Rabelais
Sa vie (1494-1554)
François Rabelais est né en 1494 près de Chinon. Son père, avocat à Chinon, était un assez gros propriétaire : l’œuvre de Rabelais abonde en souvenirs du terroir familial et en allusions aux gens de justice. Devenu moine cordelier, puis bénédictin, Rabelais se passionne pour le grec et fréquente les humanistes. Familier de l'évêque de Fontenay-le-Comte, il séjourne aux abbayes de Maillezais, puis de Ligugé. Le milieu humaniste de Fontenay-le-Comte semble avoir été favorable à l’Évangélisme et au Gallicanisme (qui lutte contre les ambitions temporelles des papes). A partir de 1528, Rabelais se déplace beaucoup, observant les mœurs et le langage des étudiants, en particulier à Paris où il prend l’habit de prêtre séculier. Inscrit à la Faculté de Montpellier en septembre 1530, il est bientôt chargé d’un cours et commente dans le texte grec les médecins Hippocrate et Galien. Médecin à l’Hôtel-Dieu de Lyon en 1532, il publie la même année sous un pseudonyme le "Pantagruel", puis à l’automne de 1534, le Gargantua. Le Tiers Livre est publié en 1546 après plusieurs voyages en Italie. Rabelais, docteur à Montpellier en 1536, devient un des premiers médecins de France, pratiquant des dissections de cadavres, méthode nouvelle d’enseignement de l’anatomie par l’observation directe. Bénéficiaire de la cure de St-Martin-de-Meudon en janvier 1551, il publie le Quart Livre en 1552. Ce dernier ouvrage est aussitôt condamné par le Parlement, comme les précédents. On perd ensuite la trace de l’écrivain, mort probablement à la fin de 1553 ou au début de 1554. Le Cinquième Livre parut partiellement en 1562 puis dans sa forme complète en 1564, mais son attribution à Rabelais demeure incertaine. Son œuvre "Pantagruel" (1532) conte les prouesses d’un géant, fils de Gargantua. Aux effets comiques nés d’un merveilleux gigantesque et féerique, Rabelais ajoute de nombreux détails tirés de la vie réelle et il exprime dans certains chapitres son idéal humaniste. "Gargantua" (1534) fait passer le réalisme des mœurs au premier plan, et revient sur divers problèmes : l’éducation, la guerre, la paresse des moines et les superstitions. Le "Tiers Livre" (1546) renonce par prudence à la satire religieuse, après l'affaire des Placards (voir Marot). Le personnage de Panurge passe au premier plan et l’on tend à oublier le gigantisme de Pantagruel. Le "Quart Livre" (1548-1552) évoque les escales de Panurge en route vers l’oracle de la "Dive Bouteille". Ce cadre, très souple, permet à l’auteur d’introduire dans le livre les fantaisies les plus variées ; une fois encore, certaines allégories satiriques visent les ambitions temporelles des papes. Le "Cinquième Livre" (1564) conduit Panurge et ses compagnons jusqu’à la "Dive Bouteille", mais les érudits ne s’accordent pas sur l’authenticité de ce dernier ouvrage. A travers les formes infiniment variées de son génie, deux tendances fondamentales résument les aspirations essentielles de Rabelais : la passion de l’humanisme et l’amour de la nature. L’auteur exprime sa pensée à l’aide de personnages et de récits symboliques, mais le réalisme le plus vivant et la fantaisie la plus débridée se mêlent aux idées sérieuses. De plus, Rabelais reste un des maîtres du rire, depuis la gauloiserie la plus grossière jusqu’à la comédie de caractère la plus fine. Il est servi par un prodigieux vocabulaire, qui emprunte à tous les langages, techniques, étrangers, provinciaux, allant jusqu’à forger des mots et se plaisant à l’énumération et à l’accumulation qui sont ses procédés familiers.
GARGANTUA : "LA SUBSTANTIFIQUE MOELLE"
Dans l'avertissement en vers du Gargantua, Rabelais proclame d'abord son intention d'écrire une œuvre franchement comique : "Mieux est de ris que de larmes écrire Pour ce que rire est le propre de l'homme". Mais faut-il s'en tenir à des apparences parfois irrésistiblement bouffonnes? Avec la fantaisie qui est la marque de son génie, il nous invite, dans son prologue, à aller jusqu'au fond de son œuvre, et, comme il le dit si joliment, à "rompre l'os et sugcer la substantificque mouelle."
L'abbaye accueille les femmes « depuis 10 jusqu'à 15 ans; les hommes depuis 12 jusqu'à 18 ». « Fut ordonné que là ne seraient reçues sinon les belles, bien formées et bien naturées, et les beaux, bien formés et bien naturés... Fut constitué que là honnêtement on pût être marié, que chacun fût riche et vécût en liberté ». Et Rabelais de décrire un splendide château de la. Renaissance, « en figure hexagone », haut de six étages, « cent fois plus magnifique que n’est Bonnivet, ni Chambord, ni Chantilly ». Il évoque en détail les splendeurs de cette abbaye d'un nouveau genre : matériaux précieux, vastes salles claires, ornées de peintures et de tapisseries, jardins, vergers pleins d'arbres fruitiers, « lices, hippodrome, théâtre et natatoires avecques les bains mirifiques... ». Point d'église toutefois: chacune des 9 332 chambres dispose d'une chapelle particulière! « A l’issue des salles du logis des dames étaient les parfumeurs et les testonneurs (coiffeurs), par les mains desquels passaient les hommes quand ils visitaient les dames. Iceux fournissaient par chacun matin la chambre des dames d’eau rose, d’eau de naphe et d’eau d’ange... » Là-dessus, Rabelais nous décrit, en deux pages chatoyantes, les vêtements et joyaux des hommes et des femmes : velours, satin, taffetas, or, perles et diamants ! Servis par « les maîtres des garde-robes » et les « dames de chambre », les religieux et religieuses de Thélème changent de costume chaque jour, « à l’arbitre des dames ».
PANTAGRUEL: ENTRE LE RIRE ET LES LARMES
Situation pénible entre toutes, que Rabelais a su traiter avec un comique irrésistible, par le contraste entre la douleur et l'explosion de joie du bon géant. Peut-être a-t-il voulu se moquer des discussions scolastiques sans valeur réelle pour la vie pratique, ou des dissertations littéraires sur la mort. En tout cas c'est le gros bon sens pratique de Gargantua, — et en définitive la NATURE —, qui l'emporte dans ce débat entre ce qu'on doit à la Mort et ce qu'on doit à la Vie.
