Satisfaire ou maîtriser ses désirs ?
La caractère contradictoire du désir
Socrate, dans le dialogue platonicien, interroge le sophiste à sa façon, avec l'ironie qui invite à approfondir l’examen du problème.
S’il faut manger quand on a faim, se désaltérer quand on a soif, et s’« il faut avoir tous les autres désirs, pouvoir les satisfaire, et y trouver du plaisir pour vivre heureux», comme l'affirme Calliclès, on en vient à se poser que « c’est vivre heureux, quand on a la gale et envie de se gratter, de se gratter à son aise et de passer sa vie à se gratter » (ibid.,p. 238).
Autrement dit, selon Socrate, on ne doit pas mettre tous les désirs sur le même plan. L agréable n est pas forcément bon ; il y a des plaisirs bons et des plaisirs mauvais. N’est souhaitable que la satisfaction de certains désirs.
Plus précisément, souhaiter satisfaire certains désirs, nos passions par exemple, c’est ignorer qu'une telle satisfaction est impossible. Il y a des désirs sans limites, insatiables, qu on ne peut pas plus contenter qu’on ne peut « remplir des tonneaux percés avec un crible troué de même » (ibid.,p. 237). Celui qui ne renonce pas au désir de satisfaire tous ses désirs, loin d’être heureux, est un insensé perpétuellement tourmenté, qui mène « une existence inassouvie et sans frein ».
A une telle existence, Socrate préfère « une vie réglée, contente et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte ».
La nécessité de limiter ses désirs
Socrate esquisse là un idéal moral classique, que l'on retrouve dans toute l'histoire de la pensée occidentale. Le bonheur est bien le fruit d'une satisfaction des désirs ; mais pour y parvenir, le Sage sait qu'il est plus sûr de limiter ses désirs, puisque plusieurs sont nuisibles ou source d'inquiétude. Ce thème est présent en particulier:
- Chez les épicuriens: le bonheur, plaisir stable, exclut la satisfaction, trop incertaine, des désirs ni naturels ni nécessaires (ambition, vanité) et des désirs naturels mais non nécessaires (bien manger, désirs sexuels, etc. ). Le Sage vise l'apaisement des désirs naturels et nécessaires, son hédonisme est ascétique.
- Chez les stoïciens : « Ne demande pas que les choses arrivent comme tu les désires, mais désire qu'elle arrivent comme elles arrivent, et tu couleras des jours heureux» (Épictète, "Pensées"; XIV).
Ainsi le Sage souhaiterait-il satisfaire tous ses désirs, mais en désirant le moins possible. Aux troubles de la jouissance, à ses ambiguïtés, il préfère l'absence de passion, un bonheur sans inquiétude, l'ataraxie.
Le désir fondamental : l'aspiration au Bien
La philosophie de Platon ne peut être confondue avec les sagesses qui n’invitent qu'à limiter, voire à supprimer les désirs, pour fuir l'inquiétude dont ils sont porteurs. Dans "Le Banquet", Diotime de Mantinée révèle à Socrate le sens philosophique du désir, toujours déçu et toujours renaissant, de satisfaire tous nos désirs. En effet :
- L'amour est essentiellement désir de ce qui nous manque, aspiration à une satisfaction, mais totale, parfaite, absolue.
- On comprend alors que l'amour, par exemple d'un beau corps, devienne si rapidement source de souffrance et de déceptions. À travers tous les objets désirables, l'amour vise une perfection qu'aucun d'entre eux ne peut donner.
C'est pourquoi l'inquiétude du désir, si l'on sait en faire un bon usage, anime une dialectique philosophique : « En passant comme par échelons d’un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences », celui qui désire est conduit peu à peu jusqu’à « la science de la beauté absolue », la contemplation de l'idée du Beau, « de laquelle participent toutes les autres belles choses » ("Le Banquet", 211 a-b).
En ce sens, selon Platon, le philosophe souhaiterait si ardemment satisfaire tous ses désirs qu'il serait soulevé par eux et conduit jusqu’à l'absolu, jusqu’à la perfection dont la contemplation comblerait enfin son attente. «Si la vie mérite d'être vécue [...], c’est à ce moment où l'homme contemple la Beauté en soi » (ibid).