religion
Les idées les plus folles ont couru et continuent parfois de courir sur la religion des « primitifs », depuis la croyance que cette malheureuse humanité était trop fruste ou trop immorale pour connaître quoi que ce fût d’aussi noble que la religion, jusqu’au postulat que tout y était intégralement religieux puisque l’esprit scientifique était réputé en être absent. Aujourd’hui les positions sont en général un peu plus nuancées, ne serait-ce que parce que nos religions d’Occident sont en pleine crise et que cet esprit scientifique dont nous fûmes si fiers subit violentes attaques pour des raisons tantôt épistémologiques tantôt idéologiques. On reconnaît donc maintenant que la vie des sociétés exotiques est religieuse dans certaines circonstances et profane dans d’autres, qu’elle est imprégnée de croyances irrationnelles dans certains domaines et obéit aux exigences de la logique dans d’autres, tout comme celle de l’humanité blanche. Et que les « primitifs » conçoivent aussi bien la notion de dieu (de leur dieu à eux, s’entend) que celle d’esprits ou de larves. Des anciennes théories ethnocentriques et des controverses qui les ont entourées, il reste une distinction entre religion et magie qui est souvent difficile à appliquer sur le terrain pour rendre compte de la réalité observée, mais qui conserve un certain intérêt théorique. La magie pourrait être définie comme un ensemble d’actes censés contraindre directement les forces surnaturelles à procurer à l’homme un résultat déterminé à l’avance. Si ce résultat n’est pas obtenu, c’est qu’une erreur ou une faute rituelle a été commise dans l’accomplissement de l’opération magique, mais ce n’est pas que les forces surnaturelles se rebellent, comme telles, contre l’opérateur. Au contraire, la religion s’adresserait à des êtres dont l’homme s’efforce de capter la bienveillance et qui peuvent toujours refuser d’exaucer ses désirs. Le résultat demandé n’est pas obtenu directement par la mise en œuvre d’une technique, mais indirectement par la collaboration ou la protection d’un être jouissant d'une volonté autonome. Dans de nombreuses religions, y compris dans les religions chrétiennes, les deux aspects ici distingués coexistent et se fondent pratiquement dans l’attitude réelle des fidèles, même si les enseignements des théologiens s’y opposent. (Angl. : religion.)
Religion
Pour l’essentiel, la littérature française reflète ce problème sous les aspects qu’il revêt dans un pays de tradition chrétienne.
1 Illustrations, apologie et interprétations de la religion chrétienne : cf. Christianisme, 1 ; Grâce ; Providence.
2 Conflits religieux : cf. Fanatisme, Tolérance, Préjugés, 1. a) Catholiques et protestants. Guerres de Religion au xvie siècle : Rabelais, Le Quart Livre (Papefigues et Papimanes); Montaigne, Essais; Agrippa d’Aubigné; Les Tragiques. Persécutions frappant les protestants au XVIIe et au XVIIIe siècle : Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, L’Ingénu, Traité sur la tolérance. b) Querelle du jansénisme : cf. Jansénisme. c) L’Église contre le libertinage : cf. Libertin. d) L’Église contre la libre pensée (cf. Athéisme, 3) : Martin du Gard, Jean Barois.
3 Refus des religions établies : a) Déisme philosophique : Voltaire, Zadig (ch. XII), Traité sur la tolérance, Dictionnaire philosophique-, «Religion naturelle» : Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, Émile ou De l’éducation (Profession de foi du vicaire savoyard), Confessions (VI, séjour aux Charmettes). b) Athéisme : voir ce mot.
4 Vocations religieuses : cf. Foi, Christianisme, 2 ; Sainteté ; Péché ; Salut; Grâce.
religion. 1. Religion grecque.
1. Religion minoenne et mycénienne. On ne sait à peu près rien de la religion de la Grèce continentale avant l'arrivée des Grecs mycéniens (Indo-Européens) vers 2000 av. J.-C., mais la religion de la Crète minoenne permet peut-être de se faire une idée des pratiques prémycéniennes (et donc non indo-européennes) ; en effet, c'est seulement après 1450 que la Crète subit l'influence de la Grèce mycénienne; durant le siècle et demi qui précéda cette date, les influences jouent nettement dans l'autre sens.
