Que recouvre aujourd'hui la lutte pour les droits de l'homme?
Que recouvre aujourd'hui la lutte pour les droits de l'homme?
Le retour des droits de l'homme au premier rang de l'actualité politique, dans les années soixante-dix, s'est exprimé depuis lors de bien des façons. A l'impact médiatique de ce thème a répondu la multiplicité des discours politiques. Les droits de l'homme suscitent aussi de larges mouvements d'opinion et de nouvelles formes d'engagement, distinctes du militantisme politique ou social traditionnel.
Mais l'apparente unanimité autour de cette idée "qui marche" n'est pas sans poser question. Les droits de l'homme seraient-ils une potion magique propre à guérir de toutes les désillusions idéologiques et à transcender les clivages politiques? Leur soudaine promotion sur la scène politique mondiale est-elle tout à fait innocente? Est-elle indépendante des stratégies à l'oeuvre entre l'Ouest et l'Est, entre le Nord et le Sud?
Rien ne serait plus erroné que de vouloir enfermer les droits de l'homme dans une définition stricte et unique. Pour saisir la richesse de leur signification et de leur portée, il faut distinguer différents niveaux d'analyse. Une première approche permet de discerner un fond commun: l'affirmation de l'égalité entre les individus et l'existence de droits inaliénables attachés à la personne humaine, quelle que soit la forme de la société et le régime politique. Cette affirmation a opéré un renversement fondamental dans la conception même du pouvoir et du droit.
Sans reprendre ici la longue évolution philosophique, politique et sociale qui a permis l'émergence historique de ce concept, on puisera utilement aux sources d'un événement qui a joué un rôle clé dans la reconnaissance officielle et la formulation juridique des droits de l'homme: la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (qui faisait elle-même suite à d'autres textes de la fin du XVIIIe siècle, en particulier la Déclaration d'indépendance américaine de 1776).
La force et la nouveauté de ce texte s'expriment essentiellement en deux idées centrales: le refus de l'arbitraire, et la consécration de la liberté comme principe.
Le droit contre l'arbitraire
"Une idée se leva sur Paris avec le jour et tous virent la même lumière ; une lumière dans les esprits et dans chaque coeur une voix: va, et tu prendras la Bastille... Bastille, tyrannie étaient, dans toutes les langues, deux mots synonymes." Cette idée qu'évoque Michelet avec lyrisme, c'est le refus du despotisme sous toutes ses formes. Proclamer les droits de l'homme, c'est d'abord vouloir mettre fin à l'arbitraire en limitant la puissance de l'État par le droit. Le droit contre l'arbitraire: telle est bien l'inspiration fondamentale qui conduit à assigner des bornes au pouvoir, à garantir les droits des personnes. C'est ce qu'exprime l'article 2 de la Déclaration de 1789: "Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme."
Cette inspiration n'a cessé de nourrir les combats pour la défense des droits de l'homme: il y a toujours des bastilles à prendre. Ainsi, c'est en pleine tourmente de l'affaire Dreyfus, archétype de la raison d'État, qu'est née, en France, en 1898, la Ligue des droits de l'homme, fondée sur la conviction que "toutes les formes d'arbitraire et d'intolérance sont une menace à la civilisation et au progrès".
Ce refus de l'arbitraire conduit à établir la liberté, non seulement comme le premier des droits de l'homme mais aussi en tant que principe fondamental du droit positif (c'est-à-dire du droit applicable). Cette idée est exprimée très clairement dans l'article 5 de la Déclaration de 1789: "Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas." Autrement dit, tout ce qui n'est pas expressément défendu par la loi est permis. Il en découle un principe essentiel: l'interprétation restrictive de tous les textes limitant l'exercice des libertés.
La signification de ce principe ne peut être comprise indépendamment du renversement de souveraineté qu'opère la Révolution française: lorsque la légitimité revendiquée par le pouvoir change de source (le peuple et non plus le roi), la loi change de fonction et la liberté de statut. Désormais, la liberté, ce n'est plus de faire ce que les lois permettent (selon la formule de Montesquieu), mais de faire ce que les lois n'interdisent pas.
Revenir aux sources des droits de l'homme, c'est donc d'abord poser la question des rapports entre l'individu et l'État, entre le pouvoir et le droit. La reconnaissance des droits de l'homme n'implique pas le refus de l'État, mais un changement dans sa légitimation: la seule justification de l'État, c'est de garantir les droits fondamentaux. C'est la définition de cette limite, le tracé de cette frontière entre le pouvoir et la société des hommes qui constitue le défi permanent des droits de l'homme.
