RÉGIME SOVIÉTIQUE
RÉGIME SOVIÉTIQUE
Le système soviétique présentait quelques caractères originaux qui tenaient à sa genèse, en octobre 1917. D’autres étaient enracinés dans un passé plus lointain… Ces traits-là ont souvent été ignorés à la fois par les traditions bolchevique et antibolchevique qui, simultanément, ont léninisé et stalinisé leur histoire.
Ainsi est-il clair que la violence populaire, datée d’octobre 1917 et attribuée aux seuls bolcheviks a explosé dès l’été de la même année, et que, à la campagne, elle n’était en rien due à la propagande des partis socialistes. Elle s’était déjà manifestée aux xviiieet xixe siècles, puis en 1905, et cette pougatchevchina (du nom de la révolte de Pougatchev au xviiie siècle) n’avait fait que ressusciter en 1917, elle s’était encore levée par la suite, mais cette fois pour s’opposer au régime soviétique. De même, l’étatisation forcenée des années qui ont suivi Octobre n’a constitué que l’accélération d’un processus apparu dès avant le règne de Nicolas II, et qu’avait développé l’action du Gouvernement provisoire (février-octobre 1917), même si l’extension du champ des activités de l’État s’est traduite, de fait, par la manifestation, visible, de son impuissance. Il en est allé de même de la bureaucratisation du régime, encore que celle-ci n’ait pas recouvert la même réalité avant et après octobre 1917.
Le régime soviétique a néanmoins présenté des caractères originaux qui le différenciaient clairement des autres régimes. Ceux-ci sont apparus simultanément du temps de Lénine et de Trotski, et ils se sont plus ou moins développés ensuite, mais pas nécessairement à une vitesse synchrone.
La bolchévisation.
Le premier de ces traits est la bolchévisation des opinions, qui se sont radicalisées dès que s’est profilée la faillite du gouvernement de Février. Incapable, à la fois, de faire la guerre et de signer la paix, le Gouvernement provisoire s’est discrédité parce qu’il a subordonné les réformes économiques et sociales à la réunion d’une Assemblée constituante, qu’il ne donnait comme légitime qu’une fois que les soldats pourraient y participer. Ce souci démocratique cachait une autre réalité, la peur, de la part de ces dirigeants, que des réformes trop radicales ne suscitent une réaction. De fait, après la vaine tentative du général Lavr Kornilov (1870-1918) en août 1917, le soulèvement des Blancs, après Octobre, et la guerre civile qui suivit constituèrent cette réaction redoutée.
Il n’en reste pas moins que les hésitations du Gouvernement provisoire — et du soviet de Petrograd, qui avait les mêmes craintes — ont radicalisé les esprits de ceux qui attendaient d’une révolution des réformes immédiates et qui ne seraient pas limitées à l’ordre politique, à l’instauration d’une vie démocratique par la liberté, gagnée enfin, de s’exprimer, de constituer des comités et autres soviets. En contestant la collaboration entre, d’une part, le soviet des députés, animé par les mencheviks et les socialistes révolutionnaires (SR), et, d’autre part, les membres de l’ancienne Douma (assemblée) devenus ministres, les bolcheviks ont révélé l’efficacité de leur tactique ; et les efforts d’Alexandre Kerenski (1881-1970, Premier ministre du Gouvernement provisoire) pour se battre sur deux fronts, celui de l’extrémisme et celui de la réaction, ont été vains.
La radicalisation de l’opinion s’est ainsi faite à l’avantage des bolcheviks dont la représentation n’a cessé de croître dans les différents soviets, atteignant 61 % des élus en janvier 1918.
Ce mouvement s’est accompagné d’une radicalisation d’une partie des autres formations politiques, les SR de gauche, par exemple ; mais surtout, il s’est traduit par une bolchévisation sans que ses acteurs ouvriers ou soldats ne se soient dits ou considérés comme bolcheviks : ainsi, Petrograd comptait 40 comités, 20 bureaux d’assistance, une cinquantaine de comités militaires, 60 organisations syndicales, qui ont soutenu l’insurrection d’Octobre. Ce mouvement a aidé le parti bolchevik à en assurer la coordination, puis ultérieurement, à contrôler ces organisations.
Outre l’acquisition de ce pouvoir, la bolchévisation s’est faite par la manipulation d’un certain nombre de sympathisants, placés à des postes de responsabilité, tel le jeune SR Cazimir, nommé président du Comité révolutionnaire provisoire auprès du soviet de Petrograd (PVRK), et qui a finalement disparu, éliminé par les dirigeants du Parti. Itinéraire représentatif de celui que d’autres « compagnons de route », notamment du Komintern ou du Mouvement de la paix (années 1950) ont suivi ultérieurement.