I. Les vestiges archéologiques, les offrandes votives et les scènes et figures, humaines ou divines, qui y sont représentées livrent quelques informations sur la religion de la Crète minoenne. À l'origine, les lieux de culte sont des cavernes ou des sanctuaires au sommet des montagnes, où, caractéristique remarquable, on allume de grands feux la nuit, apparemment en l'honneur d'une déesse. Plus tard, on trouve de petits sanctuaires à l'inté
rieur des palais; on a récemment découvert des temples, dont l'existence n'était jusque-là attestée que par l'iconographie. Les images révèlent aussi qu'il existait des sanctuaires dans les arbres. Deux symboles religieux sont omniprésents : les cornes de taureau et la double hache (voir labyrinthe) ; ils dérivent, semble-t-il, des traditions religieuses de l'Anatolie ancienne. Ils symbolisent peut-être le pouvoir, et en particulier le pouvoir de tuer au sacrifice, qui appartenait sans doute au roi. Ces objets, de même que les mythes de Pasiphaé et du Minotaure, donnent à penser qu'il existait un culte et un sacrifice du taureau, mais rien ne permet de parler d'un dieu-taureau. La danse joue un rôle important dans le culte, mais on ne saurait préciser exactement lequel. Nous avons les représentations de nombreuses déesses, qui sont peut-être des variantes d'une unique divinité de type déesse-mère ou Cybèle (mais voir infra, n), par exemple la déesse des Colombes, la déesse des Serpents, la dame des Fauves. Parfois apparaît à leurs côtés un partenaire masculin, de plus petite taille.
II. Avec des différences d'accents qui tiennent à une composante distincte — à une tradition elle aussi non indo-européenne mais indigène —, on retrouve fondamentalement dans la Grèce mycénienne la religion mi-noenne et ses divinités féminines. Cependant les tablettes de linéaire B ont également révélé les noms de plusieurs dieux bien connus dans la Grèce classique, montrant ainsi que la religion mycénienne (sinon minoenne) avait un riche système polythéiste. Figurent ainsi sur les tablettes les noms de Zeus, Poséidon, Enyalos, Paian, Ilithyie, Héra, Arès ou Hermès (la graphie ne permet pas d'en décider) et Dionysos. La présence de nombreuses déesses portant le titre de Potnia, «maîtresse», confirme l'importance des divinités féminines que suggérait l'iconographie minoenne et mycénienne, et semble indiquer que la religion minoenne était peut-être plus polythéiste qu'il n'y paraît à première vue. Les « maîtresses » se différencient l'une de l'autre par une désignation individuelle : par exemple « maîtresse d'Athana» (ce qui indique peut-être un rapport avec Athènes), ou « du Labyrinthe», «des Chevaux», «du Blé». Tous les dieux sont honorés par des offrandes généreuses. À en juger par les tablettes, certains sanctuaires, avec leurs prêtres et leurs esclaves du dieu, avaient une importance économique considérable. Sur une tablette de Pylos, une liste énumère, parmi les offrandes à Poséidon, du blé, du vin, un taureau, dix fromages, la toison d'un bélier, du miel. Il faut noter que l'ordre de l'énumération est le même que celui qu'on observe dans la religion grecque classique : d'abord les céréales, puis une libation de vin, le sacrifice animal, et d'autres offrandes non sanglantes, enfin la toison, peut-être destinée à une purification. L'organisation religieuse se confond, semble-t-il, avec l'organisation palatale. La religion mycénienne, on le voit, comporte à la fois des similitudes nettes avec la religion de la Grèce classique et des éléments — divinités et rituels — qui ne sont plus attestés par la suite. Manifestement, la religion de l'époque classique s'enracine dans l'époque minoenne-mycénienne, mais avec d'importantes différences.
