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SAINT-SIMON (Louis et Claude-Henri de)

SAINT-SIMON (Louis et Claude-Henri de). Le nom de Louis de Saint-Simon (1675-1755) est justement célèbre dans la littérature. Ses Mémoires sont un document remarquable sur la France de Louis XIV et du Régent. Les philosophes, cependant, s'intéressent surtout à son lointain cousin Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, né à Paris en 1760, mort en 1825, qui fut, comme beaucoup de penseurs du début du XIXe siècle, préoccupé par les problèmes sociaux et la réorganisation de la société française après la Révolution et ses suites. Officier jusqu'à la Révolution, puis spéculateur et publiciste, finalement économiste et théoricien de la société, il collabora, à partir de 1819, avec Auguste Comte. C'est un homme de transition entre le libéralisme et le socialisme, au début de l'ère industrielle. Après les guerres napoléoniennes, il pensa d'abord à organiser la paix. Le meilleur moyen de l'obtenir était, selon lui, de donner dans la société une place prépondérante aux industriels et de transférer le pouvoir spirituel aux savants. Il voulut aussi instituer un nouveau christianisme, terrestre, qui ne s’inquiéterait ni de Dieu, ni de la vie éternelle, mais qui aurait pour maxime : « Aimez-vous les uns les autres. » Les savants et les industriels devront donc être des philanthropes. Le peuple apprendra ce nouvel ordre des choses moyennant un catéchisme national que rédigera l’institut. Le principe fondamental de la justice sera : « A chacun selon ses capacités ; à chaque capacité selon ses œuvres. » Le saint-simonisme a inspiré la réalisation de grands projets : assainissement, lignes de chemin de fer, grands travaux en Égypte et en Algérie, éducation professionnelle, aide aux vieillards. L'idéal saint-simonien était de substituer l'association à la rivalité et à l’exploitation de l'homme par l'homme. Il a maintenu l'autorité de l’État et son rôle disciplinaire pour diriger le travail. Les saint-simoniens ont attaqué la propriété égoïste, principalement l'héritage, et proposé la création de banques de crédit pour fournir des instruments de travail à tous ceux qui seraient capables de s’en servir. Ils ont fait preuve d'une grande confiance dans la bonté de l'homme.

Il est l'un des fondateurs historiques de la sociologie, et admet que la société repose sur deux forces antagonistes : celle de l'habitude avec les institutions, et celle du changement. Périodes « organiques » stables et périodes « critiques » alternent au cours de l'histoire. La société industrielle - qui succède aux sociétés théologique et militaire -doit mettre un terme à la période de crise révolutionnaire que vient de connaître la France. En rupture avec l'ordre politique ancien marqué par la noblesse et le clergé va naître un nouvel ordre social et économique qui permettra l'accomplissement optimal des vertus humaines, grâce à l'œuvre des élites de l'avenir (savants, industriels, artistes), qui se substitueront aux classes dirigeantes de l'Ancien Régime, vestiges de l'âge militaire désormais périmé : ainsi, finalement, le gouvernement des personnes sera-t-il remplacé par l'administration des choses. L'influence de Saint-Simon est déterminante sur la pensée d’A. Comte*, et elle s'exerce également sur les socialistes du XIXe siècle.

SAINT-SIMON (Claude Henri de Rouvroy, comte de), philosophe et économiste français (Paris 1760- id. 1825). Petit-cousin du duc de Saint-Simon (l'historien, auteur des Mémoires, 1675-1755), il participe à la guerre de l'indépendance américaine (de 1777 à 1783), consacre son existence au voyage et finit par vivre assez misérablement. On lui doit l'Esquisse d'une Nouvelle Encyclopédie, l'Histoire de l'homme (1809-1811), un Mémoire sur la science de l'homme (1813). Avec la collaboration d'A. Thierry, il publie, en 1814, la Réorganisation de la société européenne, en faveur d'une fédération des peuples d'Europe. Mais sa doctrine proprement dite est exposée, en 1817, dans l'industrie ou Discussions politiques, morales et philosophiques, dans l'intérêt de tous les hommes livrés à des travaux utiles et indépendants, puis dans le Système industriel (1820-1823). Son œuvre est à l'origine du développement de la pensée positive et de la pensée socialiste. Sa doctrine revenait à confier le pouvoir aux industriels, qui sont « les véritables chefs du peuple, qui le commandent dans ses travaux journaliers ». Il s'agit, en somme, d'une réduction du pouvoir politique (de l'autorité sur les hommes) au pouvoir économique (à l'administration des choses). C'est cette dissolution de l'Etat dans I' « atelier » que retiendront Marx et Engels.