L’achèvement de la bolchévisation s’est fait par la voie autoritaire, aboutissant à la dissolution, puis à l’interdiction des partis politiques, « bourgeois » d’abord, puis socialistes, au point qu’en mars 1921, plus aucun parti politique, sauf le parti bolchevik, n’était autorisé. On a souvent considéré que la dissolution de l’Assemblée constituante, en janvier 1918, marquait la fin de la démocratie ; de fait, c’est la forme représentative de la démocratie que Lénine et les bolcheviks ont annihilée par la force à cette date-là. Or, celle-ci n’était pas forcément populaire. Les autres formes de démocratie ont également été anéanties par le régime, au point que le bolchevisme représentait non seulement la seule opinion autorisée, mais la seule jugée vraie.
Un Parti unique et infaillible.
La deuxième caractéristique du régime est l’infaillibilité que le Parti s’est attribuée et dont le champ n’a cessé de croître. Il s’est promu dès 1919 seule instance dirigeante et a ainsi colonisé toutes les institutions politiques ou sociales, telles que les soviets, les syndicats, les comités d’usine, que les syndicats avaient contribué à détruire, et les organisations de femmes. Par touches successives, l’extension de la compétence du Parti s’est accompagnée de l’extension du champ de l’infaillibilité qu’il avait décrétée.
Pour avoir « vu juste » entre février et octobre 1917, le Parti avait fasciné les révolutionnaires de tous les pays, en Europe occidentale surtout. Ayant pris le pouvoir, il l’a exercé au nom du prolétariat, mais guidé par une analyse des situations qui empruntait ses méthodes au marxisme dans sa version lénino-bolchevik. En gouvernant le pays et en contrôlant les institutions sociales — mettant ainsi fin au fonctionnement de la société civile — sa compétence s’est étendue à tous les champs, de la politique jusqu’à la conduite des opérations militaires, à l’économie, à la culture et, bientôt, à la science elle-même.
L’« affaire Lyssenko » a eu de ce point de vue valeur d’exemple. Le biologiste et agronome Trofim Lyssenko (1898-1976) inventa une pseudo-théorie de l’hérédité s’opposant aux thèses mendéliennes et prétendant que les caractères acquis étaient soumis à l’influence du milieu et se transmettaient. En 1948, il fit condamner par le Parti la génétique, en tant que science « bourgeoise », au bénéfice de la « biologie prolétarienne ». Les spécialistes et autres savants « bourgeois » avaient été déclarés suspects et le Parti entretenait l’idée qu’une vraie culture et un savoir prolétariens pourraient naître, qui aideraient à la naissance d’un « homme nouveau ». Ainsi, pour produire l’« homme soviétique », suffisait-il de le conditionner, ce à quoi la propagande s’est employée dès les années 1930 et plus encore durant les années 1950.
Le jdanovisme - du nom d’Andreï Jdanov (1896-1948) -, qui consista à instaurer le contrôle du Parti sur les idées et sur la culture, prolongeait un projet plus ancien puisque, dès 1920, Anatoli Lounatcharski (1875-1933), commissaire du peuple à l’Instruction, voulait placer les enfants, dès leur plus jeune âge, dans des conditions telles qu’ils « accélèrent le processus d’organisation communiste de la vie intérieure des individus ».
Le marxisme s’est confondu avec l’interprétation qu’en a faite Lénine, puis il est devenu ce que Staline avait dit qu’il était. En 1929, ce dernier a théorisé plus avant, en faisant connaître sa méfiance envers la prétendue spécificité des savoirs spécialisés. Autrement dit, le pouvoir politique avait qualité pour définir la vérité scientifique, et ce qui s’est produit dans le cas de la biologie s’est également produit dans celui de la linguistique et a fortiori dans celui de l’histoire, qui est devenue à son tour une discipline sous surveillance.
La « plébéianisation » du pouvoir.
Une troisième caractéristique du régime soviétique a été la constitution d’un groupe social nouveau, celui des apparatchiks, dont le noyau se constitua avant l’insurrection d’Octobre. Ce nouveau « personnel » politique s’est formé sans l’aval des partis ou des syndicats, lors de la création d’institutions autonomes telles que les comités de quartier, les soviets locaux, les organisations de garde ouvrière ou autres, les comités d’usine. On a bientôt greffé la gestion des apparatchiks sur les appareils de pouvoir, qui leur avaient préexisté (Parti bolchevik, bureaux des syndicats), dont les dirigeants ont pu survivre même une fois leurs institutions disparues ou modifiées dans leurs statuts.
