PROUST (MARCEL)
PROUST (MARCEL)
Fils d'un grand médecin, Marcel Proust naît le 10 juillet 1871 à Auteuil. Avec Robert, son frère de deux ans son cadet (et qui sera, comme son père, un professeur en médecine réputé), il passe une enfance heureuse malgré ses premières crises d'asthme, dès l'âge de 9 ans, tout en se révélant d'une sensibilité maladive. À Condorcet, en classe de rhétorique, son style étonne et son professeur de français le met au supplice en ironisant sur sa prose enchevêtrée et ses longues phrases. Il commence à fréquenter les salons, notamment celui de Mme de Caillavet, l'égérie d'Anatole France. Libéré de ses obligations militaires pour raisons de santé, il s'inscrit à la faculté de droit et devient, avec ses manières exquises, la coqueluche des salons. Ses amis sont le musicien Reynaldo Hahn et Lucien Daudet, l'un des fils d'Alphonse. Au moment de l'affaire Dreyfus, Proust, dont la mère est juive, signe avec Anatole France (qui a préfacé Les Plaisirs et les Jours, un premier recueil de nouvelles) une pétition en faveur de Zola. Dans son appartement, rue de Courcelles, il organise de fastueux dîners à l'étiquette compliquée, où il invite ses amis aristocrates. Quand il ne séjourne pas dans les grands hôtels de la côte normande, il collabore à des journaux, traduit les œuvres de l'historien anglais John Ruskin. Son père, dont les travaux ont permis de vaincre le choléra, et qui a toujours accepté et payé les frasques de son fils, meurt en 1903, sa mère en 1905. Pour Marcel Proust, le choc est tel qu'il reste alité un mois, sans cesser de pleurer. Sa chambre est devenue son refuge. Il en a couvert les murs de liège pour écrire dans un silence total. Du côté de chez Swann est publié en 1914 à compte d'auteur. L'accueil de la critique est mitigé. Proust, à cause de ses crises d'asthme, vit de plus en plus seul ; le plus ténu parfum de fleur le fait tousser. La Première Guerre mondiale fauche nombre de ses amis. Il déménage plusieurs fois, fait de l'hôtel Ritz son second domicile, enquêtant auprès des maîtres d'hôtel, toujours à la recherche du temps perdu. En 1919, il obtient le prix Goncourt pour À l'ombre des jeunes filles en fleur, contre Les Croix de bois de Roland Dorgelès. Cachant un état de santé de plus en plus défaillant (ses amis le croient malade imaginaire), il recommence à sortir, tout en travaillant d'arrache-pied à son œuvre. Il sait que le temps lui est compté. En proie à des cauchemars et à des maux de tête, se nourrissant mal, épuisé, il contracte une pneumonie fin octobre 1922. Son frère Robert veut le faire transporter dans une clinique. Marcel refuse. Il veut encore travailler... Il meurt le 18 novembre 1922, à l'âge de 51 ans. Du côté de chez Swann est le premier tome d'À la recherche du temps perdu. Suivent À l'ombre des jeunes filles en fleur, Le Côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière, Albertine disparue, Le Temps retrouvé, les trois derniers titres ayant été posthumes. Œuvre clé de la littérature française, à la fois chronique mondaine d'un siècle finissant, vaste analyse psychologique d'êtres qui se croisent, s'aiment et se déchirent, et formidable exercice de style, À la recherche du temps perdu n'est pas d'un abord, facile. Cette « comédie humaine » est aussi foisonnante en personnages que celle d'un Balzac si elle n'en a pas la rigueur classique. Elle s'ordonne à coups de digressions, de retours en arrière, autour de l'exploration de la mémoire du narrateur : il s'agit moins de faits que de sentiments, de souvenirs, de sensations... En recréant une réalité disparue dans l'inconscient, Proust a renouvelé complètement la conception du roman.