saint-simonisme, doctrine du comte de Saint-Simon et de ses disciples. — Le saint-simonisme est une doctrine de l'égalité, visant à ordonner la société suivant le principe : « A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. » Il se présente à la fois comme une religion (prêchée par Enfantin et Bazard) et comme un socialisme condamnant la propriété privée qui permet l'exploitation des travailleurs. Le but du saint-simonisme est de faire cesser l'exploitation de l'homme par l'homme. Il préconise la suppression des héritages privés et leur répartition suivant les besoins et les capacités. Il prévoit déjà un programme d'enseignement technique, adapté à la société industrielle. La doctrine égalitaire de Saint-Simon fut reprise et développée notamment par Bailly, Léon Halévy, Duvergier, puis par Enfantin, Bazard, P. Leroux, A. Blanqui et Garnier. Elle fut partagée par Auguste Comte. Ce mouvement marque une époque qui s'achève vers 1839.

SAINT-SIMON Claude-Henri de Rouvroy, comte de. Économiste français. Né et mort à Paris (17 octobre 1760-19 mai 1825). Saint-Simon faisait partie de la famille du célèbre auteur des Mémoires . D’abord officier, combattant de la guerre d’indépendance américaine, il révèle dès cette époque son génie turbulent, sa passion de tout connaître et de tout entreprendre, ses dons parfois étranges et fumeux d’inventeur et de précurseur en adressant au vice-roi du Mexique un projet de canal dans l’isthme de Panama. Ayant abandonné le service avec le grade de colonel, en 1783, il voyage en Hollande et en Espagne, encore occupé par ses projets de constructions de canaux, revient en France au moment de la Révolution, s’enthousiasme pour les idées nouvelles et refuse d’émigrer. De 1790 à 1797, il se lance hardiment dans la spéculation sur les biens nationaux et fait des bénéfices considérables qui lui permettent, au sortir de la Terreur, de mener la vie fastueuse d’un roi du Directoire. Saint-Simon, frustré par son associé et ayant liquidé ses affaires, commence bientôt son apostolat social : il avait vu, disait-il, son ancêtre Charlemagne lui apparaître en songe et lui prédire qu’il serait son égal comme philosophe. En 1802, ses Lettres d'un habitant de Genève à ses contemporains donnent l’esquisse d’une religion nouvelle fondée sur la science et vouée au culte de Newton. Son Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle définit, cinq ans plus tard, les grands thèmes de sa doctrine et est syivie, en 1814, par un mémoire : De la réorganisation de la société européenne, ou de la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun sa nationalité , ouvrage auquel collabora également Augustin Thierry. Après quelques voyages en Angleterre, en Allemagne et en Italie, Saint-Simon fonde en 1818 L'Industrie , publication destinée à mettre en rapports les banquiers, les producteurs et les savants et en 1819 L'Organisateur , qui publie la fameuse « Parabole » où Saint-Simon montre que la France perdrait moins à la disparition de la famille royale et de toute la noblesse qu’à celle de ses savants, de ses industriels et de ses agriculteurs. Ayant dissipé sa fortune dans ces diverses tentatives, réduit à la misère, recueilli par un ancien domestique et contraint à un obscur travail de copiste, Saint-Simon tente de se suicider le 9 mars 1823; il n’y perd qu’un œil. Secouru par quelques disciples de valeur comme A. Thierry, A. Comte, Enfantin, il fait paraître, en 1824, les cahiers de son Catéchisme des industriels . A sa mort, un an plus tard, ses idées n’étaient guère répandues, mais l’école formée par ses élèves donne des conférences et lance bientôt un journal, Le Producteur, où collaborent Enfantin, A. Comte, Blanqui, Armand Carrel. D’abord strictement scientifique, le groupe se laisse bientôt prendre à des rêves de religion nouvelle et se transforme en Église, dont le grand prêtre sera le Père Enfantin. 