RABELAIS François. Né à Chinon à une date incertaine, peut-être en 1494, peut-être en 1483 d’après une épitaphe qui lui attribue l’âge de soixante-dix ans à sa mort (9 avril 1553, selon ce texte controversé). Son père, Antoine, était avocat. Avocat connu et respecté puisqu’en 1527 il remplace momentanément le lieutenant du Roy dans cette ville. Cependant, la famille sortait à peine de la paysannerie aisée. Un Rabelais figure en 1457 comme fermier de l’abbaye de Seuilly. L’ascension sociale de la famille Rabelais fut facilitée par la constitution de l’appareil d’Etat administratif et judiciaire. Ce qui n’empêchera pas le père de Rabelais, qui avait acquis des domaines, de rester en perpétuel contact avec les paysans dont il provenait. François Rabelais apprit le latin, soit chez les Bénédictins de Seuilly, soit à Angers, ou chez les Franciscains de la Baumette auprès d’Angers. Pénible apprentissage qui lui laissa quelques mauvais souvenirs. Puis ses maîtres, mauvais pédagogues, lui exposèrent la philosophie scolastique réduite à un formalisme logique (cf. en I, chap. X). Vers 1520, notre homme est moine chez les Cordeliers (Franciscains) de Fontenay-le-Comte. Par « vocation » sincère ou feinte ? pour trouver le moyen de sortir de chez soi, de courir le monde et de s’instruire ? Nous ne le saurons sans doute jamais. A la grande surprise des biographes, Rabelais étudie le grec, correspond avec le célèbre humaniste Guillaume Budé; enfin il s’entretient avec le légiste Tiraqueau, futur conseiller du Roy, et instigateur des poursuites contre les écrits de Calvin, contre Rabelais lui-même (1552). Persécuté dans son couvent, frère François le quitte pour entrer dans la « maison » de l’évêque de Maillezais, d’Estissac. On présume qu’il accompagna le prélat au cours de ses tournées diocésaines. Dans les cinq livres, abondent les noms de villages et les mots empruntés au dialecte local (poitevin). Entre 1524 et 1527, au prieuré de Ligugé, Rabelais écrit et publie sa première œuvre en langue « vulgaire » : un poème de cent vers, traitant des ymaginations que l’on peut avoir touchant la chose désirée. Qu’un érudit, qu’un humaniste écrive et publie des vers en français, c’était alors un fait rare et original qui mérite d’être noté. A quelle intervention décisive devons-nous cette chance ? A l’influence du « rhétoriqueur » Bouchet, destinataire de l’épître ? Ou bien au souvenir de François Villon resté si vivace en Poitou ? Peut-être Rabelais vint-il étudier le droit à l’Université de Poitiers. D’un côté, il suit (sans doute) les cours de l’Université, apprend les textes et se familiarise avec le formalisme juridique; il voit opérer les gens de justice. D’un autre côté, il comprend fort bien le rapport entre le droit et la pratique. Il sait que la « justice » fait partie de l’appareil d’Êtat; quelle coûte cher; qu’elle n’a aucun rapport avec la sagesse humaine et naturelle. Ainsi le séjour de Rabelais à Poitiers donne l’explication de sa haine tenace contre les chicanous et chats-fourrés. Car ce fils de légiste allait prendre parti contre les légistes, même s’il lui arrive de défendre les jurisconsultes humanistes contre les « vieux mâtins » du Moyen Age. En 1530, âgé d’au moins trente-six ans, le moine errant arrive à Montpellier. Déjà humaniste, déjà juriste, il s’inscrit à la Faculté comme étudiant en médecine. Six semaines après son inscription, on le reçoit bachelier. Devant les étudiants, il fait des exposés sur Galien et Hippocrate, d’après les textes originaux. Innovation sensationnelle, non moins d’ailleurs que les dissections de cadavres. Deux ans plus tard, en 1532, Rabelais — qui n’a pas encore obtenu le titre de docteur — est médecin à l’Hôtel-Dieu à Lyon. Le séjour dans la grande ville a une importance décisive. Il y trouve un milieu favorable à tous points de vue : une vie économique et idéologique intense, à la fois populaire et scientifique. Dans cette période lyonnaise, il cherche encore sa voie. Incontestablement l’influence d’Erasme s’exerce sur lui; ce qui ne veut pas dire que nous fassions de Rabelais un « érasmien ». Rabelais publie alors (automne 1532), en même temps que de savantes traductions avec gloses, son Pantagruel (1er livre) inspiré par le petit livre anonyme imprimé à Lyon et qui fut longtemps attribué à Rabelais lui-même : Grandes et inestimables cronicques du grand et énorme géant Gargantua — Gargantua et Pantagruel. Le 23 octobre 1533, la Sorbonne (Faculté de théologie de l’Université de Paris) condamne le Pantagruel. Non pas comme subversif et hérétique, mais comme livre obscène. Au début 1534, Rabelais quitte Lyon pour l’Italie comme médecin attaché à la personne du cardinal Du Bellay. Il passe des mois à Rome où il étudie les restes de l’Antiquité et l’architecture, tant l’antique que celle de la Renaissance. Au retour, Rabelais suivant le cardinal comme Panurge suit Pantagruel, les voyageurs s’arrêtèrent à Florence (cf. livre IV, chap. XI). En mai, ils arrivèrent à Lyon, où le médecin du grand hôpital reprit son service. Quelques mois plus tard, paraissait La Vie très horrifique du grand Gargantua père de Pantagruel — v. Gargantua — composé par maître Alco-fribas. Le Gargantua, sans contestation possible, est en progrès sur le Pantagruel. L’auteur, sans rien perdre de sa verve, bien au contraire, l’enrichit de savoir et d’idées. Il n’est pour s’en assurer que de comparer la guerre de Pantagruel contre les Dipsodes à la guerre picrocholine. La première est une guerre « médiévale », tandis que la seconde est une guerre « nationale », une levée contre les envahisseurs avec des moyens « modernes ». A quoi l’attribuer sinon au contact plus étroit que Rabelais eut dès cette époque avec les milieux politiques de son temps grâce aux frères Du Bellay qu’il suivra désormais dans les péripéties compliquées de leur vie politique ? Au début de 1535, Rabelais a disparu, sans doute dans son pays natal où il attend l’apaisement de la tension politique. Vers le milieu de 1535, nous le retrouvons dans la suite du cardinal Du Bellay à Ferrare, puis à Rome où il profite de son séjour pour régulariser sa situation