Prosper MÉRIMÉE (1803-1870)
Un romantique sage ?
Les goûts littéraires de Mérimée lui viennent peut-être d’une famille cultivée et artiste. Ils se révèlent au cours d’études convenables et dans ses premiers essais littéraires, notamment dramatiques. C’est alors le temps d’une jeunesse romantique et byronienne, faite d’un peu d’examens de droit, mais surtout de rencontres (Mme Récamier, Stendhal, dont il parlera dans H.B. [1850], Cuvier, Hugo, Musset, Delacroix, etc.), d’amours et de voyages nombreux (en Angleterre, en Espagne aussi, où il va connaître une petite fille qui deviendra l’impératrice Eugénie). Ses premiers livres sont des œuvres-mystifications, comme le recueil de pièces du Théâtre de Clara Gazul (1825), prétendument composé par une comédienne, ou la Guzla (1827) dans le style poético-folklorique, ici « illyrique », qui est à la mode. Viendront ensuite la Jacquerie, scènes féodales (1828) et la Chronique du règne de Charles IX (1829), utilisant cette fois-ci les ressources du genre historique que les romantiques affectionnent. Mais c’est évidemment avec les nouvelles que le talent de Mérimée s’affirme vraiment : parmi les plus connues de cette époque Mateo Falcone, Tamango (les deux textes en 1829), le Vase étrusque (1830), plus tard les Âmes du purgatoire (1834), la Vénus dTlle (1837) — où l’auteur lui-même voit son chef-d’œuvre —, avant Arsène Guillot (1844), l’Abbé Aubain (1846), et surtout ces courts romans que sont Colomba (1840) et Carmen (1845). Entre-temps, Mérimée le libéral, élevé dans l’admiration du xviiie siècle et favorable à la monarchie de Juillet, est entré dans l’administration : il devient inspecteur général des Monuments historiques (1834), des fonctions et des curiosités qui l’amènent à des tournées nombreuses en France (des volumes de Notes suivent à chaque fois, accompagnés souvent d’autres études érudites). Académicien dès 1844, et, après une expérience théâtrale qui tourne au fiasco (le Carrosse du Saint-Sacrement, 1850), Mérimée devient sous l’Empire l’écrivain attitré de la famille impériale, parfois même l’intendant de ses divertissements (la fameuse « dictée »), ce qui lui vaut honneurs, faveurs (officier de la Légion d’honneur et sénateur), mais aussi attaques et sarcasmes venant de l’opposition. Sur un plan plus littéraire, cette fin de vie, malgré la maladie, est quand même une époque de travail et d’écriture : Mérimée donne des traductions, des textes nombreux sur l’histoire de la Russie et aussi quelques nouvelles où l’on retrouve un talent intact (Lokis, 1869 ; la Chambre bleue, 1871 ; Djoûmane et II Vicolo di Madama Lucrezia, 1873).
Les beautés de la différence
Une première constante de l’œuvre apparaît tout de suite avec les cultures diverses et les époques disparues que Mérimée met en scène ou pastiche : Moyen Âge et Renaissance dans les ouvrages historiques du début, traditions gitanes dans Carmen, âme corse dans Colomba... jusqu’à la Lituanie de Lokis ou l’Algérie de Djoûmane. C’est ici qu’intervient parfois l’inspecteur des Monuments historiques, l’« antiquaire » susceptible de rencontrer une Vénus d’Ille, le lecteur informé, le linguiste ou même l’ethnologue. Mais l’érudition importe moins que son exploitation littéraire, dans la mesure où ces voyages, ces lectures créent surtout une sorte de vertige pittoresque, intéressant à méditer : que deviennent nos références face à des mentalités différentes ? y a-t-il une humanité commune à partager avec l’étranger ? comment assumer la différence qui nous en sépare ? On voit qu’il ne s’agit pas d’un goût banal pour le tableau de couleur locale : l’exotisme, en effet, n’est pas une question de forme,, mais quasiment une structure que l’on retrouve, transposée, dans l’exploitation du registre fantastique. De nouveau, s’établit une différence qui rend caducs les repères habituels : le surnaturel produit des visions, il est présent, peut-être, dans une statue trop vivante (la Vénus d’Illé), dans le corps d’un hybride mi-homme, mi-ours (Lokis), avec ce chevauchement des catégories et surtout cette ambiguïté dans laquelle on peut voir la structure même du fantastique. Le surnaturel inquiète le naturel aux yeux d’un narrateur progressivement dérouté, l’objet mort semble s’animer, l’homme se faire bête, et le savant, souvent présent en tant que narrateur, ne peut plus retrouver les cadres de son savoir — cela sans que naisse vraiment la certitude du surnaturel qui nous ferait aller vers le merveilleux. Et un dernier élément confirme cette analyse lorsqu’on découvre le goût de Mérimée pour des psychologies à nos yeux anormales ou peu compréhensibles : elles ne sauraient s’expliquer complètement par la différence de mentalités déjà évoquée. Il y a ainsi en Carmen ou en Colomba une part d’énigme qui peut les faire apparaître comme monstrueuses ; et il est vrai que, lorsqu’il ne s’agit pas de profils insignifiants, les figures féminines sont souvent chez Mérimée les symboles d’une altérité inquiétante et irréductible...