1830 marque son apogée : des hommes éminents fort divers, financiers comme Pereire, historiens comme A. Thierry, musiciens comme Félicien David, littérateurs comme G. Sand et Sainte-Beuve se rallient au saint-simonisme qui avait le prestige d’unir les deux grands mouvements du siècle : mysticisme et culte de la science. Mais les extravagances de l'Église saint -simonienne lui attirèrent rapidement un procès intenté par l’Etat qui, en août 1832, termina l’histoire du saint-simonisme comme secte. On a pu dire de Saint-Simon qu’il semblait sortir d’un roman de Balzac, en cousin, par exemple, du héros de La Recherche de l'absolu . C’était un visionnaire, un peu fou sans doute, mais « la folie, disait-il, n’est pas autre chose qu’une extrême exaltation et cette exaltation extrême est nécessaire pour faire de grandes choses ». Toute sa pensée est mue par l’ambition de mettre fin à la crise révolutionnaire grâce à l’organisation scientifique d’un monde meilleur; son thème favori est l’exaltation de l’industrie. Dans sa « Parabole », il montre l’inutilité des actuelles classes dirigeantes; l’élite de l’avenir, ce sont les travailleurs (terme qui, pour Saint-Simon, désigne les savants, fabricants, industriels, banquiers aussi bien que les ouvriers), « classe fondamentale, classe nourricière de la nation ». La société est en effet essentiellement économique et semblable à une manufacture, à un grand atelier. Le désordre présent, selon Saint-Simon, tient à ce que la classe des travailleurs, celle de l’avenir, est encore opprimée par les anciennes classes, d’origine militaire. Il faut donc, dans l’immédiat, promouvoir un renouvellement des élites dirigeantes. Mais Saint-Simon, si grande soit sa confiance dans les merveilles de l’industrie, sent bien que la solidité du nouveau régime exige une philosophie capable de rallier tous les esprits. Au fur et à mesure de son évolution, l’économiste fait place en lui au fondateur de religion, qui va un instant se rapprocher des théocrates de l’époque, Lamennais en particulier. Comme ces derniers, Saint-Simon vitupère la philosophie du XVIIIe siècle, toute négative; et dans son dernier ouvrage, Le Nouveau Christianisme, il trace les grandes lignes d’une religion assez vague, sans surnaturel, mais possédant, comme le catholicisme, son dogme, son culte et son Eglise, fondés principalement sur le mythe de la fraternité humaine. Dans le domaine de l’action, le saint-simonisme fut une des forces du XIXe siècle : ses disciples poussèrent à la construction des chemins de fer, ils proposèrent des plans d’urbanisme, ils tentèrent les premiers la percée du canal de Suez. Saint-Simon eut aussi un grand héritier, Auguste Comte, qui, comme lui s’attacha à fonder la politique comme science. Plus loin encore, Saint-Simon peut faire figure d’ancêtre de la technocratie contemporaine.

SAINT-SIMON Louis de Rouvroy, duc de. Pair de France et grand d’Espagne. Né dans la nuit du 15 au 16 janvier 1675 à Paris; mort à Paris, le 2 mars 1755. A sa naissance, son père avait soixante-neuf ans, sa mère trente-deux. Quel que soit l’héroïsme de l’époque, l’âge paternel dépassait la norme et la maman l’était devenue alors que beaucoup de femmes de cette époque étaient déjà grand-mères. L’enfant, qu’on appela le vidame de Chartres, restera toujours malingre et souffreteux. Toute une part de son atrabile célèbre, de sa réputation d’agressivité (d’ailleurs surfaite) vint de cette déficience physique, et il ne dut qu’à une énergie sans pareille, de pouvoir mener la vie qu’il s’imposa. Son père, dont on a critiqué acerbement la naissance, appartenait à une bonne et ancienne noblesse, avec des alliances honorables dont certaines même étaient extrêmement brillantes. Il avait été élevé à la dignité de duc et pair par Louis XIII qui l’appréciait pour sa fidélité, et, subsidiairement, pour ses connaissances équestres et de vénerie. Tallemant des Réaux assure que le seul mérite du duc Claude de Saint-Simon fut de ne pas cracher dans le cor du Roi qu’il portait en écharpe... La raillerie commençait. La fidélité du duc Claude passa au fils sans jamais se démentir. Le vieux duc assista jusqu’à sa mort à la messe anniversaire dite a Saint-Denis pour le feu roi; il s’y trouvait seul avec son enfant. On ne peut se faire une idée juste et nette du grand mémorialiste sans prendre en considération le tort que lui ont fait les démagogues, au début du XIXe siècle. Les sectaires Pont, par esprit de parti, abominablement calomnié. Il était naturel, d’ailleurs, que les opinions partisanes s’acharnassent sur un apôtre de la monarchie, de la noblesse active et de la religion. On a dépassé toute mesure. Qu’on pût condamner sa doctrine n’aurait pas dû amener ses détracteurs jusqu’au mépris de l’homme, du penseur, de l’historien, si ce n’est même de l’artiste. On a tout suspecté. Cependant, et avant toute autre chose, je ne crois pas qu’il soit possible à un esprit impartial de nier le sentiment de vérité qui le dominait et le propulsait. Erreurs matérielles, peut-être; erreurs dans les apports de seconde main, c’est possible, mais toujours la volonté d’être loyal et l’amour passionné du vrai. Les