ecclésiastique. Il obtint l’autorisation d’exercer gratuitement la médecine. En mai 1536, désormais en règle avec l’autorité, Rabelais est de retour à Lyon; puis il suit à Paris son maître le cardinal et entre au monastère bénédictin de Saint-Maur dont Jean Du Bellay est abbé. Le cardinal va jusqu’à créer pour lui une prébende de chanoine dont il ne pourra profiter. Alors Rabelais recommence à exercer la médecine, art dans lequel il acquit une réputation qui égalait sa réputation d’humaniste et d’écrivain. En 1537, il passe sa thèse de doctorat (il a au moins quarante-cinq ans). Il se déplace sans cesse entre Montpellier et Lyon. Sans doute a-t-il assisté, perdu dans le brillant cortège royal, à l’entrevue d’Aigues-Mortes, entre François 1er et Charles Quint (14 juillet 1536). La persécution reprenant contre les réformés, évangélistes et humanistes, Rabelais se réfugie d’abord à Lyon; ne s’y sentant pas en sûreté, il gagne le Piémont où gouverne Guillaume Du Bellay. Pendant son séjour à Turin, meurt à Lyon son fils Théodule, âgé de deux ans. En 1541, revenu en France, il corrige et modifie le texte de Gargantua et du premier Pantagruel. Corrections de forme dont l’auteur pouvait espérer qu’elles donneraient satisfaction aux Sorbonnistes redevenus puissants. Inutile prudence. La Sorbonne n’épargnera la censure ni au Gargantua ni au Pantagruel réédités. Rabelais continue à suivre Guillaume Du Bellay dans ses déplacements, l’accompagne en France, assiste à sa mort (1543). 1545. Rabelais a disparu pendant quelque temps. Il s’est fait petit. Il a ménagé les autorités, puis a connu une faveur subite. Il semble avoir obtenu un poste à la cour du Roy. Il reçoit de François Ier en septembre un « privilège » pour l’impression du Tiers Livre qui paraît en 1546. En mars 1546, c’est encore la fuite. Vers Metz, ville libre. Rabelais y passe deux années, dans des conditions mal connues et probablement difficiles. Il y commence le Quart Livre avant de rejoindre un fois de plus à Rome le cardinal Du Bellay. Le Quart Livre paraît en février 1552, et le 1er mars il est interdit par arrêt du Parlement de Paris. L’un des juges se nomme Tiraqueau. Le 9 janvier 1553, Rabelais perd sa cure de Meudon et celle dont il était titulaire nominal dans l’évêché du Mans, à Saint-Christophe-du-Jambet. II « résigne » ses bénéfices. C’est-à-dire qu’on les lui enlève. C’est la persécution, l’abandon, l’exil, la misère et la mort obscure en 1553 sans doute. Le dernier livre, le Cinquième livre de l’ensemble ne paraîtra que dix ans plus tard, peut-être modifié par un éditeur inconnu.
UN HOMME DE TRANSITION ? Les historiens de notre littérature s’accordent à peu près pour le situer et le définir comme un homme de transition dans une époque de transition. Le dernier des primitifs, a déclaré Lanson, et l’héritier d’une lignée de conteurs (français, italiens,...). Le premier de nos grands prosateurs, réplique J. Boulenger, et le premier conteur à vouloir écrire comme l’on parle, ou du moins à y réussir en transposant dans le récit le style des mystères, des soties, des farces, des boniments de place publique. Homme de transition, soit. Encore faut-il d’abord s’entendre sur l’ampleur des périodes considérées. Transition entre notre XVe siècle et notre XVIIe ? Entre la truculence populaire médiévale et la sobriété classique ? C’est déjà bien et beau, mais ne court-on pas le risque ainsi de rétrécir injustement, en le logeant dans une rainure de l'Histoire, l’œuvre d’un de nos plus grands écrivains, le plus original peut-être ? Avant de situer Rabelais en le limitant, n’oublions pas qu’il a atteint la véritable universalité, celle qui englobe les enfants et les adultes, les simples comme les raffinés. Quels prodigieux destin littéraire ! Les enfants du monde entier le lisent aujourd’hui dans des adaptations imagées, en distinguant mal les géants rabelaisiens des illustres personnages historiques, des « supermen » modernes et des héros de la science-fiction. Les adultes, naïfs ou savants, se réjouissent des gaudrioles de Maître François comme des audaces de sa pensée. Chacun cherche et trouve à sa manière quel message lui lance cette œuvre limpide et mystérieuse. Au risque d’aller exagérément en sens contraire de nos historiens et d’amplifier, pourquoi ne pas dire : transition entre l’antique et le moderne, le dernier des grands poètes épiques et le premier des grands romanciers ? Comme Homère dans l'Illiade, notre Rabelais a chanté les exploits des guerriers purs et pacifiques et ceux des guerriers brigands, les actes des rois : Gargantua, Pantagruel, Picrochole. Il n’a omis aucun des épisodes les plus singuliers : descente aux enfers, visites aux Iles Bienheureuses et aux océans peuplés de monstres. S’il les a contés sur le mode comique, c’est que l’épopée — comme toutes les grandes choses — devait disparaître dans un éclat de rire, dans sa parodie. Comme Homère dans l'Odyssée, comme Virgile, en leur ajoutant des significations nouvelles, Rabelais a conté le Périple, l’aventure, la poursuite de la Vérité, la chasse aux plaisirs et au bonheur et au savoir, l’apaisement qui suit la découverte. II fut aussi, il fut ainsi le maître, le modèle, le patron de Balzac. Le « Marie-toi ! Marie-toi pas ! » que Panurge écoute dans le son des cloches de Varennes (en III, chap. XXVII) et les contradictions dans lesquelles il s’empêtre (épargne mais jouis — dépense mais enrichis-toi...) n’annoncent-ils pas les thèmes de la Comédie humaine ? Balzac donc, Tourangeau lui aussi de naissance, auteur des Contes drolatiques, a suivi la voie royale ouverte par le romancier Rabelais. Il faut aussi s’entendre sur l’intérêt et l’importance que l’on attribue aux « transitions ». Pour les gens formés par une certaine logique, seuls comptent l’avant et l’après, le point de départ et l’arrivée, le principe et le résultat. La transition ou le transitionnel ont relativement peu d’intérêt. A cette évaluation hâtive, on peut aisément opposer une thèse contraire, en montrant la complexité, la richesse des transitions, puisqu’en elles s’affrontent, se mêlent, se discernent deux époques. Sous cet éclairage, notre