2. Les siècles obscurs. Malgré les bouleversements qui suivent l'effondrement de la civilisation mycénienne autour de 1125 av. J.-C. et la grande pauvreté matérielle qui prévaut pendant les siècles obscurs jusque vers 900 av. J.-C., on constate une certaine continuité religieuse ; la preuve la plus claire en est le fait que la moitié au moins des dieux mycéniens présents sur les tablettes de linéaire B ont survécu (deux grands dieux de l'époque classique, Apollon et Aphrodite, n'ont pas, jusqu'à présent, été retrouvés sur les tablettes). Apparemment, certaines fêtes religieuses, et le nom des mois désignés d'après ces fêtes, remontent à l'époque mycénienne, puisque ces noms sont à peu près identiques à Athènes et en Ionie, et donc antérieurs aux migrations. Cependant, lorsqu'au début du VIIIe siècle la vie s'épanouit de nouveau en Grèce, les sites religieux qui fonctionnent alors montrent très rarement, voire jamais, même en des lieux aussi sacrés que Delphes, Délos, Éleusis ou Olympie, une continuité de culte depuis l'époque mycénienne. Lorsqu'on retrouve, en ces lieux, des offrandes votives d'origine mycénienne, elles semblent bien y avoir été déposées bien plus tard, lors de la fondation du sanctuaire aux siècles obscurs ou au VIIe siècle, comme des présents que leur antiquité rendait particulièrement précieux. En outre, les vestiges mycéniens furent souvent soumis à une réinterprétation : ainsi les tombes mycéniennes de Délos deviennent les tombes des Vierges hyperboréennes (voir aussi héros). Le type de sanctuaire qui apparaît en Grèce à la fin des siècles obscurs diffère de ceux qui l'ont précédé par trois institutions caractéristiques : l'autel en plein air destiné aux sacrifices consumés par le feu ; le temple ; la statue de culte installée à l'intérieur (le temple grec est la demeure du dieu, non le lieu où une communauté se réunit pour célébrer un culte). Le plus ancien sanctuaire de ce type est l'Héraion de Samos. Il faut peut-être attribuer à des influences proche-orientales une part importante des changements qui affectent la pratique religieuse grecque après l'époque mycénienne.
3. L'époque classique. Selon Hérodote, et les Grecs auraient souscrit à son jugement, ce sont les poètes Homère et Hésiode qui ont donné leurs noms aux dieux et établi leur rituel. Les dieux d'Homère sont les douze Olympiens (voir dieux), constituant une famille divine dont chaque membre est très fortement caractérisé ; ces dieux ont un comportement essentiellement humain; ils sont mus par des désirs humains mais diffèrent des hommes par leur pouvoir et leur immortalité. Dans la Théogonie, Hésiode institue entre eux des rapports en dressant leur généalogie, et établit en système toutes les autres divinités si nombreuses du polythéisme hellénique. Chez lui, Zeus et les dieux olympiens forment la troisième génération à détenir le pouvoir; les dieux plus anciens n'ont que peu d'importance réelle, sauf peut-être Gaia (la Terre). Il y a cependant chez les Grecs bien d'autres divinités que les douze Olympiens, et bien d'autres aspects du divin, qu'Homère a exclus, mais qui ont eu de l'importance dans la vie religieuse grecque. Ainsi Déméter et Dionysos, liés à la fertilité et à l'extase, jouent dans le culte un rôle important, qui apparaît à peine dans Homère.
Les croyances populaires placent des dieux partout ; chaque source, chaque rivière a son dieu ou sa nymphe, objet d'un culte et d'un mythe purement locaux; le culte des héros et en général le culte des morts jouent un rôle important ; de même les cultes des phratries et des dèmes. Le rituel se passe en plein air ; de grandes processions, peut-être accompagnées de musique (voir lyrique, poésie), s'avancent vers l'autel du dieu où l'on célèbre des sacrifices. Il n'existe pas de sacerdoces séparés ; les prêtres ne sont pas toujours indispensables au déroulement du rituel ; une personne privée peut célébrer un sacrifice pour son compte. Il n'y a en Grèce aucune organisation comparable même de fort loin à F Église chrétienne ; il n'y a pas de dogme, et, sauf dans les religions à mystères, on n'établit pas de relation indissociable entre religion et morale, ni entre religion, morale et vie après la mort. Cependant le comportement des dieux dans L'Odyssée d'Homère et dans Les Travaux et les Jours d'Hésiode fournit sans aucun doute une base à la moralité ; au Ve siècle on estime que Zeus est le gardien de la justice, et pour les philosophes il est évident que Dieu est nécessairement bon. L'Apollon du poète Pindare et de l'oracle de Delphes, le Zeus de la tragédie attique manifestent une dimension intellectuelle et spirituelle qui influencera considérablement la pensée morale des Grecs. La crainte révérentielle qui entoure les dieux grecs est apparente tant dans la littérature que dans les arts figurés.