PROUST Marcel. Écrivain français. Né et mort à Paris (10 juillet 1871-18 novembre 1922). Marcel Proust a vu le jour dans la maison, aujourd’hui disparue, que son grand-oncle maternel, Louis Weil, possédait à Auteuil, 96 rue La Fontaine, au milieu d’un vaste jardin planté de tilleuls. Son père, Adrien Proust, appartenait à une vieille lignée beauceronne et catholique, fixée depuis bien des générations aux environs de Chartres, dans le bourg d’Illiers, que Proust devait un jour évoquer sous le nom de Combray. Après être entré au séminaire, Adrien Proust avait renoncé à sa vocation religieuse pour faire ses études de médecine. Il avait épousé une jeune fille juive, d’origine alsacienne, Jeanne Weil, qui devait lui donner deux fils, Marcel et Robert. On peut juger du caractère imprévu que revêtit pour les Proust d’Illiers le mariage de leur fils avec cette jeune fille Israélite au beau visage oriental. Peut-être cette ascendance mixte nous aidera-t-elle à mieux comprendre certains aspects complexes du génie de Marcel Proust. Peu de temps avant la naissance de Marcel, pendant la Commune de Paris, le docteur Proust avait été blessé par la balle d’un insurgé, tandis qu’il rentrait de l’hôpital de la Charité; Mme Proust, enceinte, se remit difficilement de l’émotion qu’elle avait éprouvée en apprenant le danger auquel venait d’échapper son mari. L’enfant, qu’elle mit au monde bientôt après, naquit si débile que son père craignit qu’il ne fût point viable. On l’entoura de soins; il donna les signes d’une intelligence et d’une sensibilité précoces; mais sa santé demeura délicate. En rentrant d’une promenade au Bois de Boulogne, à l’âge de neuf ans, il fut pris d’une crise d’asthme si intense que son père pensa le voir succomber à la violence de ses suffocations. Ce fut sans doute en jouant dans les jardins humides d’Auteuil qu’il contracta le rhume des foins dont il devait souffrir toute sa vie et qui ferait pour lui du retour de chaque printemps une épreuve au lieu d’une joie. Ce mal allait lui permettre d’échapper à la dispersion que nous impose le temps des horloges, lui taisant découvrir un temps plus précieux : sa propre durée intérieure. Proust a lui-même évolué, en les amalgamant, les deux milieux ou s’écoula son enfance : Illiers, maison provinciale de sa grand-tante Amiot, et Auteuil. On aimerait savoir quels furent ses goûts, ses songes, ses pensées, lorsqu’il jouait, enfant, aux Champs-Elysées, avec Lucie et Antoinette Félix-Faure. Un album de jeune fille nous livre quelques-uns de ses aveux. « Quel est pour vous le comble de la misère ? » demandait le questionnaire. « Etre séparé de Maman », répondait ce petit garçon, déjà si passionnément exclusif. Il appartenait à cette famille magnifique et lamentable des nerveux, dont il dira qu’elle est le sel de la terre. On l’imagine jouant aux Champs-Elysées, à côté des chevaux de bois, sur la pelouse verte et jaune, à l’époque où il connut cette promesse de l’amour plus troublante que l'amour même. Au cours des vacances d’été, courant le long du sentier de halage, par la prairie au bord du Loir, il tendait les bras vers les myriades de renoncules jaunes, ces boutons-d’or « qu’il aimait pour leur nom de princes de Contes de Fées»... Sa grande passion était alors une petite fille russe, Marie de Benardaky, qu’il nous peindra dans Jean Santeuil sous le nom de Marie Kossicheff, première ébauche de Gilberte Swann. En dépit de sa santé fragile, Marcel Proust allait bientôt suivre les cours du Lycée Condorcet, où il devait se faire apprécier de ses maîtres et chérir de ses camarades, Léon Brunschvicg, Louis de la Salle, Robert Dreyfus, Abel Desjardins, Jean de Tinan... (En rhétorique, il obtient le prix de composition française et, en philosophie, où il est l’élève favori de Darlu, le prix d’honneur de dissertation.) En 1889, faisant à Orléans son service militaire, au 76e régiment d’infanterie (sous le régime du volontariat), Proust avait lié connaissance avec Robert de Billy. Il suivit un peu plus tard les cours de la Sorbonne, de la Faculté de Droit et de l’Ecole libre des Sciences Politiques. Après avoir songé d’abord à la carrière diplomatique, après avoir même été quelque temps attaché