illustres Mémoires sont insérés entre deux invocations véhémentes à l’honnêteté, au scrupule, au devoir historique. D’autre part, dans cette remise en valeur, il est nécessaire de faire intervenir l’intégrité morale de M. de Saint-Simon durant sa longue vie de quatre-vingts ans. J’irai même jusqu’à dire, de rappeler son jansénisme, bien qu’il se défendît de compter parmi les adeptes de Port-Royal. Une existence consacrée entièrement à l’observance religieuse — M. de Saint-Simon fit de très nombreux séjours à la Trappe, auprès de l’abbé de Rancé qu’il appelait son « patriarche » — et à la stricte doctrine ne peut tromper. Ce saint de l’Eglise et de la Monarchie n’aurait-il donc fauté que la plume à la main ? Il entre d'abord au service dans les mousquetaires du roi; c’est au camp de Gimsheim, sur le Rhin, qu’il eut, à dix-neuf ans, l’idée de ces Mémoires auxquels il allait consacrer toute sa vie. Saint-Simon prit part au siège de Namur (1692), à la prise de Charleroi, ainsi qu’aux diverses campagnes d’Allemagne. Il quitta l’armée en 1702 à la suite d’un passe-droit très net, et qui n’indique nullement une exacerbation de la susceptibilité. Louis XIV s’en défiait, tout en lui vouant une considération indiscutée. La position prise par le duc de Saint-Simon fut toute de suite « intellectuelle », dirons-nous, en usant d’un mot qui n’avait pas cours à l’époque mais qui exprime assez exactement ce que nous voulons faire comprendre aujourd’hui. Le Grand Roi supportait mal les supériorités de l’esprit. Il les jugeait facilement frondeuses et désobéissantes. Il apprécia donc M. de Saint-Simon en tant qu’nomme honnête et de bonne vie, sans pouvoir parvenir à l’aimer ni même à l’occuper. Le duc s’y résigna assez vite. Il s’attacha au petit-fils du Roi, à l’héritier présomptif, au jeune duc de Bourgogne. En 1712, la mort du prince vint le désespérer. Lui enlever vraiment le goût de vivre. Il fut bien près de quitter la Cour. Son autre amitié, bien à l'opposé, amitié irraisonnée, enfantine, l’inféoda au neveu du Roi, à Philippe d’Orléans qui deviendra le Régent. Etonnante affection, attachement incompréhensible sans y faire entrer des souvenirs de prime jeunesse. Affection qui aurait pu beaucoup lui rapporter et dont M. de Saint-Simon ne tira rien que de l’amertume finale et des déceptions accrues. Après avoir triomphé du parti du duc du Maine, son ennemi personnel, Saint-Simon fut pendant quelques années le conseiller écouté du Régent. En 1718, cependant, la forme de gouvernement qu’il avait préconisée disparut et il refusa la charge de garde des sceaux et de gouverneur du jeune roi. Chargé de l’ambassade de France en Espagne, le duc de Saint-Simon y demeura deux ans (1721-1723), et, à son retour, se retira définitivement de la vie publique. Il vécut alors de plus en plus solitaire — sa femme mourut en 1734, ses fils en 1746 et 1754 — tantôt en son château de la Ferté-Vidame (Eure-et-Loir), tantôt à Paris. Néanmoins, cette amitié pour le duc d’Orléans demeure une de ses cautions les plus sûres, en révélant chez lui un esprit sensible, presque naïf dans ses préférences, et en tout cas d’une scrupuleuse discrétion. Une autre preuve de sa qualité apparaît dans son amour sans faille pour sa femme, Gabrielle de Lorges, fille du maréchal de Lorges — d’elle il eut une fille infirme, deux fils qu’on appelait à la cour « les bassets » et qui moururent avant lui — épousée à vingt ans, et chérie au point que M. de Saint-Simon exigea, par testament, que son cercueil fût relie à celui de sa femme, dans leur caveau, et par des liens de fer. Ce romantisme est révélateur et aurait dû éclairer. M. de Saint-Simon passa sa vie dans les cabales, mais dont presque toutes seraient à son honneur, car elles furent orientées vers le bien du royaume et son intégrité. Ainsi lutta-t-il jusqu’à la vieillesse contre l’influence et l’importance des enfants adultérins de Louis XIV, envers qui le Roi montra tant de partialité et de faveur. En y regardant attentivement, on prend conscience que M. de Saint-Simon ne se prodigue que pour des causes très nobles, et aussi que son dénigrement ne s’exerce que sur des personnes déjà suspectées. Son œuvre est immense et témoigne d’un labeur soutenu qui pourrait déconcerter. Ses Mémoires comptent cent soixante-treize cahiers in-folio, paginés de 1 à 2584, et mettent en scène plus de huit mille cinq cents personnages qui, chacun, ont leur caractéristique et paraissent ressemblants tellement l’observation a été pertinente et la plume vive. En plus