XVIe siècle prend aussitôt plus de couleur et de relief : siècle de fermentation confuse et puissante, siècle révolutionnaire qui avorta dans le chaos sanglant des guerres (dites) de religion, si riche qu’ensuite doit se produire une longue décantation et que le classicisme et le romantisme s’en partageront les éléments. Le difficile, pour nous, ce n’est pas tant de comprendre des hommes moins différents de nous qu’on ne serait d’abord tenté de le supposer, que de saisir à sa naissance, et dans sa fraîcheur et sa nouveauté, ce qui depuis lors devint lentement familier en vieillissant. Au XVIe siècle, pour la première fois dans l’histoire, le pouvoir de l’homme sur la nature devint sensible, perceptible, accessible à l’imagination, à la réflexion. L’homme alors émerge de la nature : l’homme social, les masses humaines, et non point seulement l’homme exceptionnel. Dans la balance où pèse d’un côte la nature, et de l’autre l’humain, l’homme ne faisait pas encore le poids. Au XVIe siècle, dans l’Occident européen, et plus spécialement en France, l’un des plateaux descend, l’autre monte; ils se rencontrent à peu près à la même hauteur. Économiquement, jusqu’alors, l’agriculture, la production agricole, la propriété du sol jouaient le rôle essentiel. Sociologiquement prédominaient les biens naturels et immédiats : la consanguinité, le voisinage, l’attachement au sol natal. Philosophiquement, la magie et le sentiment du sacré l’emportaient sur le profane, la théologie sur la pensée « laïque », l’autorité sur la réflexion. Juridiquement, la coutume et l’usage prévalaient sur le droit écrit, élaboré, formalisé. Au XVIe siècle, ce n’est pas seulement tel ou tel de ces indices qui change. Leur ensemble se transforme. La ville, en France, commence à avoir une importance économique, sociale, politique, supérieure à celle des campagnes. Au Moyen Age, la ville en tant que centre commercial et artisanal exploitait économiquement la campagne environnante, mais le pouvoir politique fondé sur la propriété territoriale (la possession féodale du sol) parvenait à dominer la ville : elle devait se soumettre, non sans résister, aux seigneurs de la contrée. Au XVIe siècle, cette contradiction se résout; le roi est le grand bénéficiaire de cette situation nouvelle, en tant que maître et seigneur de ses bonnes villes, autant que de la terre entière de son royaume. La richesse et le prestige traditionnels, attachés à la possession du sol et aux rentes féodales, se déprécient tandis que grandissent la richesse et le prestige venus de l’argent, du commerce, des premières entreprises capitalistes. La terre elle-même tombe aux mains de la bourgeoisie naissante (et Rabelais sort d’une famille de « légistes », bourgeois spécialisés dans l’étude du droit élaboré, propriétaires de métairies et de vignobles). La famille patriarcale, le lignage, les formes médiévales de communauté, dépérissent; les rapports sociaux s’élargissent, se multiplient, se compliquent, parce que les compartiments de la vie féodale éclatent; l’horizon s’élargit. On ne découvre pas seulement une Amérique au-delà des mers; mais des continents nouveaux qui émergent de l’océan des âges révolus. Pour exprimer ce beau moment de découverte et d’espoir, ne poussons pas trop loin aucune image, aucune analogie simplifiante. L’homme surgit de la nature; en même temps il s’y enracine, il y pénètre par son pouvoir et sa connaissance. L’homme pèse plus lourd dans la balance, mais c’est d’abord pour lui sa vie spontanée, naturelle, presque animale, qui se revalorise et l’emporte sur la mort. Y compris bien entendu le sexe et la fécondité. Ni temple ni tombeau, le corps devient pour un moment heureuse chair vivante et cause de joie. Le mystère de la nature se dissipe; par contre celui de la société s’épaissit. Au Moyen Age, la Nature semblait ténébreuse, démoniaque, et la vie sociale transparente. Désormais, la nature paraîtra moins étrange, mais l’homme — au moment précis où il se découvre — plus obscur. Le contact direct avec la vie naturelle n’est pas encore rompu, et cependant l’homme occidental sait qu’il a prise sur les choses. La présence humaine n’a pas encore déserté les outils, les moyens d’action. Pour parler le langage de certains sociologues — contestable, mais commode — le « milieu technique » n’a pas encore supplanté le « milieu naturel » : l’homme social passe de l’un à l’autre; il se trouve dans une transition éminemment favorable, dans une confusion bénéfique. Pourtant ce degré supérieur de civilisation et de réalisation humaine va comporter des fétichismes plus dangereux qu'auparavant, venus de l’argent, du pouvoir politique, de l’État, des institutions et des idées, des personnalités dominantes; mais ces dangers, au début du siècle, n’apparaissent pas encore. On ne pense pas que bientôt les hommes se battront pour leur religion, leurs princes et leurs principes, et les aventuriers qu’ils auront adoptés. Le roi paraît encore l’ami et l’allié des gens du peuple. Les conjonctures des astres et celles des actes semblent à jamais favorables. C’est dire que dans la première partie du XVIe siècle se produit une étonnante rencontre. Deux grandes énigmes, deux aspects de la grande énigme, se confondent et s’éclaircissent ensemble, l’une par l’autre. L’homme se projette sur la nature dont cependant il se dégage. La nature paraît humaine, pénétrée et parcourue de puissances proches, accessibles, aisées à maîtriser ou à conjurer. Alors les hommes les plus lucides voient se lever au-dessus de leur tête l’aurore des temps nouveaux. En eux, autour d’eux, d’eux-mêmes, naît quelque chose de neuf, de joyeux. La plupart d’entre eux cherchent dans les livres des mots pour dire leur pressentiment ou leurs visions. Ils ne savent pas qu’une gigantesque profanation du passé devient souhaitable, pour découvrir l’avenir. Leurs espoirs, la multiple jeunesse et l’éclatante nouveauté qui surgissent, ils les nomment « Renaissance » par un malentendu qui eut de graves conséquences. Comme si le monde antique pouvait revenir. Comme si le cycle éternel était révolu et la Grande Année accomplie. Chez ces érudits, l’humanisme