« Souviens-toi de te méfier ! »
Deux interprétations sont possibles pour rendre compte de ce goût pour l’ailleurs et la différence. Ce pourrait être d’abord un désir de découverte : la diversité des mentalités, des cultures et des mondes serait ainsi l’occasion d’une aventure savoureuse, d’une conquête. Mais tel n’est pas l’enjeu : l’intérêt de Mérimée est plutôt dans ce mouvement toujours repris qui lui permet de déranger les certitudes, les préjugés acquis. À celles du savant positif, on oppose le surnaturel, comme on peut surprendre le lecteur avec une culture de l’indépendance nomade (Carmen) ou avec une morale de la vengeance (Colomba). De même, l’anticléricalisme latent de Mérimée conduit celui-ci à une sorte d’agnosticisme qui interroge et relativise le dogme religieux. D’où cette idée que lire Mérimée, c’est se livrer à un jeu permanent d’hypothèses où la sécurité intellectuelle et narrative n’est jamais possible : une dernière phrase, un dernier paragraphe viendront même mettre en doute l’interprétation probable. Il y a là un trait propre au genre fantastique, comme on le voit dans la Vénus d’Ille ou dans Djoûmane : n’est-ce pas la cloche fondue avec le bronze de la statue qui a fait geler les vignes à Ille ? Quant à la jeune houri que le lieutenant veut embrasser, elle n’est que rêve et disparaît pour laisser place aux moustaches du maréchal des logis Wagner ! Le surnaturel se dissout donc au moment où il semblait s’accomplir et il renaît alors qu’on le croyait disparu : attentes, surprises, hésitations, méfiances et déceptions, une part du charme de Mérimée se trouve dans ces jeux intelligents avec le lecteur qui doit savoir qu’on tente de le mystifier. « Souviens-toi de te méfier ! », cette devise de l’auteur vaut aussi pour lui. On comprend alors le ridicule, aux yeux de Mérimée, de tous les esprits enfermés dans leurs préjugés : les pédants trop confiants en leur savoir, les nobliaux ou les avantageux trop satisfaits d’eux-mêmes, les mondains et les naïfs, tous ceux qui n’ont qu’une attitude ou qu’un langage. Ceux-là ne peuvent être sauvés, à moins qu’une passion ne les anime, mais son ampleur et son mouvement semblent bien excéder les petitesses des gens d’habitude.