Les Grecs n'avaient pas de mot pour exprimer la notion de «religion » : eusebeia, « piété », est le terme le plus approchant. La piété consiste à observer les rituels traditionnels et à se conformer aux modèles traditionnels de retenue dans le comportement et la pensée qu'expriment les maximes de Delphes. L'exécution des rituels n'a pas grand-chose à voir avec les idées sur la divinité. Le philosophe Socrate semble avoir été très exact dans l'exécution des rites traditionnels; il fut néanmoins accusé d'impiété parce que, aux yeux des gens simples, il cherchait, par ses idées nouvelles sur la nature du divin, idées qu'en outre il défendait publiquement avec succès, à introduire de nouvelles divinités à la place des anciennes. Les dieux de la cité protègent l'État : il ne faut en aucune façon leur déplaire. Chaque cité a ses propres dieux, nécessaires à ses besoins, et sa propre divinité tutélaire, Poséidon à Corinthe, Héra à Argos, Athéna à Athènes. Dans cette cité, la fête des Panathénées, en l'honneur d'Athéna, est aussi un rituel par lequel la cité célèbre orgueilleusement sa propre gloire. Lorsqu'une cité s'agrandit et s'adjoint des étrangers, elle admet en même temps des dieux étrangers; ainsi Athènes accepte la déesse thrace Bendis, et, sous l'influence d'une circonstance particulière, les dieux Pan et Asclépios. Que ce soit chez eux ou ailleurs, les Grecs n'ont pas de préjugé défavorable envers les cultes étrangers ; hors de chez eux, ils trouvent tout naturel d'honorer les dieux du pays, en qui bien souvent ils reconnaissent leurs dieux grecs sous un nom différent. Cependant, plus que tout autre facteur, c'est le lien créé par une religion commune et omniprésente qui rassemble les Grecs (voir hellas et olympie), religion qui joue un rôle dans presque toutes les activités de leur vie. .
4. L'époque postclassique. À l'époque hellénistique, à mesure que disparaît la cité-Etat, les vieilles divinités et les vieux mythes finissent par perdre leur vitalité dans les classes cultivées, alors que les simples rituels des paysans survivent. Pour les gens instruits, les systèmes philosophiques, en particulier le stoïcisme et l'épicurisme, viennent remplacer la religion (pour autant qu'elle soit remplacée). C'est aussi à cette époque que se répand dans le monde grec le culte des souverains. Alexandre et ses successeurs (voir diadoques) sont adorés dans plusieurs cités; ainsi Démétrios Ier Poliorcète de Macédoine est vénéré à Athènes et ailleurs. C'est là une religion politique sans véritable esprit religieux, le culte d'un roi considéré comme un bienfaiteur et un protecteur plus puissant que les Olympiens discrédités (pour l'introduction d'un nouveau dieu en Égypte au ive siècle av. J.-C., voir sérapis). Plus tard, le culte de Rome et des gouvernants romains prendra de la force à mesure que croîtra l'influence romaine sur la politique de la Méditerranée orientale.
Outre les références supra, voir aussi au-delà; daimon; fêtes; Hermès, LES ; MAGIE ; ORACLES ; SOUILLURE ; sacrifice ; tyché.
2. Religion romaine. 1. On ne connaît pas l'origine du mot latin religion son champ d'application est très vaste. Parfois il dénote la reconnaissance par les hommes d'une puissance extérieure qui exerce sur eux une force «contraignante» (ligans), l'impression de crainte ou d'anxiété éprouvée dans tel lieu — bosquet, source — qu'on croit habité par un numen (pluriel numina, «puissance», «esprit»), et donc sacré. « Un dieu — quel dieu, cela est incertain — habite ce bois», dit le roi Evandre dans l'Ènéide de Virgile (VIII, 351), parlant de la forêt primordiale qui couvre le Capitole romain. Dans ce royaume des puissances, les hommes sont des intrus ; il leur faut donc les apaiser par des offrandes et des rites appropriés. Le sentiment de ces présences surnaturelles envahit la vie quotidienne, en particulier la vie de la maison et des champs. Pour des exemples de son influence, voir LARES, PÉNATES, JANUS, TERMINUS, vesta. Les familles qui se rassemblèrent pour former la première communauté romaine fondèrent le culte public sur le modèle du culte et des rituels familiaux. Le prêtre fut d'abord le roi ; sous la République, le titre survécut pour désigner la charge du rex sacrorum, «roi des choses sacrées».