prit dès le début une odeur de poussière. Rabelais, seul en France, seul peut-être en Occident avec Léonard de Vinci, sut chercher autour de lui, dans la vie, des symboles et des images pour représenter ce qu’il voyait, ce qu’il savait, ce qu’il prévoyait. LE MIRACLE RABELAISIEN. Parlons-en, à la manière du « miracle grec », rencontre entre la logique et l’art. Les « miracles » s’expliquent plus aisément que le banal et le quotidien. Le miracle rabelaisien vient de la rencontre unique entre le rire et le savoir. En ce sens, il réalise, en le dépassant, un grand rêve médiéval : la Gaie Science, la jonction entre le Nord et la Méditerranée. La Gaie Science résulte de ce qu’à ce moment la vie populaire dans sa fraîcheur neuve et intacte présente à l’homme de génie les figures dont il pourra (lui seul) s’emparer pour dire ce qu’il peut et doit (lui seul) dire. Un exemple. En ce début du XVIe siècle Carnaval prend spontanément une signification, un éclat nouveau. Les villes se saisissent des fêtes paysannes qui marquaient la fin de l’année, l’annonce du printemps, la montée du soleil (le calendrier grégorien fixant au 1er janvier le début de l’an ne sera adopté officiellement qu’en 1592). Ces fêtes prennent une ampleur nouvelle : cortèges de géants, frairies colossales, frénésies prenant non plus un village mais une cité. Les licences des mœurs, par ailleurs pourchassées et proscrites, se localisent dans ce mois de fête (le Carnaval dure alors beaucoup plus que de nos jours). L’Église s’acharne en vain contre ces journées de liesse et de profanation, pendant lesquelles tombent les interdits et les tabous. La prospérité générale permet une véritable découverte du printemps et du renouveau, en même temps que le gaspillage sans scrupules des richesses, jusqu'alors, la fin de l’hiver et le début du printemps se passaient dans l’inquiétude. On mangeait les dernières réserves; on entamait trop souvent les grains conservés pour la semence. Le Carnaval se teintait d’amertume dans son déchaînement, et Carême venait à son heure. (D’où ce paradoxe constaté mais non expliqué par les folkloristes : la consécration du mois de mai à la chasteté, à la virginité. De longs siècles ont ignoré le printemps, et l’homme dans sa vie concrète s’opposait à la nature !) Rabelais donc trouve, l’un en face de l’autre, deux symboles vigoureux, mûrs, hauts en pittoresque : Mardygras et Quaresmeprenant, l’un symbole de la joie, et de la nouveauté, et l’autre figure de la tristesse, et du passé, et des contraintes. Rabelais n’a qu’à les cueillir au passage. Mais quel usage en faire, seul il le sait. Dans le Quart Livre, chap. XXXV à XLIII, il raconte la grande bataille des gens de Pantagruel contre le peuple des Andouilles. Celles-ci croient, lorsque les nefs de Pantagruel abordent leur île, que leur malin et antique ennemi, Quaresmeprenant, vient les attaquer. Le combat finirait par l’extermination de la race andouillique, si Dieu n’y pourvoyait en envoyant un signe prodigieux. Au-dessus des deux armées paraît un grand, gras, gros, gris pourceau, ayant ailes longues et amples, pennage cramoisi, collier d’or au col, autour duquel en lettres ioniques se lisent des mots signifiant : « Pourceau Minerve enseignant. » Le monstre, ayant plusieurs fois volé et revolé entre les deux armées, jeta plus de vingt et sept pipes de moutarde en terre, puis disparut en criant : « Mardygras, Mardygras, Mardygras. » Alors Pantagruel donna l’ordre de sonner la retraite. Cette parabole comporte d’obscures allusions politiques, mais de claires conclusions éthiques. La sagesse pantagrué-line s’est mise, sans le savoir, du côté de l’ascétisme misérable. Le pantagruéliste s’est imprudemment engagé dans une guerre fratricide. Il faut cesser la lutte contre la chair, l’appétit naturel, le sexe. « Le serpent qui tenta Ève était andouillique... Encore main-tient-on en certaines académies que ce tentateur estoit l’andouille nommée Ityphalle » (éloge des Andouilles par l’auteur, chap. XXXVIII). L’être suprême, en qui se mêlent harmonieusement la sagesse antique(Minerve) et le christianisme bien compris, ordonne la réconciliation. Quant au signe de Mardygras, il parodie insolemment le Signe de la Croix, apparaissant sur le front des troupes pour annoncer sa victoire au futur empereur Constantin, selon une tradition bien connue. Cette profanation l’emporte sur les autres, celles dirigées contre les théologiens de la Sorbonne ou les pédagogues du temps ou les moines (cf. en I, 18-19, en 40, etc.). Du mépris pour la vie rien ne peut naître. Le détour de la parabole signifie que, pour Rabelais, il faut faire place a la vie franche et sans détours.
LE THÈME DES GÉANTS. Montrons brièvement sa polyvalence. Il a une signification première, aisée à saisir, celle par où le conte plaît. Les Géants rabelaisiens sont de grands enfants débonnaires, ne mesurant pas leur force. Issus de l’imagerie populaire, d’Antée et d’Hercule, de la terre et du soleil, ils se vouent à la destruction des méchants et des monstres. Le comique naît constamment du contraste et de la disproportion entre les colosses et la commune mesure dont ils peuvent s’affranchir; ils vivent en hommes parmi les hommes. Goinfres et un peu paillards, ils exigent de leurs compagnons et sujets de continuels sacrifices en victuailles et autres avantages. On ne leur en veut pas, puisqu’ils sont bien gentils malgré les exigences de leurs vastes corps. L’image populaire, folklorique d’origine, se transforme chez Rabelais en un grand mythe rationnel unique en son genre. Les Géants représentent à la fois les bons rois et leur peuple, la France et l’époque nouvelle, l’homme de cette époque et son avenir, la paix sur le monde et la joie de vivre dans une nature dominée sans devenir hostile. Que la figure des Géants prenne chez Rabelais ces significations, de nombreux épisodes et fragments le montrent. Comment expliquer autrement l’histoire du « pantagruelion » ? et l’abbaye de Thélème ? Le symbole ne se sépare pas de l’image. L’image prend spontanément une ampleur colossale, sans que cette amplification rompe l’expression directe du rapport de