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ROUSSEAU Jean-Jacques 1712-1778

ROUSSEAU Jean-Jacques 1712-1778
Vie et œuvres : 1. Genève, Paris. 2. Montmorency. 3. Rousseau traqué. - Un législateur très subjectif : 4. Rousseau et la Nature. 5. Rousseau et la République. - 6. Un écrivain « romantique ». Philosophe et romancier, né à Genève.
Genève, Paris
Genevois avant tout, sans aucun doute. La formule habituelle « écrivain d’expression française », si elle se justifie dans bien des cas (pour un Casanova, un Cendrars, etc.), serait ici, nous semble-t-il, abusive. Et la traditionnelle mention de la « famille d’origine française » ne peut pas davantage autoriser l’annexion d’un homme dont le cœur, et, plus encore l’esprit, se rattachent à sa cité de Genève ; république alors fort austère et vertueuse (spartiate même, au milieu d’une Europe raffinée) et qui, tout au long du siècle philosophique, aura valeur exemplaire. Jean-Jacques ne quitte la « ville de Calvin » qu’à seize ans ; et ses Confessions révèlent l’empreinte qu’elle laissa sur lui. Il perd sa mère en venant au monde. Son père, horloger, l’abandonne dès 1720. Il est alors confié à un pasteur, dont la sœur, Mlle Lambercier, exerce sur lui un attrait qu’il juge coupable. En outre, elle le punit par des fessées ; or Jean-Jacques les trouve à son goût et il verra là plus tard un péché immonde, générateur de folie. D’où cette boutade, au fond très sérieuse, de Jean Cocteau (dans l’ouvrage collectif Tableau de la littérature française) : « Le postérieur de Jean-Jacques est-il le soleil de Freud qui se lève? J’y distingue plutôt le clair de lune romantique. Se croire malade parce qu’on garde le souvenir agréable d’une fessée est encore une preuve de candeur. » En 1724, il est recueilli par sa tante ; puis, mis en apprentissage chez un graveur. Mais la contrainte lui devient vite insupportable, et, pour finir, ayant par deux fois trouvé fermées les portes de Genève en rentrant de ses longues promenades au-delà des remparts, l’adolescent va tourner le dos à sa ville natale. Il part à l’aventure.
Près d’Annecy, un curé, à qui il demande asile, l’envoie vers Mme de Warens, une jeune femme de trente ans, qui s’occupe, en quelque sorte, de traite des âmes pour le compte du roi de Sardaigne (dont à l’époque dépend la Savoie), et qui va, selon sa filière habituelle, convertir Jean-Jacques à la foi catholique. Elle l’expédie muni d’un pécule à l’hospice des catéchumènes de Turin. Là, en quelques jours, il abjure le protestantisme, ainsi que les nombreux camarades de sa promotion (après quoi, traditionnellement, les paroissiens présents à la cérémonie sont invités à la quête ; notre néophyte reçoit un peu plus de vingt francs). Laquais à Turin. Séminariste à Annecy. Professeur de musique à Lausanne (il avouera plus tard, dans les Confessions, ne pas savoir déchiffrer une mélodie, mais ne sera pas moins, dans ^Encyclopédie de Diderot, spécialiste de la « science musicale »). Il erre encore quelques années, puis, de guerre lasse, va retrouver Mme de Warens - Maman, comme il dit - qui accueille bien volontiers cet enfant devenu un jeune homme. À Chambéry, puis près de la ville, aux Charmettes, elle va essayer en vain durant neuf années (1732-1740) de lui trouver un métier qui lui assurerait l’indépendance. On songe à ce précepte qu’il donnera plus tard, dans l'Émile : La grande règle n'est pas de gagner du temps, mais d’en perdre. Il en perd beaucoup ; se promène ; lit ; écrit une mauvaise comédie, Narcisse ou l’Amant de soi-même (1733) ; rêve ; supplante, en qualité d’amant, l’intendant du domaine, Claude Anet. Mais son incompétence amoureuse lasse enfin Mme de Warens, qui lui trouve une place : précepteur des enfants de M. de Mably (1740). Un an plus tard, Jean-Jacques se représente une fois encore aux Charmettes. Il a vingt-neuf ans ; et, cette fois, Maman ne veut plus se charger de lui. À Paris, où d’abord il se rend (1741), Rousseau envoie à l’Académie des sciences un projet de notation musicale par chiffres, avec suppression de la portée (mais les musiciens trouvent la lecture habituelle sur la portée plus facile à concevoir pour l’œil). Il accompagne alors à Venise M. de Montaigu qu’il déçoit (1743) ; retourne à Paris, où il se lie avec une servante d’auberge, Thérèse Levasseur, qui ne le quittera plus de toute sa vie (1746). Il abandonne son premier rejeton aux Enfants-Trouvés (1747, les quatre autres suivront). Bientôt il va faire la connaissance de Diderot et du baron Grimm ; il hante les salons mondains, devient mondain lui-même, et, enfin, publie son premier ouvrage, le Discours sur les sciences et les arts (1750) :