à la Bibliothèque Mazarine, il avait décidé de se consacrer entièrement aux lettres. Avec Fernand Gregh, Daniel Halévy, Flers et La Salle il avait fondé en 1892 Le Banquet, cette jeune revue dont les huit numéros sont devenus si précieux. Plus tard, il allait collaborer à la Revue Blanche, de Thadée Natanson. Il signait tantôt Laurence, tantôt Horatio. Il était devenu l’ami de Gabriel Trarieux et de Léon Daudet; il allait bientôt se lier avec les Bibesco, avec Robert de Montesquiou, avec G. de Lauris, enfin avec Bertrand de Fénelon dont il fera Robert de Saint-Loup. Proust fréquentait alors le salon de la princesse Mathilde, dont jadis Sainte-Beuve et les Goncourt avaient été les hôtes, ainsi que les salons de Mme Straus et de Mme de Caillavet, où il retrouvait Anatole France et Charles Maurras. Proust cependant n’était pas satisfait. A quoi menaient ces succès faciles, cette dispersion ? Ce qu’il lui fallait, c’était une inépuisable félicité. Un tel bonheur, il savait ne le pouvoir trouver que par l’art seul et le travail. « Les vrais livres doivent être, notait-il, les enfants non du grand jour et de la causerie, mais de l’obscurité et du silence. » A vingt-cinq ans, Marcel Proust publie, en édition de luxe, chez Calman-Lévy, son premier ouvrage, Les Plaisirs et les jours, en 1896. La préface en est signée du plus illustre écrivain de l’époque, Anatole France. Mais on a souvent insinué que cette élogieuse présentation du livre avait pour véritable auteur l’égérie du vieux maître : Mme Arman de Caillavet. Ce recueil de nouvelles, d’essais et de vers est illustré par Madeleine Lemaire. Quelques-uns des poèmes ont été mis en musique par Reynaldo Hahn, ami intime de l’auteur. L’ouvrage n’en passe pas moins inaperçu aux yeux des critiques et du grand public. Il faudra attendre la mort de Proust pour que Gide écrive dans la Nouvelle Revue Française que cette première tentative contient déjà plus que la promesse de tous les dons à venir. Parmi les comptes rendus du nouveau livre, il en est un dont le ton est si méprisant et les insinuations si perfides que Proust, se jugeant offensé, provoque en duel l’insolent critique, Jean Lorrain. La rencontre a lieu dans les bois de Villebon, près de Meu-don. Proust y fait preuve d’un grand courage. Ses témoins sont le peintre Jean Béraud et Gustave de Borda, tandis que Paul Adam et Octave Uzanne assistent Lorrain. Tout n’est pas négligeable dans Les Plaisirs et les jours. C’est ainsi qu’une nouvelle, intitulée La Fin de la jalousie, contient en puissance la matière de ce qui sera tour a tour « Un amour de Jean Santeuil » et Un amour de Swann. Quant à la « Mélancolique Villégiature de Mme de Breyves », elle nous offre une première version de ce qui deviendra un jour la « petite phrase » de Vinteuil et qui n’est encore qu’une mesure des Maîtres Chanteurs. De 1890 a 1905 environ — tout en élaborant ses conceptions esthétiques et en traduisant deux œuvres de Rustin — La Bible d’Amiens et Sésame et les lys — Proust a tenté d’ébaucher le grand roman qu’il portait en lui et qui devait être l’histoire de son itinéraire spirituel. Mais cette version trop hâtive ne pouvait le satisfaire. N’a-t-il pas confessé : « J’écris au galop, j’ai trop à dire ! » C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles, au cours de sa vie, il n’a que rarement fait allusion à cette première tentative, à ce roman autobiographique qu’il avait eu l’intention de détruire et que Bernard de Fallois a retrouvé dans un carton à chapeau, trente ans après la mort de Proust. En 1899, Proust avait écrit à Marie Nordlinger, cousine de Reynaldo Hahn : « Je travaille depuis très longtemps à un ouvrage de très longue haleine, mais sans rien achever. » Vers la même épo-que, à Trouville, dans le cottage de « la Cour Brûlée », Proust avait entrepris, sous forme de lettres, un roman à quatre, dans le genre de La Croix de Berny, avec, pour collaborateurs, ses amis Fernand