Les fêtes qui marquent le calendrier agraire, la moisson, la protection des bornes, la chasse aux loups, furent prises en charge par l'État, et certaines des «puissances» (numina) acquirent un caractère nouveau : Jupiter, divinité du Ciel lumineux (voir indo-européens), devint le dieu des actions accomplies sous les cieux, le dieu de la Justice; Mars, divinité agraire, devint, par le biais des soldats-paysans organisés pour la bataille, le dieu de la Guerre. À mesure que l'horizon romain s'élargissait, de nouveaux dieux apparurent, venus notamment d'Étrurie et de Grande-Grèce. Une triade de divinités, Jupiter, Mars et Quirinus, se constitua, qui avait son temple sur le Capitole; plus tard, sous l'influence des Étrusques, la triade fut composée de Jupiter, Junon et Minerve.
Trois voies s'offraient aux hommes pour atteindre un dieu : la prière, qui amenait une requête à son attention ; le sacrifice, qui cherchait à le convaincre d'accéder à une demande; la divination, qui permettait de connaître sa volonté. À Rome, la religion en vint à envahir toutes les activités politiques, par conséquent à se trouver manipulée à des fins partisanes, puisqu'il était nécessaire, avant toute action publique, de s'informer sur la volonté des dieux en prenant les auspices. Le cérémonial tout entier était extrêmement ritualiste, et on prêtait la plus minutieuse attention à l'exécution correcte de la procédure. Qu'un rat couinât, que la coiffe d'un prêtre tombât, et toute la cérémonie pouvait être invalidée. Cherchant à récupérer sa maison, Cicéron fit remarquer que la consécration n'était pas valable puisque le jeune homme qui opérait avait bégayé. Les formules des prières et les procédures du rituel étaient transmises sans changement et enregistrées par les collèges, de sorte que, au fil du temps, les mots et les actes ainsi transmis étaient devenus presque incompréhensibles. On attachait plus d'importance au rituel qu'à la personnalité et aux attributs de la divinité; il arrivait même parfois que le rituel ait survécu alors que le dieu lui-même était oublié (voir furrina). Le caractère contractuel, « donnant-don-nant» de la religion romaine se manifestait par l'usage très fréquent des voeux (vota) publics et privés. Les voeux publics étaient des promesses engageant l'État, promesses d'offrir aux dieux des sacrifices spéciaux, des jeux, une part de butin ou un temple, si tel danger était écarté, tel succès obtenu, ou si la prospérité était assurée pour une période déterminée. De tels voeux étaient enregistrés par écrit, et le document confié à la garde des pontifes. Des particuliers pouvaient eux aussi s'engager par des voeux similaires, souvent accompagnés d'une tablette votive déposée dans un temple. Dans l'Énéide de Virgile (V, 235), Cloanthe promet un taureau blanc s'il remporte les régates ; Horace fait allusion aux tablettes des marins rescapés de naufrages (Odes, I, 5). La personne qui s'est ainsi engagée est dite voti reus, « liée par un voeu ».
L'attitude des Romains vis-à-vis des morts demeure pour nous obscure. Ils croyaient apparemment que les esprits des morts survivaient, et qu'ils influençaient d'une façon mal définie le sort des vivants. Ces esprits furent d'abord considérés comme hostiles (voir lemures); plus tard, à la peur qu'ils inspiraient se substitua une attitude plus amicale, et le sentiment qu'il existait un lien entre les membres morts et vivants de la famille se développa (voir manes et parentalia). Peut-être sous l'influence des Grecs on en vint à penser qu'il existait des divinités du monde souterrain, des Enfers, les di inferni (voir dis, proserpine et Hécate), et les di manes, ainsi que d'autres divinités de ces lieux, divinités mal connues, telles que Vejovis, Acca Larentia et Tarpeia.
Pour les cultes et les fêtes (feriae) des divers numina et divinités de la religion romaine, voir aux noms des dieux et des fêtes. Voir aussi lustration.
