Roger Caillois
Né à Reims en 1913. Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, agrégé de grammaire. Participe au mouvement surréaliste. Chargé de mission en Amérique du Sud pendant la guerre. A son retour, il fera connaître en France les grands écrivains ibéro-américains (Mistral, Borges, Neruda). Fondateur de la revue Diogène/1952). Haut fonctionnaire de l’UNESCO de 1948 à 1972. Elu à l'Académie française en 1971.
Roger Caillois est peut-être un homme du xviiie siècle, c’est-à-dire du temps où les belles-lettres étaient le dénominateur commun de toute activité théorique et pratique. Il y a en lui quelque chose du Fontenelle de l’Entretien sur la pluralité des mondes ou de l'Histoire des Oracles. (On lui doit d’ailleurs une édition des œuvres de Montesquieu à la Pléiade.) Caillois est un rationaliste du déraisonnable pour qui l’univers est un tout (un structuraliste donc). Le fameux épisode dit des « haricots sauteurs », en même temps qu’il fut l’occasion de sa rupture avec Breton, marque bien la nuance qui sépare la vérité invraisemblable du mensonge. Toutes les formes de l’art sont d’abord dans la nature. La sollicitation de Caillois par les formes naturelles — dessins des marbres-paysages, agates, septaria, etc. — n’est pas de l’esthétique écologique : la pierre formée, formalisée, nécessairement rêvée, annonce l’œuvre moderne, œuvre presque sans auteur mais avec lois. Forme de nature ou forme de culture, accidentelle ou concertée, beauté produite exprès (l’art) ou par hasard, c’est toujours la même chose : une organisation et des règles constantes sous leurs applications innombrables. L’artiste cherche à se faire naturel dans sa quête de « l’économie ultime de la nature ». Caillois est un classificateur souple : ce qui l’intéresse, ce n’est pas la liste mais le croisement sur la diagonale. Il montre, par exemple, le rapport entre une figure, celle de la symétrie, et l’organisation sociale. La symétrie interdit/transgression est une symétrie qui fonctionne sous la menace de la dissymétrie. La symétrie absolue est totalitaire. La dissymétrie a partout vocation de « briser une inertie sclérosée pour assurer un développement inédit ». Il en va de même pour le langage : voyez l’alexandrin ou l’image poétique (ressemblance-symétrie-différence). La dissymétrie, « élément de vitalité novatrice, donc risque et aventure », est loi occulte et universelle. André Breton appelait, paraît-il, Caillois la « boussole mentale ». On pourrait aussi bien dire : un surréaliste du rationnel. Son programme : « combiner en un système ce que jusqu’à présent une raison incomplète élimina avec système ». La littérature ne doit pas échapper à l’investigation. Il s’y intéresse comme à n’importe quelle réalité ou activité. Ecrivant Babel en 1948, il rappelle qu’une «littérature existe dans une société donnée » et remarque quelle sinistre image de l’homme est figurée par l’écrivain d’avant-guerre, vaniteux, irresponsable et nihiliste. « Voici la fin : l’artiste qui prive la littérature de toute responsabilité humaine, afin qu’elle ne soit que littérature, au moment où il lui découvre cette frivolité qu’il vient de s’appliquer si fort à lui ménager, n’hésite pas longtemps à la déprécier. » Dans le même ouvrage, Caillois dénonce le n’importe quoi poétique par lequel on affranchit les mots « de toute obligation d’exactitude et de vérité ». Fondant en 1938, avec Leiris et Bataille, le Collège de sociologie il écrit en introduction : « Il semble que les circonstances actuelles se prêtent très particulièrement à un travail critique ayant pour objet les rapports mutuels de l'être de l’homme et de l'être de la société : ce qu’il attend d’elle, ce qu’elle exige de lui. » Il ajoute que « l’honnêteté est cette force qui ne permet à l’homme qu’un visage », et conclut par sa confiance en un « esprit d’examen, une incrédulité impitoyable et très irrespectueuse. Sociologue, disciple de Marcel Mauss, Caillois explore l’analogie entre les lois du sacré dans les sociétés primitives et ce qui en tient Heu dans les nôtres : non une morphologie du sacré, mais une syntaxe. Dans les Jeux et les hommes, il donne une classification et une combinatoire des jeux : Agôn (compétition), Aléa (hasard), Mimicry (simulacre), Ilinx (vertige). Il explique la substitution capitale du monde du masque et de l’extase par celui du mérite et de la chance. Dans Bellone ou la pente de guerre, il étudie dans leurs rapports avec les fêtes primitives ces « paroxysmes de la société », et met en valeur leur fonction de dilapidation, leur place dans le cycle ordre-chaos. L’ordre est lié à sa constante perturbation, qui lui vient le plus souvent de l’imagination. Le rêve (Puissances du rêve), l’imagination naturelle dans le mimétisme animal et minéral (Méduse et Cie, Pierre réfléchies, l’Ecriture des pierres), le fantastique littéraire (Au cœur du fantastique), les fonctions libératrices du roman, « cette immense végétation écrite » (Puissances du roman) , etc. Caillois, homme dispersé, rêveur de la pensée lacunaire, appelant de ses vœux des sciences diagonales (« la nature est une », et il rappelle : « ce n’est pas un helléniste (...) qui a réussi à déchiffrer le minoen A et B, mais un spécialiste du décodage des messages secrets ») est l’homme de ces trois métaphores : cases d’un échiquier, tissu conjonctif, portrait éclaté. Il suffit de lire les fictions qu’il a placées à la fin de Cases d’un échiquier, en particulier Récit du délogé, pour comprendre que Caillois est un écrivain hanté, un écrivain du dédoublement et de la contradiction, qui rêve de la totalité à l’intérieur d’une rêverie parcellaire. Chacun de ses livres renvoyant aux autres, sa Poétique de Saint-John Perse à la Dissymétrie, pour constituer un discours unique, disons qu’il est un poéticien des évidences dérobées, l’Aristote des fonctions perturbantes et des formes perturbées du monde et des hommes.
► Bibliographie
Chez Gallimard : le Mythe et l'homme, 1938 ; l'Homme et le sacré, 1939 ; les Impostures de la poésie, 1945 ; le Rocher de Sisyphe, 1945 ; Babel, 1948 ; Poétique de Saint-John Perse, 1950 ; l'incertitude qui vient des rêves, 1956 ; les Jeux et les hommes, 1958 , Art poétique, 1958 ; Méduse et Cie, 1960 ; Esthétique généralisée, 1962 ; Anthologie du fantastique, tomes 1 et 2, 1962 ,Au cœur du fantastique, 1965 ; Pierres, 1966 ; la Dissymétrie, 1973 ; Pierres réfléchies, 1975 ; Approches de l'imaginaire (comprend Procès intellectuel de l'Art, Puissances du roman. Description du marxisme}, 1975 ; Cases d'un échiquier, 1970. Chez d'autres éditeurs : Procès intellectuel de l'art, 1935 ; Puissances du roman, 1942 ; Bellone ou la pente de la guerre, 1963 ; l'Écriture des pierres, 1970, Skira ; Obliques (comprend Images, images...) 1975 ; la Pieuvre (Essai sur la Logique de l'imaginaire), 1973, la Table Ronde.