Sur ce thème, mis au concours par l’académie de Dijon, Jean-Jacques imagine de jouer perdant. Défi à l’idée du progrès des Lumières, chère à tout son siècle, il pose que les sciences et les arts ont amené une régression sur le plan moral, ont corrompu les mœurs. Le jury, par un défi semblable, le couronne. Cet homme scandaleux devient du jour au lendemain célèbre. On l’a plus tard accusé d’avoir à dessein choisi une thèse aussi visiblement paradoxale. (On a même laissé entendre que Diderot la lui aurait suggérée.) Mais a-t-il vraiment « choisi » cette position? Rappelons qu’il est, durant ses seize premières années, citoyen de Genève ; et, à ce titre, imprégné d’une doctrine rigoriste qui proscrit les théâtres, tient en suspicion les arts plastiques et réprouve le « vain luxe ». On reprocha de même à Rousseau d’avoir à partir de cette date affiché le comportement le plus bizarre, comme s’il voulait plier sa vie à la thèse qu’il venait de soutenir. Et de fait, il va répondre au Mercure de France, qui s’empresse de demander un article à l’homme du jour: Je me suis hâté de rentrer dans l’obscurité [...] où vous devriez me laisser pour l’honneur de votre journal. Il renonce à la vie mondaine et décide de gagner sa vie en tâcheron artisanal ; il va « copier de la musique ». S’il fait jouer en 1752 son intermède musical, Le Devin du village (arrangé par le grand compositeur Philidor, alors peu connu), il se présente au public de l’Opéra non rasé ; refuse de voir le roi qui veut le féliciter et lui faire attribuer une pension. Peu à peu il abandonnera l’habit doré ; puis l’épée, qui sied mal à l’homme selon la nature. Il 'prend la perruque ronde du bourgeois (bientôt, il adoptera le bonnet et la robe d’Arménien). Enfin, il retourne à la foi calviniste, et se retire à Genève où le Conseil lui rend son titre de citoyen. À sa république retrouvée il dédie en 1754 un deuxième Discours (toujours proposé par l’académie de Dijon, qui ne le couronnera pas cette fois), Sur l’origine de l’inégalité : Cette origine, Rousseau la décèle dans la propriété ; et par suite dans l’institution sociale, qu’il rend responsables l’une et l’autre de l’actuelle corruption des hommes. En définitive, il ramène ainsi le deuxième thème de concours au premier. Non pas qu’il soit par inadvertance « sorti du sujet » ; mais d’un Discours à l’autre son principe de l’homme naturellement bon s’est enrichi de notions satellites et, peu à peu, s’est organisé en système. Désormais, toute idée venue de l’extérieur sera amenée à graviter autour de cette idée centrale. Aussi la nouvelle question posée par l’académie de Dijon n’est-elle pas pour lui nouvelle ; elle fait partie du problème initial, et il peut donc écrire que toute institution sociale (propriété, autorité, etc.) est mauvaise, puisqu’elle éloigne l’homme de l’état de nature : Le hasard a rendu un être méchant en le rendant sociable.
Montmorency En 1756, pourtant, il accepte de s’installer à l’Ermitage, près de Montmorency, dans la propriété de Mme d’Épinay, la maîtresse de Grimm. Il y rencontre la grande passion de sa vie, Mme d’Houdetot, qui restera fidèle à son amant, Saint-Lambert. (Ce trop beau « chevalier », poète délicieux des Saisons, avait déjà fait souffrir Voltaire quelque dix années plus tôt.) Bientôt, son ami Grimm le calomnie auprès de l’hôtesse. Elle le congédie. Mais il est invité non loin de là, à Montmorency, par le maréchal de Luxembourg, qui l’admire ; et Rousseau va composer alors, coup sur coup, quatre œuvres capitales : Brouillé avec Diderot à la suite de l’article de YEncyclopédie sur « Genève », œuvre de d’Alembert (qui souhaite en cette ville, hostile aux arts de la scène, l’institution d’un théâtre), il réplique par la fameuse Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758). Non, Genève ne doit pas tolérer de théâtres, car leur but n’est pas la vertu, mais le plaisir : comiques, ils mettent les rieurs du côté du plus malin contre l’honnête homme, naïf et désarmé ; tragiques, ils font perdre contact avec l’humble réalité de tous les jours. Dans les deux cas, ils traitent en priorité de l'amour (et donnent à ce sentiment trompeur un attrait par lequel il perd ceux qui s’y livrent). Genève, au contraire, devra s’imprégner de l’esprit des fêtes Spartiates : gymniques, militaires, morales. Par exemple, trois groupes d’acteurs et de chanteurs viendront représenter tour à tour les trois fonctions de la famille, à savoir les ancêtres (couplet I, ci-dessous), puis les adultes (II) et enfin les futurs citoyens (III) : I - Nous avons été jadis Jeunes, vaillants et hardis... II — Nous le sommes maintenant À l’épreuve à tout venant... III - Et nous bientôt le serons Qui tous vous surpasserons;