2. Influences grecques. Mise en contact avec la pensée grecque, principalement par l'intermédiaire de la Grande-Grèce, la religion romaine primitive se modifia très profondément sous l'influence de la théologie anthropomorphique des Grecs ; les anciens dieux et numina romains furent très souvent identifiés avec les dieux grecs, dont on leur fit adopter les attributs et les mythes. Ainsi, entre autres, Jupiter fut identifié avec Zeus, Minerve avec Athéna, Vulcain avec Héphaistos. Les mythes grecs fournirent les histoires et le pittoresque dont la religion romaine était dépourvue. Cependant la croyance primitive dans les esprits de la maison et de l'espace rural survécut, surtout à la campagne. Le me siècle av. J.-C. vit se produire un changement d'attitude. Ennius traduisit l'oeuvre d'Evhémère, empreinte de scepticisme, et bientôt l'influence de la philosophie grecque se fit sentir. En 155 av. J.-C., à la suite d'une ambassade de trois philosophes grecs (voir philosophie 2), on se mit à étudier les doctrines des diverses écoles grecques, surtout le stoïcisme et l'épicurisme, alors prédominants. Les Romains s'intéressent davantage à l'aspect éthique qu'à l'aspect spéculatif des systèmes philosophiques; à l'intérieur des doctrines grecques, ils font leur choix, écartant ce qui ne leur convient pas ; pour l'essentiel, c'est un stoïcisme modifié, tel que l'enseignent Panétius et Posidonius, qui les séduit, parce qu'il s'accorde avec des qualités très admirées chez eux, la pietas et la gravitas, c'est à dire l'accomplissement minutieux des devoirs envers les dieux, la famille et l'État, et la maîtrise de soi en toutes circonstances. L'idéal épicurien, si ardemment défendu par Lucrèce, n'a qu'un succès limité. Le stoïcisme s'ajustait étroitement à la religion ; il réconciliait le polythéisme avec sa forme propre de monothéisme, puisque, selon les stoïciens, les dieux de la croyance populaire n'étaient que les diverses formes d'une même et unique divinité.
3. Influences orientales; culte de l'empereur. Au cours des IIe et Ier siècles av. J.-C., de nouvelles influences religieuses s'exercent, venues d'Orient. Le culte de la Magna Mater, la « Grande Mère » (voir cybèle), est importé de Phrygie à Rome dès 204 av. J.-C., dans les angoisses de la seconde guerre punique. Un peu plus tard se répand en Italie le culte orgiastique de Dionysos; il est réprimé non sans peine en 186 av. J.-C. (voir bacchanales). Au début du Ier siècle av. J.-C., les guerres contre Mithridate, roi du Pont, introduisent à Rome le culte de Ma, déesse de la Guerre, originaire de Comana en Cappadoce ; elle sera assimilée à la déesse italienne Bellone. Les contacts avec l'Égypte amènent Isis et Osiris. Cependant les croyances religieuses de l'Italie ancienne ne disparaissent pas : c'est ce que prouvent, au début de l'Empire, les Géorgiques de Virgile, Les Fastes d'Ovide et les poèmes de Tibulle, ainsi que les sanctuaires des anciens dieux (sacra-ria et lararia) qu'on a découverts dans les maisons de Pompéi (détruites en 79 apr. J.-C). Les nouveaux cultes étrangers sont cependant bien accueillis à Rome. Venu d'Égypte, le culte d'Isis devient vite très populaire parmi les masses; au cours des trois premiers siècles de notre ère, et bien qu'à l'origine les empereurs y aient été défavorables, il se répand à travers tout l'empire. Juvénal (Satires, VI, 53) mentionne les prêtres d'Isis, «habillés de lin, le crâne rasé » ; on trouve quantité d'informations sur le culte dans les scènes finales de L'Âne d'or d'Apulée, qui fait de son héros un initié des mystères d'Isis, la déesse suprême «aux mille noms», «dont le monde entier adore la divinité sous toutes sortes de formes». À l'époque impériale, malgré l'opposition des autorités, Rome accueille d'autres divinités étrangères telles que le Phrygien Saba-zios et la Syrienne Atargatis; leur culte s'étend aux provinces. En particulier, à partir du Ier siècle apr. J.-C, le culte de Mithra, le dieu perse de la Lumière, se répand dans tout l'Empire romain par l'intermédiaire des soldats et des commerçants. Cette religion est exclusivement réservée aux hommes.
