoven de Romain Rolland), par opposition à l’espace insulaire dans lequel Kant l’avait circonscrite, à affronter le vertige d’une liberté qui ne se connaît plus de rivages. Le passage de la conscience finie à l’esprit absolu peut caractériser en ce sens celui de la philosophie critique (Kant) à ce qu’il est convenu d’appeler l’idéalisme allemand (Fichte, Hegel, Schelling) — à ceci près que trois visages de l’Absolu se laissent discerner chez Kant, qui correspondent, non par hasard sans doute, aux trois Critiques: la conscience de soi (ou unité originairement synthétique de l’aperception), l’impératif catégorique, le sublime. L’Absolu peut-il bien être toutefois un point de départ ? N’est-il pas bien plutôt un résultat ? Qu’est-ce en effet qu’un Absolu immédiat, auquel n’a pas été laissé le temps de s’absoudre, ou auquel, pour ainsi dire, a d’emblée été donnée l’absolution ? « Précisément, ce qui est "achevé" ne saurait, par définition, servir de point de départ » (J.-Fr. Marquer). D’où le problème central de la relation de l’Absolu à l’histoire, qui a pu être qualifié à bon droit de « problème schellingien par excellence » (X. Tilliette). Les Ages du monde se voudront une histoire de l’Absolu, et comme son dégel. Mais c’est à vrai dire dès les Recherches de 1809 que l’historicité va s’inscrire dans l’étoffe de l’Absolu pour en constituer comme la trame. Ce qui se comprenait jusque là comme dérive à partir de l’Absolu (comme c’est encore le cas, en 1804, avec l’écrit Philosophie et religion) va se dire, à partir de 1809, comme « absoluité dérivée », alors tenue, contre toute attente, pour « le concept central de la philosophie tout entière» (O. M., 134). L’enjeu de la question de l’Absolu semble être, pour le discours philosophique, la possibilité de rejoindre ce à partir d’où il parle.

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