Droit, morale, et politique
On présente en effet souvent les droits de l'homme comme un défi auquel se heurte toute société démocratique contrainte de reconnaître que les individus ont des droits face à l'État. Ce défi revêt une double dimension: juridique et morale. Il est aussi constitutif d'une exigence politique.
Ce qui caractérise les droits de l'homme, ce qui leur donne force, c'est qu'ils ne restent pas dans le ciel des idées mais se concrétisent dans des normes juridiques, des "règles obligatoires et contrôlées", bref qu'il s'agit bien de droits. Un droit se caractérise par quatre éléments: il doit avoir un titulaire déterminé, un objet précis, il doit être opposable à des tiers et enfin, susceptible de sanction.
"Libertés reconnues et garanties par le droit" (in Gérard Soulier, Nos Droits face à l'État), les droits de l'homme forment donc un ensemble de prérogatives et de pouvoirs dont disposent les individus (mais aussi les groupes), face au pouvoir de l'État: espaces protégés (inviolabilité du domicile), moyens de défense (droits de la défense), capacité d'agir (droit de recours).
Depuis 1945, l'action menée par les organisations internationales (Nations Unies, Conseil de l'Europe...) a permis d'étendre les limites de la protection nationale. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (signée à Rome, le 4 novembre 1950, dans le cadre du Conseil de l'Europe) énonce des droits et des libertés mais surtout instaure un système de protection avec un organe judiciaire, la Cour européenne des droits de l'homme. Par son article 25, la Convention permet, sous certaines conditions, l'exercice d'un droit de recours individuel devant cette Cour, faisant ainsi primer le droit des individus sur le principe de souveraineté nationale.
La Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, qui marque la reconnaissance des droits économiques et sociaux, n'a pas, quant à elle, de force obligatoire. Mais ses dispositions ont servi de base à l'élaboration de pactes internationaux (les deux pactes de 1966 des Nations Unies, l'un relatif aux droits civils et politiques, l'autre aux droits économiques et sociaux), qui eux sont obligatoires pour les États les ayant ratifiés.
Cette dimension juridique des droits de l'homme ne s'exprime pas seulement à travers des textes en vigueur ou des institutions en place: elle semble avoir été redécouverte, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, par un certain nombre de mouvements sociaux. Il est significatif, de ce point de vue, que des revendications importantes aient été formulées en termes de droit: c'est notamment le cas pour le droit à l'objection de conscience, et, dans un autre domaine, pour le droit à la contraception.
Toutefois, une approche strictement juridique des droits de l'homme révèle vite ses limites. Telle est l'expérience quotidienne des organisations de défense des droits. Paul Painlevé ne déclarait-il pas, dès 1904: "La Ligue des droits de l'homme n'est pas une association de notaires chargée d'enregistrer congrûment les iniquités sociales pourvu que la forme légale ait été respectée."
A bien des égards, l'éthique précède le droit. L'affirmation d'une exigence morale n'est-elle pas au coeur des mouvements d'opinion qui font aujourd'hui des droits de l'homme une cause internationale? C'est bien l'universalité des droits de l'homme qui est en jeu: il est des valeurs qui doivent être respectées quelles que soient les circonstances, quels que soient le lieu, le régime, l'environnement social ou culturel. Ainsi en est-il du refus absolu de la torture, sur lequel on ne peut transiger.
Mais, mettre ainsi l'accent sur le droit et la morale, n'est-ce pas s'affranchir à bon compte des réalités souvent peu exaltantes de la politique? Il serait dangereux et illusoire de le croire. Aujourd'hui, tous les combattants de la liberté qui luttent de par le monde contre les dictatures militaires, les États policiers, les régimes totalitaires, savent bien que la question des droits de l'homme est inséparable de la question de la démocratie.
Sauf à s'enfermer dans un juridisme stérile ou dans une morale des bons sentiments, le combat pour les droits de l'homme doit aussi s'inscrire dans le champ politique.
Première, deuxième, troisième génération...
Les droits de l'homme aujourd'hui invoqués ne sont donc pas une donnée intangible. Ils sont le fruit d'une histoire complexe faite d'affrontements et de compromis entre différentes conceptions. Ainsi, la Déclaration universelle de 1948, expression d'un consensus exceptionnel n'a cependant pas été adoptée à l'unanimité des États: l'Afrique du Sud, en particulier, a refusé - elle refuse toujours - le principe d'égalité raciale.
