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Robert Pinget

Né en 1919 à Genève. Licence en droit. Avocat. 1946 : vient à Paris, fait de la peinture, premières expositions. 1950 : professeur de dessin en Angleterre. Voyages en Europe, Afrique du Nord et Jérusalem. 1951 -.publication de son premier livre. 1963 : Prix des critiques pour L’Inquisitoire. 1965 : Prix Fémina pour Quelqu’un.
On pourrait tenter de définir (est-ce possible puisqu’elle est elle-même perpétuelle remise en question de la parole qui l’anime ?) l’œuvre de Robert Pinget comme une littérature en creux qui, utilisant un humour tragique proche de celui de Beckett à qui on l’a trop souvent, et abusivement, comparé, se parodie elle-même. Baga (1958) donne la parole à un roi-ermite, Architruc, qui, apparemment, raconte ses mémoires, mais qui, ce faisant, s’enlise en lui-même, dévoilant peu à peu sa stérilité, alors que son premier ministre Baga figure la solidité, une fermeté que le roi ne connaît point, déboussolé qu’il est par un univers grisé de mouvances multiples dont il n’est qu’un écho parodique. Dans Le Fiston (1959) — dont Pinget a écrit une version théâtrale sous le titre Lettre morte, créée en mars 1960 au théâtre Récamier par Jean Martin —, un père ivrogne, M. Levert, écrit à son fils pour l’inviter à rentrer au logis familial. Il lui tisse une description de la ville et de ses habitants comme pour essayer de le saisir entre les mailles d’un filet fictionnel. Mais il s’y reprend à plusieurs fois, allant inexorablement de variations en décalages. « Je recommence ... Il vaut mieux tout recommencer que compromettre ton retour par une erreur. » Il dément sans cesse ses propos au fur et à mesure qu’il avance. L’entreprise se défait comme elle se construit. La lettre ne partira jamais.... Déjà dans Mahu ou le matériau, on trouvait trace de cet échec permanent : «Cette histoire, je n’y comprends rien, c’est quelqu’un qui m’a dit : tu devrais la raconter, je ne me souviens plus qui, peut-être moi, je .mélange tout le monde. » Et dès Le Renard et la Boussole qui date de 1953, Pinget s’interrogeait, sous prétexte d’un récit de son voyage en Israël, sur les possibilités et les limites du langage. Les frontières du verbe ne vont-elles pas comme dans Graal Flibuste, récit d’un voyage imaginaire à la Henri Michaux, jusquà l’exploration d’une faune et d’une flore fantastiques qui expriment, dans leur foisonnement, l’impossiblité du roman. Echec dont Maille (ou Miette), dans Fable, évoque dans « un cimetière où n'évoluent que des simulacres » l’absence de perspective. Que faire sinon errer comme un romanichel parmi les ruines, sur une « petite route qui ne mène nulle part », parmi la destruction généralisée. La parole elle-même se dissout. Même incaptivité à « reconstruire » la vie dans Autour de Mortin. Un écrivain, Mortin, vient de mourir. A travers une série d’émissions de radio, d’interviews, on tente de retrouver le personnage qu’il a été. Mais les témoignages contradictoires ne font que déconstruire son identité. — Identité sur laquelle Mortin s’interrogera encore dans la pièce qui porte ce titre et publiée en 1971. Encore un vieil homme, à demi sourd, dans L'Inquisitoire. Il ne peut que répondre de travers aux questions d’un policier qui l’interroge sur un crime dont il a peut-être (mais est-ce certain ?) été témoin. « Oui ou non répondez ». S’organise dans ce jeu de questions réponses, un inventaire topographique précis mais dont la précision même devient le signe d’une inconsistance fondamentale, d’une improbabilité douteuse. De même, dans Quelqu’un (1965), on retrouve un raté — figure prépondérante chez Pinget — qui se parle à lui-même, annulant ses échecs comme il se le remémore. « Est-ce qu’il faut que je leur explique tout simplement ? Oui, mais l’explication, merci bien. Celle-ci ne