Gregh, Robert de Flers et Daniel Halévy. Entre Les Plaisirs et les jours et Swann, le texte de Jean Santeuil apporte un des chaînons manquants grâce auxquels nous pouvons reconstituer l’évolution de l’écrivain. C’est déjà Proust :ce n’est pas le plus grand Proust; il y a encore trop de joliesse et de féminité dans ces « copeaux d’un travail sublime ». Proust n’a pas encore retrouvé le temps : il est trop près de son enfance pour pouvoir la ressusciter avec la magie du souvenir; Jean Santeuil est moins une œuvre d’art qu’un journal; mais, ainsi que l’a noté Mauriac, Proust y ressent déjà l'amour comme une forme de désespoir. Proust ne devait guère se montrer indulgent pour cette période de sa vie. Ce fut pourtant vers 1907 qu’il composa son Contre Sainte-Beuve, lequel, abandonné en cours de route, avait failli devenir un essai sur Balzac; car, au contact de l’auteur de la Comédie humaine, Proust n’avait pas seulement senti s’éveiller sa vocation de romancier, mais avait éprouvé le besoin d’affirmer sa différence. Cependant, le premier chef-d’œuvre de Proust — Du côté de chez Swann — ne paraîtra qu’en décembre 1913, à la veille de la Première Guerre mondiale. Si Proust semble avoir conçu dès 1907 le dessein de son grand roman, il ne se mettra vraiment à la tâche qu’en 1909, lorsqu’il aura composé la « structure » de ce triple cycle de Swann, des Guermantes et d’Albertine. Depuis la mort de sa mère, en 1905, il connaît la solitude, l’affranchissement de tout lien familial, le détachement absolu. Son isolement sera plus grand encore lorsque, le 30 mai 1914, il verra mourir tragiquement — d’un accident d’aviation — son secrétaire, Alfred Agostinelli, « l’être qu’il a le plus aimé après sa mère ». Ce sera désormais grâce au manque de tout respect humain, à l'absence de tout scrupule, qu’il sera redevable de son audace, de sa clairvoyance, de sa véracité presque cruelle. A la recherche du temps perdu sera donc l’histoire de sa vocation, d’une vocation longtemps méconnue, ajournée ou différée, mais qui s’impose enfin à lui avec la force contraignante d’un devoir, avec la violence d’une passion. Peu à peu, la barrière du moi individuel tombera. Proust ne sera plus que « le lieu où s’accomplit son œuvre. » Swann représentera la première des trois générations dont La Recherche nous offre la peinture et la métamorphose. Proust nous a dit comment il concevait lui-même le propos et le plan de son livre. Il écrivait à René Blum : « C’est encore du roman que cela s’écarte le moins. Il y a un « Monsieur » qui raconte et qui dit « je » ; il y a beaucoup de personnages; ils sont préparés dès ce premier volume; c’est-à-dire qu’ils feront dans le second exactement le contraire de ce à quoi on s’attendait dans le premier. Au point de vue de la composition, elle est si complexe qu’elle n’apparaît que très tardivement quand tous les « thèmes » ont commencé à se combiner. C’est un livre extrêmement réel, mais « supporté » en quelque sorte, pour imiter la mémoire involontaire..., par une grâce, un pédoncule de réminiscences. » Ainsi, un fragment de son récit allait être « une partie de sa vie qu’il avait oubliée », et qu’il retrouvait tout à coup en mangeant « un peu de madeleine trempée dans du thé » — saveur qui le ravit avant qu’il l’eût reconnue et identifiée pour en avoir pris jadis tous les matins dans la maison de sa grand-tante à Combray — tandis qu’une autre partie « renaît des sensations du réveil, quand on ne sait pas où on est, qu’on se croit deux ans avant dans un autre pays ». La vie, ses souffrances, ses amertumes, ses désillusions, puis l’expérience de la guerre — dont il fut, quoique éloigné du front par la maladie, si profondément bouleversé — tout cela devait prêter à son travail une richesse, une intonation, des résonances neuves. Malgré le développement imprévu de ses thèmes, malgré la complexité croissante de son orchestration, on peut affirmer que, loin de perdre