des Mémoires, le petit duc rédigea des études, des recherches, des essais en grand nombre contenus, avec une abondante correspondance, dans plus de trois mille cahiers. Beaucoup de ces écrits auraient été perdus, dont on ne trouve que des mentions; un bien plus grand nombre reste inédit. On n’en finira jamais. Parmi ceux de ces essais qui ont été publiés, il y a lieu de signaler particulièrement le Projet de gouvernement anonyme, la Lettre adressée au roi apres la mort du duc de Bourgogne et qui constitue une accablante accusation contre les méthodes de gouvernement de la fin du règne de Louis XIV ; le Parallèle des trois rois, écrit en 1746 et qui apparaît en réalité comme le testament historique de M. de Saint-Simon. En dehors de la ténacité, de l’énergie qui sortent d’une pareille application, l’œuvre en soi est tout à fait hors de pair. M. de Saint-Simon possédait d’extraordinaires dons. Une liberté d’élocution qui en fait un des écrivains les plus vifs de notre langue; une facilité de déduction qui le doue d’une force convaincante, d’une rhétorique, d’une éloquence plutôt, jamais atteinte dans son efficacité. La disposition, l’enchaînement, la mise en valeur de ses arguments arrivent à l’emporter ou devraient le faire si la résistance préablable, la méfiance, enfin inspirée, ne parvenaient à diminuer leur action. Ces parties élocutives de Saint-Simon sont peu connues et peu suivies; si l’on voulait cependant apprécier le mémorialiste complet et dans son essentiel, il faudrait y revenir et s’y appliquer. Car, dans ses « caracoles », dans ses morceaux de bravoure, dans ses silhouettes ou ses portraits, notre conteur est marqué d'une telle animation, d’une telle vie, d’une liberté si indépendante que tout le reste paraît fade et que la sérieuse armature de son discours disparaît devant sa fougue. Les morceaux choisis rencontrent un succès accru. Disons que l’inquiétude des éditeurs s’est résolu d'écrémer Saint-Simon et de ne faire presque état que de sa verve, d’une part très restreinte de l’œuvre immense. On a dit que Saint-Simon était par excellence un auteur « descriptif », et ainsi parlant, on ne livre qu’une part de sa vérité et de son art. Il est un auteur « animiste », au premier chef, c’est-à-dire, et pour donner à ce mot une acception juste, qu’il introduit une « passion essentielle » dans le cours de sa vie et de son récit vital; qu’il doue d’une âme personnelle tout ce qu’il écrit et veut communiquer. Communiquer, en effet, et par tous les moyens, aussi fortement, aussi rapidement que possible. Voici le point spécial. Alors, tout se trouve bousculé des exigences habituelles de la narration, tout se courbe sous ce coup de vent furieux, sous cette rafale expressive qui s’abat sur l’idée ou l’image et l’entraîne dans son élan. Le conteur appelle à lui tous les moyens et les plus expéditifs, depuis l’ellipse, qui dépouille, même décharné le récit, jusqu'aux innombrables relatifs qui l’étirent sans le tronçonner, aux incidentes multiples qui le chargent et lui donnent du poids. Il existe dans les Mémoires des phrases qui durent deux pages; des périodes sans nombre se groupant autour de la proposition principale et qui essoufflent mais qui, justement, frappent et malaxent une sensibilité déjà hypertendue. Si l’on osait conseiller la curiosité ou l’attrait, on proposerait une lecture discontinue, d’abord; faite sur des morceaux choisis et succincts pour se familiariser; puis, de l’étendre. On supplierait de n’accéder aux œuvres complètes (Boislisle, quarante et un volumes in-quarto) qu’après cette manière d’initiation déférente et précautionneuse. Il ne faut pas s’obstruer la veine sensible par l’amas et l’entassement d’une prodigalité si rare. On n’avale pas du premier coup une substance de cette force et de cette abondance. Cela demande approches et ménagements pour ne pas s’engouer. Ne cachons pas d’ailleurs que les plus émouvants chapitres sont des récits de rancune, d’aversion. Mais il importe de faire souvenir que, d’abord, ces pages furibondes, étincelantes, n’apparaissent que mélangées à d’autres d’un ton bien diffèrent et qui les diluent; puis que cet abandon de tout respect humain, de toute hypocrisie est assez rare pour inspirer à la fois curiosité et confiance. Un tel déchaînement n’appartient pas aux âmes falotes et anémiées. Qu’on se rappelle alors les pages de fidélité et d’amour qui doublent ces exécrations et ainsi nous bénéficierons d’une autorité exceptionnelle et d’accents inouïs, partagés entre l’amour et la haine.