suffirait pas, je m’en rendrais bien compte, en la disant, j'essaierais d’effleurer des raisons et tout de suite, voilà les causes, je m’entends déjà conclure que je n’aime pas la salade quand j’ai entendu crier les hirondelles le matin et que je l’aime quand il va pleuvoir. Non, ne pas leur expliquer. » Le narrateur de Le Libéra est a nouveau un très vieil homme auquel, si l’on peut dire, il ne reste plus que la parole. Cette voix mêlée est contradictoire du dernier livre de Robert Pinget, qui est précisément une réflexion sur le dépérissement. « Comment conduire une existence entre la hantise du cimetière et l’horreur de la mémoire. » Des voix — celles d’un oncle, d’un neveu, d’une servante — se recoupent, s’annulent, se répètent, se dédoublent, s’accumulent, se nourrissent l’une de l’autre. Mais la littérature n’est pas réconfortante, le temps perdu ne se recherche pas et se retrouve encore moins. Cette voix, comme toute l’œuvre de Pinget, dit la catastrophe de la mémoire. L’impossible anamnèse que l’auteur définit ainsi : « littéralement remontée dans le souvenir, est dans le langage psychanalytique le fait de se rappeler le passé au cours d’un interrogatoire médical. » Le livre se recompose et se décompose tout à la fois dans sa deuxième moitié. « C’est-à-dire que les thèmes sont repris dans le sens inverse de leur formulation » commente Pinget, qui ajoute : « La tentative s’avère finalement trop difficile mais qu’importe puisqu’il s’agissait avant tout de capter de la voix ». Capter de la voix, tel est le but à atteindre (mais impossible), et ce qui sous-tend la démarche de l’auteur. Mais « Tout est figé dans le cataclysme » alors « quelle voix quelle foi ? » Il manque toujours « un raccord »... C’est pourquoi, comme les tenants du Nouveau Roman, Pinget a toujours rejeté personnages, anecdotes et psychologies donnés pour eux-mêmes. En juillet 71, au colloque de Cerisy-la-Salle, il a réaffirmé la prééminence, selon lui, de la forme sur le fond. « Tout ce qu’on ne peut dire ou signifier ne m’intéresse pas, mais la façon de dire. » Cela dit, Pinget a toujours réfuté l’étiquette de « nouveau romancier » qu’on lui a quelquefois attribuée. Rangé aux côtés de Robbe-Grillet, Butor, et Sarraute, à son corps défendant, un peu comme Beckett — sans doute parce qu’ils ont fait partie tous deux de l’écurie Jérôme Lindon — Robert Pinget a toujours déclaré ne pas appartenir à « l’école du regard ». Son propos à lui, sa recherche, serait-il plus juste de dire, a tourné autour de la parole, du ton, de la voix, d’où son intérêt pour le théâtre, pour Beckett dont il a traduit en français Tous ceux qui tombent tandis que Beckett, lui, traduisait en anglais La Manivelle, sous le titre significatif de The Old Tune, la vieille chanson, — éternelle litanie, en effet, que celle des souvenirs qui parlent pour ne rien dire, nécessaire dérision de ce qui seul, néanmoins, donne un sens à la vie humaine : le langage.

► Bibliographie
La plupart des ouvrages de Robert Pinget sont publiés aux Éditions de Minuit. Seules les exceptions sont précisées ici. Romans, récits : Mahu ou le matériau, 1952, Ed. Robert Laffont, 1972, Ed. de Minuit, Le Renard et la boussole, 1953, Gallimard, 1971, Ed. de Minuit; Graal Flibuste, 1956, Ed. définitive, 1966; Baga, 1958 ; Le Fiston, 1959 ; Clope au dossier, 1961 ; L'Inquisitoire, 1962 ; Quelqu'un, 1965 ; Le Libéra, 1968 ; Passacaille, 1969 ; Fable, 1971 ; Cette voix, 1975 ;
Nouvelles
Entre Fantoine et Agapa, 1951, La Tour de Feu, 1951, Éd. de Minuit ; Théâtre, Dialogues Lettre morte, 1959 ; La Manivelle, 1960 ; Ici ou ailleurs, Architruc, L'Hypothèse, 1961 ; Identité, suivi de Abel et Bela, 1971 ; Traduction Tous ceux qui tombent, 1957, Samuel Beckett ;
Études
Olivier de Magny : Robert Pinget ou le palimpseste, postface à Graal Flibuste, édition de poche 10/18.