ou d’altérer, comme on l’a dit, le sens de sa Recherche, Proust se trouvait avoir obéi « à une sorte de plan secret qui, dévoilé à la fin, impose rétrospectivement à l’ensemble une sorte d’ordre et le fait apercevoir merveilleusement étagé jusqu’à cette apothéose finale ». S’il est vrai qu’une grande vie est une pensée de jeunesse accomplie dans l’âge mûr, nulle existence n’aura plus que celle de Proust mérité l’épithète. Depuis le jour où, devant les arbres de Méséglise et la mare de Montjouvain — et ces marbrures roses que formaient dans l’eau les reflets des tuiles mouillées par l’averse et dorées par le soleil —, impuissant à exprimer son émotion, il s’était écrié : Zut, zut, zut, zut ! sentant que son devoir était de ne pas s’en tenir à ces mots opaques, mais de voir plus clair dans son ravissement, il n’eut point de paix jusqu’à ce qu’il fût parvenu à fixer le trouble qui l’agitait, à couler cette chose impalpable et ce mouvement intérieur en des mots correspondant à son sentiment le plus intime. Par une longue et pénible élucidation, les idées encore confuses qui l’exaltaient allaient atteindre le repos dans la lumière. Parfois la nuance de la pierre au soleil lui semblait prête à s’entrouvrir pour lui livrer ce qu’elle semblait contenir et cacher à la fois. A travers l’objet soudain illuminé, c’était comme un appel vers la réalité seconde de notre être que croyait entendre Proust. Pour lui, c’était la mission même du poète que de « dégager l’essence de nos sensations en les réunissant, pour les soustraire aux contingences du Temps, dans une métaphore ». L’artiste, proclamait-il, n’invente pas : il découvre. Car l’art réside en des correspondances furtives : « Il n’est pas possible qu’une musique, une peinture qui nous émeuvent ne répondent pas à une réalité spirituelle. » L’univers aspire obscurément à entrer en contact avec nous. « Il dépend de nous, disait-il, de rompre l’enchantement qui rend les choses prisonnières, de les hisser jusqu’à nous, de les empêcher de retomber pour jamais au néant. » Cette lutte véhémente contre l’oubli, cet effort frénétique et persistant pour vivre dans l’absolu intemporel, c’est le thème essentiel du Temps perdu et du Temps retrouvé. Pour créer son univers, Proust s’était, avec un rare « courage de l’esprit », détaché de tout « sans regret, ni dégoût ». Et seul le souci de son œuvre le soutint après qu’il eut, par la mort de sa mère, « perdu son seul but, sa seule douceur, son seul amour, sa seule consolation ». Il lui fallut toutefois reprendre contact avec le monde pour « imposer sa création » et (lors-qu’en 1919 il eut obtenu le Prix Goncourt) pour la défendre contre l’incompréhension de certains critiques ou les interprétations tendancieuses de certains disciples. Ainsi que le note Harold Nicolson, « Proust commençait à être fêté. Il restait couché toute la journée dans sa chambre sombre et sans air et, le souvenu, passait méticuleusement son habit... Four assister aux réceptions offertes en honneur des Délégués au Congrès de la Paix... ». Parfois, vers la fin de sa vie, Proust se reprochait de n’avoir pas suffisamment sacrifie sa vie à sa vocation. Il était semblable à son héros Bergotte, qui, sur le point de mourir, voyait sa propre vie chargeant l’un des plateaux d’une balance, tandis que l’autre contenait le « petit pan de mur jaune » si bien peint par Vermeer. A ce passage Proust attachait une importance singulière. Quinze mois environ avant sa mort, ayant été, en compagnie de Jean-Louis Vaudoyer, visiter l’Exposition Hollandaise, au Jeu de Paume des Tuileries, afin d’y contempler la Vue de Delft de Vermeer, il fut pris d’un soudain malaise et se sentit mourir... Or, dès qu’il eut repris connaissance, il s’empressa de noter toutes les sensations qu’il venait d’éprouver et qu’il devait prêter à Bergotte. Et l’on assure que, dernier scrupule d’artiste, il désira, la veille même de sa mort, retoucher ce passage, et