La première génération des droits de l'homme correspond d'abord aux droits civils et politiques proclamés par la Déclaration de 1789: le droit à la sûreté personnelle, la liberté de conscience et d'opinion, l'égalité devant la loi, le droit de propriété, le droit de résistance à l'oppression. Dans une deuxième étape, s'affirment les conquêtes des libertés collectives: droit de grève en 1860, liberté de la presse en 1881, liberté d'association en 1901.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Déclaration universelle de 1948 a marqué la reconnaissance des droits économiques et sociaux progressivement élaborés sous la poussée des revendications et des luttes sociales: le droit au travail, les libertés syndicales, la protection sociale, le droit à l'éducation.
Enfin, plus tardivement, de nouveaux droits ont été formulés en fonction des évolutions sociales et de nouvelles prises de conscience: droit à la paix, au développement, à la préservation de l'environnement... Certains observateurs parlent à leur sujet d'une "troisième" génération des droits de l'homme. On peut cependant contester que ces droits constituent véritablement une catégorie nouvelle ; on peut également redouter qu'une trop grande extension de la notion des droits de l'homme ne finisse par en diminuer la force et en affaiblir la rigueur.
Quoi qu'il en soit, dans cette évolution, un aspect particulier doit retenir l'attention: le lien qui s'établit progressivement, notamment à travers les luttes anticolonialistes entre droits de l'homme et droits des peuples. Ainsi, selon les pactes internationaux de 1966, le droit à l'autodétermination vise aussi bien les peuples que les individus.
Chacun ses droits de l'homme?
Cet ensemble des droits de l'homme distingue traditionnellement les droits-libertés, fixant à l'État des limites à ne pas franchir (première génération) et les droits-créances imposant à la société de fournir un certain nombre de prestations (droits économiques et sociaux). Sur ce fondement, on continue souvent d'entretenir une opposition entre une conception "socialiste" et une conception "libérale" des droits de l'homme. Ainsi certains responsables politiques croient-ils pouvoir établir une hiérarchie entre les "vrais droits de l'homme" (les droits civils et politiques), "d'essence libérale", et les droits économiques et sociaux, "d'inspiration socialiste".
En réalité, s'il y a incontestablement des distinctions à opérer entre les différentes techniques de satisfaction des différents droits, il n'y a pas de contradiction de fond quant à leur objet.
Les droits de l'homme sont indivisibles, on ne peut invoquer un droit pour se dispenser d'en respecter un autre. Faudrait-il choisir "entre la liberté dans la misère ou l'aisance dans l'oppression", selon l'expression de Gérard Soulier (in Nos droits face à l'État). Cette indivisibilité des droits de l'homme est concrètement mise en évidence par les situations de pauvreté ou de précarité qui se sont multipliées dans les années soixante-dix et quatre-vingt dans les pays développés: les processus de marginalisation qui trouvent leur source dans la privation des droits économiques et sociaux (à commencer par le travail et l'éducation) aboutissent à une exclusion de fait des libertés civiles et politiques.
La situation des immigrés qui restent privés des droits politiques dans la plupart des pays d'accueil - en particulier du droit de vote - est également révélatrice. Le fait de maintenir ainsi toute une catégorie de la population dans un statut d'infériorité ne constitue pas seulement une entorse à la démocratie mais, à certains égards, un encouragement au racisme. Dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, la meilleure garantie des droits de l'homme, c'est la reconnaissance des droits du citoyen.
Il y a donc bien une dynamique des droits, un processus constant d'élargissement: "Jaurès avait raison de souligner que [la Révolution française], si elle a frappé de négativité le prolétaire fondamentalement aliéné par la condition ouvrière, a aussi rendu possible le développement de libertés démocratiques plus amples, moins "bourgeoises"" (Madeleine Rebérioux, in L'Aujourd'hui des droits de l'homme, G. Aurenche, Nouvelle Cité, Paris).
De même, la Déclaration de 1948 a trouvé une nouvelle légitimité avec l'arrivée sur la scène internationale de nouveaux États, des problèmes posés par les ventes d'armes, de l'apartheid. Aujourd'hui, les relations entre l'Occident et le tiers monde sont au coeur de nouveaux enjeux: n'assiste-t-on pas à une tentative de détournement des valeurs universelles des droits de l'homme au profit d'un nouvel occidentalisme dans une sorte de revanche de l'Occident, de règlement de compte avec sa mauvaise conscience?
L'avenir des droits de l'homme dépend d'abord des pratiques quotidiennes et obstinées, qui, seules, peuvent leur donner consistance. C'est à chaque moment de chaque société qu'il faut être attentif pour échapper à l'apparente abstraction de ces principes: on ne peut parler de l'universel qu'à partir de l'expérience concrète de chacun, peuple ou individu. C'est aussi pourquoi les droits de l'homme, proclamés il y a deux cents ans, restent une idée neuve.
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