l’homme avec la nature et de la nature avec l’homme. L’image devient ainsi un thème sur lequel s’exerce la verve de maître François, qu’il reprend sous divers aspects et développe. La description du pantagruelion, poursuivie par Rabelais avec une minutie de naturaliste sans craindre la longueur, vient en III, chap. XLIX : « L’herbe pantagruelion ha racine petite, durette, rondelette, finante en pointe obtuse... » Il s’agit simplement du chanvre. Suit une dissertation pratique sur son usage et théorique sur sa dénomination. Puis, le ton change; un curieux lyrisme scientifique amplifie la description : « Est dit pantagruelion par ses vertus et singularités. Car comme Pantagruel a été l’idée et exemplaire de toute perfection... aussi en patagruelion je recognoi tant de vertus, tant d’énergie, tant de perfection, tant d’effets admirables... » Le pantagruelion, de substance matérielle bien concrètement définie, se transforme en symbole de la puissance humaine. Le chanvre — la corde de chanvre — étant lien, représente le lien de toutes choses dans la nature, et leur soumission à l’homme par les liens dans lesquels son action les insère. Pas de limites à ce pouvoir : « A leur prinse et arrest sont les grosses et pesantes meules tournées agilement à unique profict de la vie humaine » (le mot « meules » prend un sens cosmique; il s’agit des masses énormes de la matière; nous entendons ici déjà le mot clef cartésien : l’homme maître et possesseur de la nature). Les intelligences célestes, les dieux olympiens s’effraient. Par herbe de semblable énergie, les enfants de Pantagruel, les humains, pourront « visiter les sources des gresles, les bondes des pluies, l’officine des fouldres. Pourront envahir les régions de la lune, entrer le territoire des signes célestes, et là prendre logis les uns à l’Aigle d’Or, les autres au Mouton, les autres à la Couronne, les autres à la Harpe, les autres au Lion d’argent; s’asseoir à table avec nous et nos déesses prendre à femmes, qui sont les seuls moyens d’être déifiés... ». voilà donc le sens suprême du thème des Géants. Le Roi-Géant, c’est l’homme, avec son pouvoir et ses œuvres. Il ne connaît aucune mesure (et par là Rabelais rejette la sagesse antique), aucune limite (ici Rabelais rejette la vision médiévale et chrétienne). Roi-Géant de l’univers, l’homme va déposséder les dieux. Rabelais donc développe le thème avec une ivresse qui n’est pas seulement verbale ou imaginative; une grande poésie, confuse mais puissante, soutient ce lyrisme. Le sens dionysiaque et la clarté apollinienne se réunissent. Mais Rabelais marque son image de bon sens joyeux, d’esprit proprement rabelaisien. L’homme s’emparant du cosmos, les constellations deviendront des auberges aux mêmes enseignes que celles de Chinon, d’Orléans, de Paris. Les pantagruélistes coucheront avec les déesses : seule la femme déifie l’homme. Et c’est évidemment pourquoi, en Thélème, les femmes ont tant de charmes et de sagesse (I, chap. LII à LVII). Le mythe de Thélème est trop connu pour qu’il soit besoin d’en parler longuement. Protestons seulement au passage contre toute tentative d’en réduire le sens. L’abbaye de Thélème s’insère dans la longue suite des utopies communistes; elle ne peut se séparer de l’œuvre de Thomas Morus — v. L’Utopie — que Rabelais a certainement connue. Dans l’aristocratique communauté imaginée par lui, les hommes et les femmes atteignent l’accomplissement de la vie physique, intellectuelle et morale. « Ci n’entrez pas hypocrites bigots. Ci entrez vous qui le Sainct Evangile en sens agile annoncez... » LE THEME DU VOYAGE. Le voyage de Pantagruel, de Panurge et de leurs compagnons remplit les trois derniers livres. Le thème du voyage diffère de celui des Géants : pendant le périple, Panurge reprend presque constamment la taille normale. Il s’agit d un voyage au long cours qui donne lieu à des descriptions matérielles et précises de navires, de tempêtes (Quart Livre, chap. XVIII à XXIII), de rencontres en mer. La monotonie des navigations se coupe d’épisodes étranges ou burlesques (les paroles gelées, IV, 55-56). Rabelais s’inspire évidemment des grandes expéditions de Christophe Colomb ou d’Amerigho Vespucci. Mais ici encore, le thème s’amplifie, change de signification, devient polyvalent. Voyage de découverte, plein d’aventures et d’imprévu. « Une et seule cause les avoit mis en mer, sçavoir et studieux désir de voir, apprendre, congnoistre. » En effet : ce voyage est aussi un voyage à travers la société et les institutions. Nous abordons dans les Isles des Papefigues, dans celles des Papimanes, dans l'ile Sonnante, dans celle des Chats-Fourrés. Mais c’est aussi un voyage à travers l’homme et l’espèce humaine, à travers la philosophie et ses problèmes. Et nous rencontrons l’Isle de Tapinois en laquelle régnait Quaresmeprenant, et l’Isle des Andouilles, et le Manoir du Grand Maître ès Arts : Messer Gaster (l’estomac, le besoin). Et puis le royaume de la Quinte-Essence, nommée Entéléchie. Et l’Isle des frères Fre-dons (les jésuites). Et l’étrange pays de Lan-temois (en termes modernes : les idéologies et les discussions idéologiques, V, chap. XXXII-XXXIII). Le grand voyage est un voyage d’initiation. Les voyageurs recherchent le mot de la grande énigme : la vie et l’univers. Pas un épisode qui n’ait plusieurs sens, les uns familiers et joyeux ou satiriques, les autres cachés. Les voyageurs doivent subir de nombreuses épreuves avant d’atteindre la vérité. L’étude approfondie de ces épisodes révélerait à la fois leur origine (dans le folklore, et aussi dans la philosophie, dans l’occultisme, dans la magie) et aussi leurs significations multiples. Des épisodes restent obscurs, comme celui des Macréons (IV, chap. XXV à XXVIII). Mais que cherchent Pantagruel et Panurge ? Est-ce la science contemplative et la vérité spéculative ? Vont-ils rencontrer et ramener la Fille des Rois (comme dans beaucoup de contes et récits et poèmes à caractère initiatique) ? Non. Ils cherchent une sagesse pratique. Pantragruel (l’homme universel) aide Panurge (l’homme quotidien, l’individu) à résoudre son problème : le bonheur. Panurge veut-il