dicta quelques lignes à Céleste, sa servante fidèle. Son œuvre n’était pas « finie » sans doute, mais il savait maintenant qu’elle ne serait jamais finie, qu’il valait mieux qu’elle ne fût jamais finie. Il savait que, pareille aux grandes basiliques médiévales, toujours inachevées, sa Recherche se prêterait mieux de la sorte à la nécessaire collaboration du lecteur. On a pu dire de Proust qu’il était mort pour son art. Atteint en septembre 1922 d’un refroidissement, il se fût sans doute aisément rétabli s’il n’eût été surmené par la correction des épreuves d'Albertine disparue . En dépit d’une fièvre épuisante, il poursuivit sans répit son travail, refusant de se conformer aux prescriptions de son médecin, le Dr Bize. Peut-être eût-il été temps de le sauver ? Mais, avec un mystérieux archamement, il ne voulut point obéir aux conseils affectueux de son frère. Il souffrait de suffocation. Il avait une forte fièvre, mais ne cessait de travailler. Céleste Albaret, qui veillait alors sur lui, nous a fait le récit de ses derniers moments. « Céleste, répétait-il d’une voix douce mais obstinée, Céleste, la mort me poursuit. Je n’aurai pas le temps de finir... Empêchez qu’on entre chez moi ! » Il avait le pressentiment de sa fin prochaine. Il désirait la solitude, il voulait écarter médecins, amis et famille; mais il reçut deux fois Jacques Rivière et lui donna des instructions au sujet de la publication d'Albertine disparue. Halluciné, il voyait autour de lui rôder « une grosse femme noire » : la Mort. Sa face émaciée, sa barbe noire en broussaille, son teint de cire jaune, ses yeux brûlés par la fièvre, le faisaient, parmi ses linges blancs, apparaître comme un sombre Christ espagnol. C’est ainsi que l’a peint Dunoyer de Segonzac, qui le vit sur son lit de mort. Le 18 novembre 1922, vers quatre heures de l’après-midi, en présence de son frère, il cessa de respirer. « On l’enterra; mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres disposés trois par trois veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection. » ♦ « Il nous attire, il nous retient dans une atmosphère de serre chaude, parmi des orchidées savantes qui ne nourrissent pas en terre leur étrange et maladive beauté. Soudain, dans l'air lourd et délicieux, passe une flèche lumineuse, un éclair qui, comme le rayon du docteur allemand, traverse les corps. D'un trait le poète a pénétré la pensée secrète, le désir inavoué. » Anatole France. ♦ « Proust était le plus aimable jeune homme, une merveilleuse source de compliments et de moqueries, avec une extrême abondance de mots un peu ternes et une subtilité prodigieuse de nuances. Il est devenu le Meredith français. » Maurice Barrés. ♦ « La poésie de la désillusion, il y a là vraiment une forme de poésie tout à fait spéciale à Proust. Le moi apparaît telle une barque frêle engagée dans un système stellaire et traversé de part en part par des rayons irrésistibles et insanes qui font communiquer les astres en les transperçant. » Charles Du Bos. ♦ « Proust et Freud inaugurent une nouvelle manière d'interroger leur conscience. Us rompent avec les indications du sens intime; ils ne veulent plus y demeurer parallèles; ils attendent, ils guettent, au lieu des sentiments, leurs effets : ils ne veulent les comprendre que par leurs signes. L'homme intérieur est ici traité pour la première fois comme un corps sur la composition duquel ne peuvent renseigner que les réactions auxquelles il donne lieu. » Jacques Rivière. ♦ « Il n'a pas saisi la vie par l'action même, il l'a rejointe, et comme imitée, par la surabondance des connexions que la moindre image trouvait si aisément dans la propre substance de l'auteur. Il donnait des racines infinies à tous les germes d'analyse que les circonstances de sa vie avaient semés dans sa durée. L'intérêt de ses ouvrages réside dans chaque fragment... Dans ses profondeurs personnelles Marcel Proust a cherché la métaphysique dont aucun