Raymond DEPARDON
Entre 1960, année de son premier grand reportage sur l’opération survie SOS-Sahara qui lui valut dix pages et la couverture de Paris-Match, et 1977, où il commence à attirer l’attention du monde cinématographique avec Numéro zéro, Depardon a été essentiellement un grand reporter photographe qu’on peut suivre à la trace dans tous les points chauds de la planète. En janvier 1967, il fonde avec quelques amis l’agence Gamma, qui impose peu à peu de nouvelles règles sur le marché de la photo de presse en redonnant sa vraie place au photographe. En 1978, il quitte Gamma pour la prestigieuse agence Magnum. Depuis quelques années, cependant, il doublait ses reportages photo de prises de vue cinématographiques. En novembre 1970, il déclarait à Zoom (n°5) : «Le photographe de magazine doit travailler un peu comme un cinéaste. Il lui faut préparer son sujet, construire une histoire et la “mettre en page’’ en quelque sorte. » Or le premier film achevé de sa filmographie, Jan Pallach, date justement de 1969. Le second, Tchad (quatre épisodes échelonnés entre 1973 et 1976), a été réalisé en marge de sa pratique de reporter photographe, le cinéaste prenant son autonomie par rapport au metteur en page. Il est désormais en mesure de mettre en œuvre sa longue expérience de solitaire chasseur d’images pour réaliser, à la manière de Leacock aux États-Unis, un film qui ne nécessite que patience et acuité du regard: les deux vertus cardinales à la fois du reporter photographe et du cinéaste documentariste. Ce sera Numéro zéro, sur le lancement du journal Le Matin, dont les responsables grinceront quelque peu des dents en découvrant le portrait subtilement tiré d’eux-mêmes par ce cinéaste silencieux et que, peut-être, ils avaient fini par oublier. De cette manière, discrète et experte, Depardon fait un style qui lui vaudra, avec Faits divers (1983), une notoriété que peuvent rarement espérer les documentaristes. À travers la routine d’un commissariat, il réussit à décrire sans hargne ni passion la vie quotidienne de la police urbaine, et, en plus, à jeter les bases d’une «ethnologie de l’immédiat» (J.-P. Thibaudat) de tous ceux qui cachent leur misère, leur détresse, leur inadaptation dans la nuit des grandes villes modernes. Un pas supplémentaire, et le photographe-cinéaste-ethnologue, toujours solitaire, même au sein d’une équipe, en vient à filmer ses propres fantasmes. D’un épisode de sa vie vagabonde, il garde le désir d’une fuite au désert avec une femme aimée... et photographiable à loisir. Cela donne un film {Empty Quarter/Une femme en Afrique) et un livre {Les Fiancées de Saigon) dans lesquels Depardon, à l'aise comme photographe et comme cinéaste, authentifie son imaginaire par des images aussi rigoureuses que celles qui lui servaient à témoigner du réel. Les jours passent, dans cette chambre d’un hôtel d’une ville d’Afrique orientale: «Elle était à côté de moi, mais je pouvais tranquillement la regarder quand elle était de dos. J’étais à l’abri de son regard (...). Pour ne pas me disperser (...). Je garde un seul objectif, le 25 mm. Cela m’oblige à trouver la bonne place, la bonne distance et ne pas fuir devant les faux problèmes.» Et plus loin : «Je tourne un film sur une histoire qui est arrivée il y a douze ans (...). Aujourd’hui, je laisse l’inconscient diriger les scènes» {Les Fiancées de Saigon). La bonne place, la bonne distance. Voilà pour s’inscrire dans le réel. Et pour le reste, la mémoire, l’inconscient. Tout Depardon.