ou non se marier ? Comment doit-il vivre pour être heureux ? L’oracle de la Dive Bouteille et la prêtresse Bacbuc, après les dernières épreuves, purifications et cérémonies (V, chap. XXXl et sq.) répondront à Panurge, paisiblement, que le secret du bonheur réside en lui : dans l’union de l’homme lucide avec la nature, d’Apollon avec Dionysos. Le mot de la Dive-Bouteille « Trinch », commenté par les assistants, symbolise à la manière rabelaisienne cette union. La sagesse antique s’accomplit et se dépasse. Le mot de l’énigme, c’est qu’il n’y a pas d’énigme au-delà des hommes et que la science et la sagesse vont de pair avec l'art de vivre. La vertu suprême ? La générosité : « Nous establissons le bien souverain non en prendre et recepvoir, ains en élargir et donner. » (chap. LVII et dernier). Mais cette vertu si simple n’a rien de facile. La suprême modestie accompagne la suprême ambition. Pour atteindre la sagesse généreuse, il faut toute la science, et pour s’unir à la nature, il faut tout le pouvoir sur la nature. Nous avons présenté Rabelais comme un grand penseur, comme un philosophe. Et que voulut-il dire d’autre dans son fameux prologue, avec l’éloge de Socrate ? Que signifie cet avertissement solennel : « A plus haut sens interpréter ce que par aventure cuidiez dict en gaité de cœur. » L’initiation au pantagruélisme va du rire à la sagesse sans que l’un efface l’autre. Il couvre l'Intervalle entre la gauloiserie et la science :une totalité. Que fut-il donc ? Un mauvais moine, un curé anticlérical ? un médecin ambulant ? ce sont les aspects superficiels de sa biographie ! Un bon vivant ? un conteur populaire ? un publiciste de roi ? un primitif ? un mage et un mystique ? un encyclopédiste ? Oui, tout cela, que les exégètes, commentateurs, historiens, biographes, érudits se sont partagé. Et quelque chose de plus, qui lui appartient en propre : sa qualité unique. Comment voir son œuvre ? Un magnifique palais avec des recoins remplis d’ordures, comme l’a dit quelque part Anatole France ? une auberge de village, où l’on boit du petit vin blanc en joyeuse compagnie ? un paysage de vignobles, de champs et de prairies ? ou bien une montagne mystérieuse avec des temples païens en ruine, des châteaux du Moyen Age, d’audacieux édifices modernes — avec des gouffres et des sommets perdus dans les nuages ? Oui. Et quelque chose d’autre et d’unique qui lui appartient en propre et que nous définirions une fois de plus par la jonction entre la joie de vivre et la lucidité. On aimerait ici avoir la place de parler longuement de la cathartique par le rire et par le verbe, ainsi que de la pureté rabelaisienne. La chair la plus obscure fut illuminée et purifiée, une fois, dans une miraculeuse rencontre, par le Verbe. Et le Verbe se fit véritablement chair joyeuse. Mais ce sont choses qui se sentent mieux qu’elles ne se disent. XVIe siècle. ♦ « Rabelais... Celuy qui fait renaistre Aristophane et feint si bien le nez de Lucien... » Du Bellay. ♦ « Il s'est joué des hommes, il s'est joué des dieux avec tant de bonne grâce, que ni les hommes, ni les dieux n'ont paru blessés par ses traits. » Estienne Pasquier. ... le premier des diseurs de bagatelles. Il sera une énigme pour la postérité car... peut-être voudra-t-on voir en lui un bouffon, un farceur qui débitait des bons mots pour attraper un bon repas. Non, non, ce ne fut point un bouffon, ni un charlatan de place publique, mais un homme qui, grâce à la pénétration de son esprit d'élite, saisissait le côté ridicule des choses humaines... » Pierre Boulenger, 1587. Voici un rustre qui aura des brocards villains contre l'Escriture saincte ; comme ce diable qui s'est nommé Pantagruel, et toutes ces ordures et villenies : tous ceux là... sont des chiens enragez qui desgorgent leurs ordures à l'encontre de la majesté de Dieu... » Calvin. ♦ « ... le grand railleur de France. » F. Bacon. XVIIe siècle. ♦ « Le langage de Rabelais a des grâces que notre siècle n'a pas. » La Fontaine. ♦ « Rabelais est incompréhensible : son livre est une énigme, quoiqu'on veuille dire, inexplicable... c'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption. » La Bruyère. XVIIIe siècle. ♦ « Rabelais, dans son extravagant et inintelligible livre, a répandu une extrême gaieté et une plus grande impertinence; il a prodigué l'érudition, les ordures et l'ennui; un bon conte de deux pages est acheté par des volumes de sottises... c 'est un philosophe ivre qui n a écrit que dans le temps de son ivresse. » Voltaire. XIXe siècle. ♦ « Rabelais a créé les lettres françaises; Montaigne, La Fontaine, Molière viennent de sa descendance... La mort de Rabelais n'avait précédé que de quinze années la naissance de Shakespeare : le bouffon eût été de taille à se mesurer avec le tragique. » Chateaubriand. ♦ « L'histoire de Gargantua n'a pas, il est vrai, une seule page qu'on puisse lire tout haut, mais il n'a pas une ligne qui n'offre de méditation à qui veut écrire notre langue. Nul mieux que lui ne sut donner à sa pensée cette forme, je dirai si française que chacune de ses phrases est comme un proverbe national. » Mérimée. ♦ « Aristophane trouve plus grand que lui; Aristophane est méchant, Rabelais est bon. Rabelais défendrait Socrate. Dans l'ordre des hauts génies, Rabelais suit chronologiquement Dante; après le front sévère, la face ricanante. Rabelais, c'est le masque formidable de la comédie antique détaché du proscenium grec, le bronze fait chair, désormais visage humain et vivant, resté énorme et venant rire de nous chez nous et avec nous. » Victor Hugo. ♦ « Mastodonte émergé radieusement du chaos dans le bleu d'un monde naissant. » Barbey d’Aurevilly. ♦ « ... Rabelais seul avait « la tête épique », et serait le poète national par l'espèce des idées et la grandeur des conceptions, si la folie de l'imagination, l'énormité de l'ordure et la bizarrerie de la langue ne l'avaient réduit à un auditoire d'ivrognes et d'érudits. » Taine. XXe siècle. ♦ « L'épaisseur des grands comiques, des Cervantes, Molière, Rabelais. Leur rire est générosité. Celui qui sourit seulement, se croit supérieur; il se prête; l'autre se donne. » André Gide.
