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Sartre: La conscience s'éclate vers son objet

Dans un article intitulé "Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl", Sartre réfléchit sur la notion d'intentionnalité telle quelle fut développée par Husserl. Il reprend ainsi à son compte, en la réinterprétant, la tradition phénoménologique, qui lui permet de penser les structures de la conscience. Celle-ci n 'est pas pure réceptivité passive, elle est au contraire visée. Mais on ne peut pas la penser pour elle-même, indépendamment de tout contenu : " toute conscience est conscience de quelque chose".

Problématique

On peut décrire les mouvements de la conscience de façon imagée comme un perpétuel mouvement qui va de l'intérieur vers l'extérieur, et réciproquement. Quand je pense un arbre, je sors de moi-même, ma conscience est totalement centrée sur l'arbre, qui est hors de moi. Mais je ne puis penser l'arbre comme s'il constituait mon intériorité : l'arbre me résiste en ce sens qu'il reste toujours quelque chose d'extérieur à moi, malgré mes tentatives pour le penser. Je n'aurai pas plus de chance si j'essaie de me tourner vers l'intériorité de la conscience, qui n'existe pas, puisque ce moment, elle pense l'arbre, c'est-à-dire autre chose quelle.

Enjeux

Ce texte met en évidence les difficultés qu'il y a à penser la conscience, justement parce que c'est elle qui essaie de penser la conscience. Elle est à la fois intériorité, puisqu'elle se caractérise par des contenus organisés, mais c'est une intériorité impensable indépendamment de ses contenus, qui lui sont extérieurs.

La conscience s'éclate vers son objet

Connaître, c'est "s'éclater vers”, s'arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par delà soi, vers ce qui n'est pas soi, là-bas, près de l'arbre et cependant hors de lui, car il m'échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu'il ne se peut diluer en moi : hors de lui, hors de moi. Est-ce que vous ne reconnaissez pas dans cette description vos exigences et vos pressentiments ? Vous saviez bien que l'arbre n'était pas vous, que vous ne pouviez pas le faire entrer dans vos estomacs sombres, et que la connaissance ne pouvait pas, sans malhonnêteté, se comparer à la possession. Du même coup, la conscience s'est purifiée, elle est claire comme un grand vent, il n'y a plus rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ; si, par impossible, vous entriez "dans" une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au dehors, près de l'arbre, en pleine poussière, car la conscience n'a pas de "dedans" ; elle n'est rien que le dehors d'elle-même et c'est cette fuite absolue, ce refus d'être substance qui la constituent comme une conscience. Imaginez à présent une suite liée d'éclatements qui nous arrachent à nous-mêmes, qui ne laissent même pas à un "nous-mêmes" le loisir de se former derrière eux, mais qui nous jettent au contraire au-delà d'eux, dans la poussière sèche du monde, sur la terre rude, parmi les choses ; imaginez que nous sommes ainsi rejetés, délaissés par notre nature même dans un monde indifférent, hostile et rétif ; vous aurez saisi le sens profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse phrase : "toute conscience est conscience de quelque chose". [...] Être, c'est éclater dans le monde, c'est partir d'un néant de monde et de conscience pour soudain s'éclater-conscience-dans-le-monde. Que la conscience essaie de se reprendre, de coïncider enfin avec elle-même, tout au chaud, volets clos, elle s'anéantit. Cette nécessité pour la conscience d'exister comme conscience d'autre chose que soi, Husserl la nomme "intentionnalité".

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