ROCHE Denis 1937
ROCHE Denis
1937
Poète et romancier, né à Paris. « Ah, le poète Denis Roche ? n’est-ce pas ce telquellien défroqué, qui a déserté, aussi, la poésie pour aller écrire un roman, Louve basse! » On a pu voir, rassemblé ci-dessus en une seule phrase, tout ce que sait l’homme de la rue sur ce mal-aimé systématique, ce carrefour de malentendus, qu’est le poète Denis Roche. Allons bon, j’allais oublier l’autre erreur, l’autre méprise dont il est responsable (et ravi) :
La poésie est inadmissible. D’ailleurs elle n’ existe pas.
(début du poème n°XI, dans Le Mécrit, 1972). Or (pour reprendre la phrase-scie, en tête du présent article sur Denis Roche), c’est le contraire, point par point, qui est vrai : 1° il n’a pas cessé d’être, comme du temps de ses amicales relations avec Philippe Sollers et les « telquelliens » (1962-1973 ; elles reprendront d’ailleurs), un écrivain devant-garde : on pourrait même remarquer que lui seul l’est resté ; 2° Denis Roche n’a pas abandonné la poésie (1972) mais seulement la mise en cause, à visage découvert ou larvée, de la poésie (que sont, par exemple, Les Idées centésimales de Miss Elanize, en 1964 ; ou Éros énergumène, 1968 ; plus encore, Le Mécrit, 1972), et ce pour aborder, avec Louve basse (1976), l’étape nouvelle (libérée, enthousiaste) de sa poésie à lui ; la phase « sauvage » ; 3° enfin, cette oeuvre, Louve basse, n’adopte le genre du roman, dans son aspect immédiat, que pour s’abandonner en toute impénitence à la fougue (ou à la jubilation, ou à la rage) la plus déchaînée ; en un mot: au lyrisme.
Est-ce tout? en avons-nous fini avec cette singulière habitude du public de « méprendre » Denis Roche ? Pas encore, puisque l’on continue à le « prendre », un peu partout, pour un délirant; et, dans le meilleur des cas, pour un homme doué - dans son écriture - d’« une certaine bonne humeur » (Marc Alyn, dans La Nouvelle Poésie française, p. 232). Alors que, depuis Louve basse justement, on ne peut plus de bonne foi promener devant nos yeux sans cesse cette image du poète « joyeux » Denis Roche.
Voici, par exemple, ce qu’écrit C. Bonnefoy à la sortie du roman en question : « Denis Roche s’y met à nu, crache ses désirs, ses fantasmes,, ses terreurs, avec une vigueur verbale oubliée depuis Dada et Lautréamont. Tout son livre est une danse sauvage, superbe, douloureuse. » Et Bernard Noël, le plus exigeant de ses pairs, intitule à l’occasion de Louve basse un article sur Denis Roche « Abracadavra », ce qui souligne bien le caractère effrayant, voire tragique, au fond, de ce roman, que surplombe d’un bout à l’autre la hantise du « pourrissement », le thème de la mort et l’anathème jeté au bonheur. Que l’on pense au « treizième » et dernier épisode, digne du Musée Dupuytren (qui nous rappelle d’ailleurs, au passage, les très longues études médicales de Denis Roche).
Après ce roman qui n’accepte aucune des formules toutes faites du roman (qu’il soit ancien ou « nouveau »), la poésie au sens plein, par conséquent au sens vrai du terme, va régner sur l’œuvre ultérieure tout entière : Matière première (1976, « L’Énergumène » éditeur), Au-delà du principe d'écriture (1976, Tel Quel, n°67, qui sera réuni la même année à Dépôts de savoir et de technique) ; la traduction de Forage de roche (Cantos 85 à 95) d’Ezra Pound. Notons à ce propos que Denis Roche avait déjà présenté au public français, qui ne les connaissait guère ou pas du tout, les Pisan Cantos composés par Ezra Pound pendant son emprisonnement, dans une cage, en Italie ; et aussi certains textes des deux plus lyriques d’entre les écrivains contemporains, Cummings et Olson.
Quel amour dévorant et exclusif, chez ce prétendu ennemi de la poésie, pour les poètes. Ceux d’hier, donc (Pound, Cummings, Oison), ou même ceux d’avant-hier : Blake, par exemple, qu’il a traduit aussi. Et il faut ajouter, ceux d’aujourd’hui : cette collection qu’il a fondée et qu’il dirige aux Éditions du Seuil, « Les Contemporains », Denis Roche va l’inaugurer par une monographie sur un de ses aînés, Francis Ponge, et par ses « contemporains » exacts, Georges Perec, et Peter Handke. Au total, sur les sept confrères peu (ou pas) connus qu’il a ainsi salués, aidés, aimés, sept poètes. Singulier anti-poète, incriminé par les bons esprits (et cela fait beaucoup de monde 1) d’avoir malmené la Poésie en personne, après l’avoir noyée (ou même étranglée de ses propres mains), laissée pour morte sur le sol. D’ailleurs, il nous avait avertis dans le célèbre encadré du Mécrit : Quant à ce qu’ils nomment poésie, pour moi il me faut tâcher de m’y enfoncer toujours plus profondément, en y entraînant le matériau poétique tendre à ramener la production poétique vers son point le plus extrême de méculture, le point zéro, à l’évidence, de la poéticité... etc.
Ne le croyons pas trop vite : il s’acharne trop contre ce fauve femelle, contre cette « louve ». C’est la vie (actuelle) qu’il vomit. Le « monde tel quel » ; et c’est la poésie, justement, qui peut seule conjurer le monstre en question. L’exorciser. Et qui va libérer, du même coup, l’« énergumène » (au sens du latin d’Église), c’est-à-dire le « possédé » Denis Roche.
La poésie « n’existe pas » ? Voyez ce que disait Bakounine lorsqu’on lui parlait de Dieu : « Dieu, je n’y crois pas, et puis d’abord je suis son ennemi personnel. » Qui ne sent que Denis Roche, celui-là même qui l’a déclarée inadmissible, n’admet que la poésie. Et les poètes. J’entends : les poètes véritables, c’est-à-dire « vivants ». Même s’ils ne sont plus là: hier Lautréamont; et, surtout, Artaud («Artaud, dit le Râteau », comme il est dit dans le roman Louve basse, dont il est un des personnages), Artaud qui n’a pas été son modèle dans les « signes extérieurs », dans le détail de l’écriture, mais bien dans la « théorie d’ensemble » (la seule vraie)-: dans l’insolence, qui est la moindre des choses pour un poète. Dans le cri ; dans la colère, qui est un chant.
Ajoutons en marge de son oeuvre d’écrivain, que, bizarrement, Denis Roche met au rang des arts de littérature (et nullement à titre de parent pauvre) la photo. Sur la traditionnelle « note biographique » qui précède toute oeuvre de fiction republiée en livre de poche, il se présente ainsi (page 1 de Louve basse dans la collection « Points Roman ») : « Denis Roche est écrivain et photographe » (de même que page 4, on peut lire : « En couverture, Hommage à Henry Moore, photo Denis Roche, 1987 »). Nous ne le suivrons pas sur ce point-là.
Et pas davantage lorsqu’il déclare, dans un journal littéraire reproduit par Christian Prigent dans son livre sur notre poète, être un partisan de l’« instantané » (également) en matière de littérature : Je ne barre jamais mes textes. Dieu merci, on ne le dirait pas lorsqu’on lit les textes en question de Denis Roche.
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