Litote et ascèse
Ce que disent les textes, quelques constatations stylistiques permettent de le confirmer : à tous les niveaux, Mérimée échappe aux conventions et aux facilités. Son choix le plus fréquent est d’abord celui d’une forme courte, celle du conte ou de la nouvelle, et ce choix répond à plusieurs impératifs. La brièveté contraint d’abord à une économie de mots permanente : ne sera dit que l’essentiel, en laissant une grande place à l’implicite auquel le lecteur donnera sens dans une participation accrue par cette simple condition quantitative. Sur un autre plan, cette forme est propice au fantastique dans la mesure où il est plus facile d’y conserver l’ambiguïté qui définit le genre. Elle est enfin celle où l’intervention d’un narrateur, voilée ou mise en valeur, est acceptée, où elle fait partie du genre. Si l’on passe maintenant au détail du texte, on peut être sensible à deux aspects majeurs : d’abord au rythme qui n’est jamais ralenti par des descriptions, de la psychologie ou des pauses narratives sans justification. Un décor, chez Mérimée, se réduit à quelques détails significatifs, une attitude d’esprit apparaît surtout dans un mot ou dans un acte. Phrases courtes, échanges brefs et nerveux, tout semble en accord avec les options génériques et narratives : nous sommes sur tous les plans dans une esthétique de la litote où chaque élément est surdéterminé, offrant une grande densité d’informations, souvent même plusieurs degrés de sens qu’un lecteur attentif devra saisir ; peut-être faut-il voir là aussi les curiosités linguistiques de Mérimée, toujours intéressé par un terme intraduisible, une littérature ignorée et authentique, grand amateur de pseudonymes et de secrets. C’est donc dans l’artifice et les jeux littéraires, dans la litote et la mystification, que naît, un peu paradoxalement, une complicité vraie entre Mérimée et son lecteur. Froideur, sécheresse, cynisme, tous ces reproches ne tiennent pas devant le plaisir intelligent et subtil que nous offre Mérimée : il est vrai que ces adjectifs suffisent à restreindre les « happy few » qui le goûteront.
MERIMEE Prosper. Ecrivain français. Né à Paris le 27 septembre 1803, mort à Cannes le 23 septembre 1870. Il fit toutes ses études secondaires au lycée Henri IV qu’il quitta à l’âge de dix-huit ans. Il désirait faire de la peinture, mais son père — bien que peintre lui-même — l’en dissuada et l’orienta vers le droit. Tout en suivant les cours de la Faculté, il commença à s’occuper de littérature et se lia d’amitié avec Stendhal, de vingt ans son aîné, et Ampère. Ses amis l’introduisirent dans le monde et il fréquenta assidûment le salon Stapfer où il rencontra Viollet-le-Duc, Delécluze, Victor Cousin, Sainte-Beuve et Girardin. Reçu avocat, il entra au ministère du Commerce, et c’est à la même époque qu’il donna lecture à ses relations de ses premières œuvres. Il débuta en publiant, en 1825, Le Théâtre de Clara Gazul. Cet ouvrage était censé avoir été écrit par une actrice espagnole, et l’auteur, dans une préface signée Joseph L’Estrange, s’en présentait comme l’éditeur et le simple traducteur. La vente en fut médiocre mais le succès retentissant, et Mérimée devint l’invité d’honneur de tous les salons les plus en vogue, en particulier de ceux de Mme Récamier et de Mme Pasta. En 1827 il renouvela sa mystification en faisant paraître La Guzla (anagramme de Gazul). Il trompa une fois encore tout le monde en se faisant passer pour le traducteur d’un écrivain illyrien, Hyacinthe Maglanovich. En réalité, il avait composé ce recueil en quinze jours en s’aidant de deux ou trois récits de voyages et de quelques mots illyriens destinés à donner la couleur locale. Le succès de ces ballades fut immense. Elles furent traduites en allemand et Pouchkine lui-même, ravi par leur originalité, en donna quelques-unes en russe. En 1828 parut La Jacquerie, composée de trente-six scènes dramatiques reconstituant la révolte des paysans dans le Beauvaisis, puis La Famille de Carvajal, histoire très romantique d’un inceste en Amérique du Sud. Ces deux œuvres, gâtées par la facilité et le sacrifice aux goûts du jour, ne présentent plus guère qu’un intérêt anecdotique. La Chronique du règne de Charles IX (1829) est le plus ambitieux