♦ Saint-Simon écrivait à la diable pour l'immortalité. » Chateaubriand. ♦ « Saint-Simon, historien par hasard, moraliste par explosion, philosophe par colère, satirique par humeur, vertueux par dégoût. Tacite et Juvénal dans la même page, il crée une langue à la vigueur de ses aversions et de ses amours. » A. de Lamartine. ♦ « Il a été vrai, on l’appelle méchant. » Stendhal. ♦ « Son esprit pénétrant, subtil, amer est comme l’instrument naturel pour fouiller dans la corruption et il y porte l’âpre investigation du confesseur, avec la liberté philosophique de l’historien. » Nisard. ♦ Le plus prodigieux des peintres de portraits et le roi de toute galerie historique. » Sainte-Beuve. ♦ II était historien autant par nature que par fortune... trop passionné pour être homme d’action... La sensibilité violente est la moitié du génie... » Taine. ♦ « Il faut vivre Saint-Simon... ’personne, sauf Montaigne, n’a eu cette lame en pointe, cette encre noire. La plume de notre duc trouait la feuille. Il « assenait » (le terme est de lui) ses regards... » Jean Cocteau.




Claude Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, fondateur du saint-simonisme, est né en 1760. Après avoir servi en France, il passe aux États-Unis, où il combat pour la cause de l'indépendance, sous les ordres de Bouillié et de Washington. De retour en France quelques années avant la Révolution, il spécule sur les biens nationaux, voyage en Hollande et en Espagne, et se met en rapport avec les savants étrangers. En 1802, il publie son premier ouvrage contenant en germe les idées sociales et religieuses qu'il développera plus tard. Cet ouvrage est mal accueilli : Saint-Simon, découragé, se tire un coup de pistolet à la tête et perd un œil. Revenu à la santé, il se met à l'œuvre de nouveau. Il écrit une série d'ouvrages dans lesquels il s'affirme comme le précurseur du positivisme et des sciences sociales. Il y développe ses idées sur la nécessité d'étudier scientifiquement la société et y exprime sa foi en l'avenir de l'industrie. Il y pose également les bases de l'école socialiste saint-simonienne instituée par ses disciples, le père Enfantin, Augustin Thierry,. Auguste Comte... Il meurt en 1825. Ses principaux ouvrages sont : Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle (1808), Esquisse d'une nouvelle Encyclopédie (1809), Histoire de l'Homme (1811), Le Nouveau Christianisme (1825)... En 1816, il a fondé la revue L'Industrie, organe propagateur de ses conceptions. Utopique, Saint-Simon prédit la prochaine disparition de la guerre et, par suite, de tous les abus dans le domaine du travail. Il appelle le nouvel ordre des choses, dont il se dit le précurseur, « la cessation de l'exploitation de l'homme par l'homme », formule que reprendra le Manifeste du parti communiste en 1848. Enfin, ce rêveur croit que l'humanité, arrivée à l'extrême de la civilisation, ne serait plus que l'association universelle de tous les hommes, sous la triple direction des savants, des artistes et des industriels. Il prône un nouveau christianisme, fondé sur « la fraternité » et non soumis au principe d'autorité, comme le catholicisme ou le protestantisme. L'un de ses disciples, Enfantin, fonde un phalanstère pour mettre en application la « religion saint-simonienne ». Cette communauté modèle, installée à Ménilmontant en 1831, basée sur la fraternité et l'amour, ne survit que peu de temps, minée par les querelles et les jalousies de ses membres.

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