Né à Chinon vers 1494, François Rabelais fait ses études à l'abbaye bénédictine de Seuilly puis au couvent franciscain de la Baumette, près d'Angers. En 1520, il prononce ses vœux monastiques chez les franciscains de Fonte-nay-le-Comte où il étudie le grec. Quatre ans plus tard, avec une autorisation papale, il quitte cet ordre pour entrer chez les bénédictins de Maillezais (Poitou), où la règle est plus douce. Il sillonne lé Poitou qui va servir de décor à ses futurs héros. De 1528 à 1530, il séjourne à Paris où il fréquente les professeurs de l'Université. Quittant alors la robe monacale, il prend l'habit de prêtre séculier. En 1532, il s'inscrit à la faculté de médecine de Montpellier et est l'élève de Rondelet. Il y acquiert son diplôme de bachelier l'année suivante. Gagnant Lyon, il y exerce son art au grand hôpital où il traite plus particulièrement les goutteux. C'est à cette époque que paraissent Les Horribles et Épouvantables Faits et prouesses du très renommé Pantagruel, roi des Dipsodes, signé de l'anagramme Alcofribas Nasier (1532), suivis de la Pantagruéline Pronostication. L'année suivante, accompagnant le cardinal Jean du Bellay en tant que médecin personnel, il se rend à Rome où il s'occupe d'archéologie. De retour à Lyon, il fait publier la Vie inestimable du grand Gargantua, père de Pantagruel, ouvrage mal accueilli par les théologiens. En 1535, toujours avec Jean du Bellay, il repart pour Rome. Il y reste un an, encore occupé d'archéologie et, en outre, de botanique. À Montpellier en 1537, il reçoit ses grades de licencié puis de docteur en médecine. De 1539 à 1541, il séjourne à Turin. Entre 1542 et 1551, il alterne les séjours entre la France et l'Italie, après une fuite à Metz à la suite d'une condamnation du Tiers Livre (1546). Il obtient la cure de Meudon, fait publier son Quart Livre (1552) et meurt l'année suivante. Le Cinquième Livre n'est édité que dix ans plus tard. Le Prologue du Gargantua est la meilleure introduction à son œuvre. On y apprend qu'il faut « ouvrir ce livre et peser soigneusement ce qui s'y trouve exposé », que « les matières traitées ne sont pas aussi frivoles que le titre le laissait prévoir » et qu'il est indispensable, par une approche attentive, de « rompre l'os et de sucer la substantifique moelle ». Rabelais s'est protégé de l'inquisition derrière la farce et la gaudriole, mais il a écrit à grands traits l'histoire de son époque. Personnage exceptionnel, philosophe, théologien, mathématicien, médecin, jurisconsulte, musicien, géomètre, astronome et même peintre et poète, il connaissait le grec, le latin, l'hébreu, l'allemand, l'italien, l'espagnol, le syriaque et l'arabe. Mais c'est à son Gargantua et à Pantagruel qu'il doit sa célébrité. Il a peint dans ces deux ouvrages, qui tiennent tout à la fois du pamphlet politique et du pamphlet philosophique, et le Moyen Âge encore debout et la Renaissance, avec le scepticisme envahissant la société. La satire politique se montre à travers Picro-cole proposant la conquête du monde, et la satire philosophique à travers le hardi et joyeux penseur Panurge. On croit aussi reconnaître Louis XII dans Grandgousier, François Ier dans Gargantua, Henri VIII dans le roi Pétaud, Henri II dans Pantagruel... Cet ouvrage bizarre n'est soumis à aucun plan, et parfois la gaieté trop abondante y dégénère en cynisme.
Né à Chinon vers 1494, François Rabelais fit ses études à l’abbaye bénédictine de Seuilly, puis au couvent franciscain de la Baumette, près d’Angers. En 1520, il prononça ses vœux monastiques chez les franciscains de Fontenay-le-Comte où il étudia le grec. Quatre ans plus tard, avec une autorisation papale, il quitta cet ordre pour entrer chez les bénédictins de Maillezais (Poitou). Il sillonna le Poitou qui devait servir de décor à ses futurs héros. De 1528 à 1530, il séjourna à Paris où il fréquenta les professeurs de l’université. Quittant alors la robe monacale, il prit l’habit de prêtre séculier. En 1532, il s’inscrivit à la faculté de médecine de Montpellier et fut l’élève de Rondelet. Il y acquit son diplôme de bachelier l’année suivante. Gagnant Lyon, il y exerça son art au grand hôpital où il traita plus particulièrement les goutteux. C’est à cette époque que parurent les Horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé Pantagruel, roi des Dipsodes, signé de l’anagramme Alcofribas Nasier (1532), suivis de la Pantagruéline pronostication. L’année suivante, accompagnant le cardinal Jean du Bellay en tant que médecin personnel, il se rendit à Rome où il s’occupa d’archéologie. De retour à Lyon, il fit publier la Vie inestimable du grand Gargantua, père de Pantagruel, ouvrage mal accueilli par les théologiens. En 1535, toujours avec Jean du Bellay, il repartit pour Rome. Il y resta un an, encore occupé d’archéologie et, en outre, de botanique. A Montpellier en 1537, il reçut ses grades de licencié puis de docteur en médecine. De 1539 à 1541, il séjourna à Turin. Entre 1542 et 1551, il alterna les séjours entre la France et l’Italie, après une fuite à Metz suite à une condamnation du Tiers Livre (1545). Il obtint la cure de Meudon, fit publier son Quart Livre (1552) et mourut l’année suivante. Le Cinquième Livre ne fut édité que dix ans plus tard. Le Prologue du Gargantua est la meilleure introduction à son œuvre. On y apprend qu’il faut « ouvrir ce livre et peser soigneusement ce qui s’y trouve exposé », que « les matières traitées ne sont pas aussi frivoles que le titre le laissait prévoir » et qu’il est indispensable par une approche attentive de « rompre l’os et de sucer la substantifique moelle ». Rabelais se protégea de l’inquisition derrière la farce et la gaudriole, mais il écrit à grands traits l’histoire de son époque.
RABELAIS, François (La Devinière, v. 1494-Paris, 1553). Écrivain Français, il fut le parfait représentant des humanistes de la Renaissance. Successivement moine lettré, médecin réputé du cardinal Jean du Bellay, son protecteur et ami, puis curé à Meudon, il publia Les Horribles et Épouvantables Faits et Prouesses du très renommé Pantagruel, Vie inestimable du grand Gargantua, père de Pantagruel (1534) suivis du Tiers Livre (1546), du Quart Livre (1548) et du Cinquième Livre publié en 1564. Entre la tradition médiévale et les idées nouvelles de l'humanisme, Rabelais, à travers les aventures burlesques et hautes en couleurs de ses personnages, dénonça avec force et subtilité la tyrannie de l'éducation scolastique médiévale, l'ignorance des moines, l'absurdité des guerres et la religion lorsqu'elle se confond avec le pouvoir temporel. Son oeuvre, au service du rire et de la liberté, témoigne de son don prodigieux pour l'invention verbale, encore universellement reconnue aujourd'hui. Rabelais mourut dans la misère et l'isolement et ses écrits, considérés comme libertins, furent condamnés au xvie siècle.