monde ne se passe. Quant à ses moyens, ils se rattachent sans conteste à notre tradition la plus admirable. » Paul Valéry. ♦ « ... l'écriture de Proust est... la plus artiste que je connaisse. Par elle il ne se sent jamais empêché. Je cherche le défaut de ce style, et ne puis le trouver. Je cherche ses qualités dominantes et je ne puis les trouver non plus; il n ’a pas telle ou telle qualité : il les a toutes... Si déconcertante est sa souplesse que tout autre style auprès du sien paraît guindé, terne, imprécis, sommaire, inanimé. » André Gide. ♦ L’art de Proust est bien loin de ce mélange impur de littérature et de mentalité scientifique. Son roman est aussi peu scientifique qu'il est psychologique. Il est bien une œuvre de la connaissance, mais il s’agit ici d’une connaissance esthétique de l’individu et non d’une connaissance systématisée dans les lois. Proust ne nous offre pas de formules, mais du réel, du concret. » Ernst-Robert Curtius. ♦ « Voyez-vous cet homme seul, luttant pied à pied jusqu’à la mort contre le flot montant des souvenirs, cet Hercule débile qui capte le flux du temps, ou s’abandonne savamment au reflux ? Il est mort de ce travail insensé; il est mort, peut-être sans Dieu dont l’amour l’en eût détourné, comme il détourna Pascal de toute fin humaine. A nous, ses frères plus jeunes qui l’avons admiré et aimé, voilà la leçon terrible qu’il nous laisse : l’art n’est pas une plaisanterie; il y va de la vie et il y va de bien plus. » François Mauriac.
Écrivain français né et mort à Paris (1871-1922). Personnalité complexe, il lui revient d’avoir su rénover l’analyse psychologique au travers des quelque quinze volumes qui composent sa Recherche du temps perdu (1913-1927). Il a tenté d’y surprendre, derrière les états d’âmes, les passions, les souvenirs et les rêves. Cette œuvre présente parallèlement une peinture satirique de la vie mondaine de son époque. Travailleur acharné, il eut à composer tout au long de son existence avec une santé précaire (asthme) qui le retint de plus en plus dans l’atmosphère calfeutrée de son appartement parisien.
PROUST, Marcel (Paris, 1871- id., 1922). Écrivain français. Proust renouvela radicalement la conception traditionnelle du roman. Son oeuvre marqua avec celles de Henry James et de James Joyce une étape essentielle dans la genèse de la littérature contemporaine. Issu d'une famille de la haute bourgeoisie, élève au lycée Condorcet, Proust manifesta très tôt sa passion pour la littérature. Attiré par la vie mondaine, il fréquenta les salons élégants de Paris comme celui de la princesse Mathilde, et entretint plusieurs amitiés homosexuelles. Il publia dans différentes revues et écrivit un essai romanesque, autobiographique, Jean Santeuil (publié en 1952) déjà inspiré par la quête du temps. Marqué par le critique d'art et esthète anglais John Ruskin dont il traduisit plusieurs ouvrages, Proust élabora les fondements de son esthétique et esquissa le projet d'une oeuvre nouvelle capable de se soustraire à la loi du temps et de retrouver l'essence des réalités enfouies dans l'inconscient. Retiré dans son appartement depuis 1906, éprouvé par la mort de sa mère qu'il adorait (1905) et déjà affaibli par la maladie (asthme grave depuis l'âge de 9 ans), Proust travailla avec acharnement à son célèbre cycle romanesque A la recherche du temps perdu (1913-1927). Le premier volume, Du côté de chez Swann (1913) fut publié à compte d'auteur et passa presque inaperçu. Le second, A l'ombre des jeunes filles en fleurs (1918) reçut le prix Goncourt. Il fut suivi par Le Côté de Guermantes (1920-1922), Sodome et Gomorrhe (1922) puis La Prisonnière (1923), Albertine disparue ou La Fugitive (1925) et Le Temps retrouvé (1927), ces trois derniers volumes ayant été publiés à titre posthume. Proust fut aussi l'auteur d'un recueil d'essais (Contre Sainte-Beuve, publié en 1954), de Chroniques (publiées en 1927) et d'une vaste Correspondance.