Le culte des Césars, sans doute établi sous l'influence de l'Orient, s'accordait assez avec l'usage romain, qui voulait qu'on glorifiât les héros du passé. Grecs et Romains avaient en commun l'habitude de considérer les grands bienfaiteurs comme des dieux, ou comme semblables aux dieux (pour le culte des souverains chez les Grecs, et pour le culte de Rome à l'époque hellénistique, voir religion 1,4). Jules César fut déifié après sa mort, en 42 av. J.-C.; l'empereur Auguste, comprenant l'intérêt qu'il avait à développer une telle dévotion, favorisa l'expansion de cette idée en Occident, mais en veillant à ne pas heurter les traditions religieuses romaines. L'attitude populaire se reflète chez Virgile, Horace et Ovide. Pontifex maximus en 13-12 av. J.-C., Auguste organisa le culte impérial de façon à l'intégrer dans la religion d'État, mais en veillant soigneusement à ce que le culte s'adressât non à l'empereur vivant mais à son genius (esprit tutélaire). Auguste et les empereurs qui lui succédèrent furent déifiés après leur mort. Le culte de l'empereur était la pierre de touche de la fidélité à l'empire. Les sujets de l'empereur pouvaient bien honorer tous les dieux qu'ils voulaient: il fallait qu'ils prouvassent leur loyauté en honorant aussi l'empereur. Des calendriers fragmentaires datant de l'époque d'Auguste indiquent une moyenne de deux fêtes par mois en l'honneur de l'empereur ou de sa famille.
Les religions orientales mentionnées plus haut exercèrent une certaine influence sur le stoïcisme et sur la philosophie en général en créant une relation plus spirituelle et plus intime entre le dieu et l'humanité. Le besoin de concilier les diverses croyances et philosophies produisit un renouveau du platonisme, un platonisme modifié, dont le coeur était une forme de monothéisme (voir néo-platonisme). C'est au milieu de cet enchevêtrement de religions et de philosophies qu'apparut le christianisme, qui obligeait à renoncer aux religions antérieures et à prendre un nouveau départ; n'admettant aucun compromis avec les anciennes croyances, il refusait le culte de l'empereur déifié et exigeait une allégeance exclusive. Ce refus du compromis fut la cause des persécutions qui frappèrent les chrétiens, mais il assura l'ultime triomphe de leur foi.
La religion romaine la plus ancienne n'avait pour ainsi dire aucun rapport avec la morale. Elle n'était qu'un accord presque commercial avec les pouvoirs invisibles, dont la faveur s'obtenait à certaines conditions. Cependant cette religion apparemment froide développa une morale forte, dont l'essor n'était pas gêné par une mythologie. Mis à part les formules des prières, les Romains n'avaient pas d'écritures sacrées. Chacun était libre de penser ce qu'il voulait au sujet des dieux; ce qui comptait, c'était les actes religieux qu'ils accomplissaient. L'exécution minutieuse des devoirs religieux développait la discipline et l'obéissance à F État. Lorsque Rome grandit, les Romains attribuèrent à leurs dieux leur propre sentiment moral qui se développait; l'idée que les dieux étaient justes servit de sanction à la loi humaine. Dans la sphère privée de la religion domestique, le sentiment de la présence divine dans le déroulement quotidien des événements de la maison, exigeant le maintien de relations correctes (pietas, voir supra, 2) tant avec les dieux qu'avec les autres membres de la famille, renforçait les liens familiaux, fondement de la société romaine. L'accent mis sur certaines vertus, telles que le patriotisme et l'accomplissement des devoirs, donna plus de force et de chaleur aux sentiments religieux associés à ces vertus, d'autant plus qu'elles étaient souvent incarnées dans une lignée de «nobles Romains» et qu'orateurs et historiens ne cessaient de s'y référer. La religion romaine est donc à l'origine du sens du devoir si remarquable chez tant de Romains, devoir envers la famille, les dieux, l'État. Elle nourrit la solidarité nationale, entretenue par les fêtes publiques annuelles en l'honneur des différents dieux : la religion devient la sanction du patriotisme. C'est pourquoi Cicéron, et plus encore l'empereur Auguste, en exaltent la valeur.