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Philippe Sollers

Né à Bordeaux en 1936. Membre du comité de direction de la revue Tel Quel.

Qui suis-je ? Question vieille, qui a eu sa réponse humaniste mais qui ne peut plus être qu’une question. Breton la pose dans Nadja, signalant que les anciennes réponses sont forcloses. C’est cette question qu’affronte Philippe Sollers dans ses écrits. Je est une illusion et une fiction. Mallarmé s’en est débarrassé d’un coup — en jouant contre Je cette autre fiction, mais totalisante jusque dans la néantisation : le langage poétique. « L'homme, écrit Sollers dans Logiques, ne sait au fond ce qu’il peut penser : la fiction est là pour le lui apprendre ». La fiction donc déborde Je et le sac ridicule où la vie l’enveloppe. Il y a une « traîtrise originelle » du Je, à laquelle « la fiction peut répondre par une traîtrise égale ». Cette nouvelle fiction s’appelle langage, lieu de la plus grande extension, ou encore inconscient. Contre le moi, Mallarmé n’imaginait que le suicide, l’abolition dans le Livre. Sollers explique dans Logiques qu’il s’agit désormais de « constituer un ensemble avec des éléments qui nous sont donnés par l’expérience physique, psychique, verbale, matérielle, ensemble ouverte sur un but dont l’existence (...) ne peut être à mesure que reculée ». Il est question, en somme, d’actualiser notre totalité possible (« l’évènement actuel que représente l’œuvre se déploie aussi dans le monde du possible ») dans l’imaginaire et le symbolique, de faire passer dans le texte tout et le commentaire de tout, le texte étant le lieu du tissage universel, l’espace d’une biographie totale et toujours inaccomplie. Depuis Le Parc et l’intermédiaire, et dès lors, Philippe Sollers cherche à se mettre en état de réceptivité et d’aisance : pour cela l’écriture est un intermédiaire, le lieu d’une traversée, d’une prose en oblique. C’est avec Drame que ce projet de mise en relations dialectique du Je et du II, de l’intime et de l’anonyme, du sommeil et de la veille, du savoir et du non-savoir, du « réel » et du texte, projet que Roland Barthes définissait comme celui de « faire du langage un sujet », trouve sa première forme épique. La narration classique est en effet incapable de répondre à la question moderne : « à la place de quoi vient ce mot » (Drame, page 85). Ecrire c’est alors se mettre toujours à la place de ce qui n’a pas encore de place, de ce qui la cherche, à la place même de son écriture, la seule qui nous revienne de droit, pour amener à l’existence. Le roman « qui s’écrit en nous devant nous » (id. page 27). Logiques, réunissant des textes « théoriques », si tant est que la distinction entre théorie et pratique conserve un sens lorsque l’écriture les met en scène conjointement, apparaît comme « une sorte de machine de lecture destinée à mettre en place, historiquement, une théorie des exceptions ».Ces exceptions ont nom Dante, Lautrémont, à qui Sollers consacre deux textes décisifs, Sade, Mallarmé, Artaud et Bataille. On voit qu’il est question ici de l’envers de la littérature, de tout ce qui a mis en cause la linéarité, le sens, le code, etc. Deux coupures fondamentales, pour Sollers, dans ce système d’écriture-lecture occidentales : Lautrémont et Mallarmé d’une part (coupure qui sera étudiée par Julia Kristeva dans La révolution du langage poétique, Seuil), Marx et Freud d’autre part, en « corollaire ». Nombres poursuit cette mise en question de la représentation (du réel, du sujet, du corps, du récit lui-même) : livre-théâtre qui se joue désormais sur deux estrades, celle de l’inconscient et celle de la révolution. Le dialogue, longtemps de sourds, entre Orient et Occident, s’inscrit nettement dans un projet politique au sens large, qui serait la recherche et la mise à jour de la masse humaine dans la masse de la langue : «l’écriture est la continuation de la politique par d’autres moyens » (Sollers). Avec Lois, et après la rupture du groupe Tel Quel avec le PCF « sur la question de la Chine », s’ouvre la deuxième forme épique. Dans Sur le matérialisme, Sollers constatait que nous sommes « dans une situation qui devrait donner lieu à une épopée, à un lyrisme sans précédent ». Après cet ouvrage qui se présente comme une critique de l’idéalisme ainsi que du matérialisme qui fonctionne comme idéalisme, dans lequel Sollers revendiquait le droit pour l’écrivain de se mêler de philosophie, Lois est la réécriture décapante des divers grands mythes qui fondent la culture occidentale. Sollers rompt délibérément avec la langue encore dominée par on ne sait quel sur-moi de ses précédents livres et semble naître à la suffocation euphorique de sa voix. Cette présence sera encore accentuée dans H, formidable procès intenté à la Phrase et à la Loi, geste évident de délivrance. Pour la première fois peut-être Sollers pénètre dans l’antichambre de l’autobiographie totale, celle qui réunit les souvenirs d’enfance les plus « proustiens » (« je reviens toujours du même côté près des vérandas sous la neige »), les techniques ducassiennes («j’écris ces lignes au bord de l’eau du cerveau »), et le flux de la pulsion : cris, chuchotements, dialogues, invectives, etc. Un automatisme, critique, en somme, un manifeste anti-familial, comme l’étaient les Chants de Maldoror, et un combat contre toute loi ( « comment débarrasser le mec du mec »).I\ n’est pas jusqu’au « conte-, nu » qui ne soit passionnément et * même ironiquement réévalué : « lisez moi lentement s’agit pas d’une crise on est dans le miel de la réalité ». Avec Paradis, actuellement publié par fragments dans Tel Quel, on peut parler d’« hallucination réglée ». Sollers définit ainsi son écriture «percurrente » : « celle qui est capable de redire sous la forme de l’énonciation redoublée ce qui se dit à chaque instant. Détournements, aphorisme intégré, publicité effacée, automatisme, cut-up, routines, comptines, épiphanies (...) rhétorique à perte de vue, tas d’histoires ... » Jusqu’à ce jour l’œuvre de Sollers peut apparaître comme les signaux de la débandade libératrice du sujet quand il ose mettre en question ses lois, celle qu’il se donne ou qu’on lui impose. «Laissez le sujet faire son expérience lui-même ». Réactivant toutes les libérations possibles dans la langue et par elle, mais sachant parfaitement que «hélas le langage lui aussi est filial », Sollers écrit pour faire apparaître ceci : « le poudroiement du sujet dans l’histoire ».

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