des premiers livres de Mérimée. Ce livre ajouta encore à la célébrité de son auteur et connut de nombreuses rééditions. De 1829 date également L’Enlèvement de la redoute. Ce fut aussi à partir de 1829 que Mérimée commença de publier ces courts récits dont la concision, la sobriété et parfois la violence devaient exprimer le meilleur de son talent. Les premiers parurent dans La Revue de Paris et La Revue française; ce furent : Mateo Falcone (1829), Le Vase étrusque (1830), Tamango, La Perle de Tolède; parurent aussi deux petites comédies : L’Occasion (1830) et Le Carrosse du Saint-Sacrement(1830). Mérimée partit à cette époque pour l’Espagne, et s’y lia d’amitié avec la comtesse de Montijo. A son retour et grâce à la protection de la famille de Broglie, il devint chef de cabinet du comte d’Argout au ministère de la Marine, puis au Commerce et enfin à l’intérieur. En 1833, il se fit nommer inspecteur général des monuments historiques à la place de Vitet. Il publia : La Double Méprise (1833), La Partie de trictrac (1833), Les Ames du purgatoire (1834), La Vénus d’Ille et cinq autre nouvelles (1837), et Colomba (1840) que l’on considère généralement comme son chef-d’œuvre. A partir de 1835 il se consacra de plus en plus à ses fonctions et voyagea beaucoup à travers la France. Ce fut grâce à ces nombreux voyages d’études et à sa science de l’archéologie et de l’architecture qu’il réussit à sauver de la ruine de nombreux monuments qui composent aujourd’hui une bonne part de nos trésors d’art roman et gothique — v. Notes de voyage (1835,36, 38, 40). De 1840 date aussi Arsène Guillot . De 1840 à 1842, Mérimée se rendit en Espagne et en Turquie. Il donna à son retour : Etudes sur l’histoire romaine et Monuments helléniques. En 1843 il fut reçut à l’Académie des inscriptions et belles-lettres et succéda, en 1844, à Charles Nodier à l’Académie Française. Carmen parut en 1845, puis l‘Histoire de don Phèdre, roi de Castille (1848), Episode de l’histoire de Russie : le faux Démétrius (1852) et Les Deux Héritages (1853). Mérimée se mit alors à l’étude du russe et entreprit la traduction de Pouchkine et de Gogol. C’est donc à lui que revient l’honneur d’avoir introduit en France la littérature russe. De 1853 à sa mort, il sembla délaisser la littérature pour se consacrer à ses études et à ses traductions. La fille de son amie la comtesse Montijo étant devenue impératrice, il fut dès lors un des familiers de Napoléon III. Mis à part ses rapports d’inspection et ses traductions, il ne publia plus que : Jules César, Les Cosaques d’autrefois, La Chambre bleue (1866) et Lokis (1868). On a reproché à Mérimée d’être étriqué, banal ou de manquer d’imagination; c'est que son œuvre, en opposition avec les débordements romantiques, a cherché dans la sobriété et la concision une rigueur qui refuse les facilités de la séduction. La publication posthume de ses Lettres à une inconnue (1873), lettres qui s’échelonnent sur une trentaine d’années, nous a révélé son vrai visage. C’est par crainte d’être dupe qu’il s’est défié du sentiment. Il s’est voulu hautain et impersonnel afin de dissimuler sa tristesse et sa solitude et de ne pas faire du drame de son désenchantement et de son scepticisme la simple parure de son œuvre. En 1876 parurent ses Etudes sur les arts au Moyen Age. Il convient de mentionner également ses Lettres. ♦ « Le paysage était plat comme Mérimée... » Victor Hugo. ♦ « Il va au fait, il met tout en action; la parole serre de près chaque situation, chaque caractère. Son récit est net, svelte, alerte, coupé au vif. Les dialogues mêmes de ses personnages n’ont pas une parole inutile, et dans l’action il a marqué d’avance les points où chacun d’eux doit passer. » Sainte-Beuve. ♦ « M. Prosper Mérimée est un romantique de la première heure, un des plus vaillants, un des plus marquants. Talent brillant et noir comme l’Espagne, qu’il a peinte et d’un raffiné qui va jusqu’à la scélératesse. Il y a du Goya dans M. Mérimée. » J. Barbey d’Aurevilly. ♦ « Mérimée avait presque toutes les qualités qui font un excellent écrivain : de l'imagination et de la mesure, de l'audace et du goût, de la pénétration, l’art d’observer la vie sans en avoir l’air; mais il avait peu de style. » Rémy de Gourmont.