C’est ainsi qu’un sang neuf, d’origine populaire, a intégré le corps de l’État soviétique, dont l’appareil principal, le Parti, était jusqu’alors principalement dirigé par une intelligentsia d’origine bourgeoise (Lénine, Adolf Ioffé, Lev Kamenev) ou nobiliaire (Félix Dzerjinski, Alexandra Kollontaï, Nadejda Kroupskaïa) ; seuls Alexandre Chliapnikov et Mikhaïl Tomski n’avaient fait que des études primaires. Les nouveaux détenteurs du pouvoir, venus d’en bas, qui avaient éliminé les anciens « spécialistes bourgeois », ont formé une sorte de groupe social sans précédent, puisqu’ils étaient souvent d’origine plébéienne et avaient une source nouvelle de revenus. Leur activité était inédite ; ils rompaient avec leur classe sociale ou leur origine nationale pour se faire solidaires du nouveau pouvoir. Ces caractéristiques valaient aussi bien pour les apparatchiks de base que pour les dirigeants : ainsi Trotski, qui a fini par oublier que son père était considéré comme un koulak, ainsi Staline, qui n’a guère tenu compte de son origine géorgienne.
Les dirigeants de l’ancien parti bolchevik ayant peu à peu été éliminés, la base de l’appareil d’État institué en 1917-1918 remonta progressivement la hiérarchie, opérant une « plébéianisation » du pouvoir. Le processus engagé par Staline était achevé à l’époque de Nikita Khrouchtchev.
Il eut pour effet pervers d’aboutir à la subversion d’un certain nombre d’idées et de valeurs nées au sein de l’intelligentsia - promotion de la femme, avant-gardisme littéraire et artistique, cosmopolitisme - puis à leur élimination à la faveur de valeurs plus proprement traditionnelles qui reflétaient la mentalité paysanne de la plupart des nouveaux dirigeants. Ainsi, l’antisémitisme populaire a-t-il été ravivé, l’académisme revalorisé et le patriotisme glorifié quand on n’a pas encouragé, à proprement parler, le nationalisme, comme cela a été le cas lors de la Seconde Guerre mondiale. Derniers possesseurs d’un capital visible, leur culture, les gens instruits ont alors perdu la capacité d’en trop user, et la liberté de penser est devenue une oppression pour autant qu’elle était interdite aux autres. « Il faut se méfier des gens qui savent, cette racaille », disait Maxime Gorki (1868-1936).
Un système bureaucratique.
Enfin, la dernière particularité du régime soviétique est son caractère bureaucratique qui, paradoxalement, a puisé ses origines dans la subversion des pratiques démocratiques, d’abord œuvre des démocrates eux-mêmes - les bureaux des partis contrôlaient les soviets - menée à son terme par les bolcheviks.
En vérité, le phénomène de la bureaucratie en URSS n’a pas été celui qu’a décrit Max Weber : son originalité tient à ce qu’il s’est institué comme lieu spécifique entre le pouvoir et l’administration, qui, en URSS, se confondaient du fait de la colonisation des institutions par le Parti et de la disparition de la société civile. En outre, la représentation de chaque institution au sein d’autres, par exemple la représentation des syndicats dans les soviets, a abouti à une déresponsabilisation des institutions dont les membres propres se sont souvent retrouvés minoritaires au sein de leur bureau, ou au moins ont perdu toute autonomie réelle. Cette caractéristique était liée à la surreprésentation « démocratique » des autres instances du corps social.
C’est le besoin d’autonomie qui a provoqué les premiers craquements dans le système, chaque institution voulant avoir la capacité d’agir ; ainsi les syndicats ont-ils réussi à soustraire à l’État la gestion de l’assurance-maladie. Petit à petit, le système bureaucratique s’est « gangrené » de zones d’autonomie, dont l’existence contredisait l’idée du « centralisme bureaucratique ».
La perestroïka (restructuration) a consacré le démantèlement d’ensemble de ce système devenu ingouvernable, tandis que le sommet de l’État, peu à peu déplébéianisé grâce aux progrès de l’instruction, opérait un revirement culturel et mettait en cause le dogme de l’infaillibilité du Parti et de sa compétence. Ce fut Mikhaïl Gorbatchev qui prit le mieux conscience de la désagrégation amorcée, espérant aménager le système sans le détruire : il a commencé par détacher la courroie qui reliait les institutions au Parti, puis a aboli l’article de la Constitution de 1977 qui faisait du Parti la seule instance dirigeante. C’était plus qu’il n’en fallait pour que l’appareil d’État réplique. Mais ce dernier n’avait pas pris conscience, lors du coup d’État manqué d’août 1991, qu’il n’avait plus de pouvoir.
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