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PEUPLES PUNIS

PEUPLES PUNIS Parmi les nombreuses « taches blanches » de l’histoire soviétique figura longtemps, comme un secret particulièrement bien gardé, l’épisode de la déportation, dans les années 1940, de peuples entiers soupçonnés collectivement de « diversion, espionnage et collaboration » avec l’occupant nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. Certes, plus tard, une série de décrets (1956-1957) annula l’infamante catégorie des « déplacés spéciaux » - terme administratif qui désignait, aux côtés des paysans « dékoulakisés » lors de la collectivisation agraire forcée des années 1930, cette catégorie de citoyens « collectivement punis » -, tout en maintenant l’interdiction de retour, puis une autre rétablit progressivement (1957-1967) l’existence juridique d’un certain nombre de républiques autonomes, en reconnaissant que des « excès » et des « généralisations » avaient eu lieu dans l’accusation de « collaboration collective ». Ce n’est qu’en 1972, cependant, que les ressortissants des peuples déportés - à l’exception des Tatars de Crimée qui ne furent pleinement réhabilités qu’en 1989 - reçurent enfin l’autorisation au moins théorique de « choisir librement leur lieu de domicile ». Jusqu’au milieu des années 1960, le plus grand secret entoura la levée progressive des sanctions infligées aux « peuples punis » : les décrets antérieurs à 1964 ne furent jamais publiés. Il fallut attendre en fait la « déclaration du Soviet suprême » du 14 novembre 1989 pour que l’État soviétique reconnût enfin l’« illégalité criminelle des actes barbares commis par le régime stalinien vis-à-vis des peuples massivement déportés ». Allemands de la Volga, Tchétchènes, Ingouches, Tatars de Crimée… En matière d’opérations massives de déportation, la police politique (NKVD) ne manquait pas d’expérience : en 1930-1931, plus de 1 800 000 paysans « dékoulakisés » avaient été déportés, il est vrai dans la plus grande des pagailles et dans l’improvisation la plus totale. Au cours des années 1930, le NKVD perfectionna ses techniques à cet égard ; la déportation de 36 000 Polonais des zones frontalières d’Ukraine vers le Kazakhstan, réalisée en trois jours durant le mois d’avril 1936, fut un modèle du genre. De février 1940 à juin 1941, le NKVD déporta encore 380 000 Polonais d’Ukraine et de Biélorussie occidentales, rattachées à l’URSS après le partage de la Pologne entre l’Allemagne nazie et l’URSS. À la fin du mois d’août 1941, les troupes spéciales du NKVD entreprirent, alors que l’Armée rouge connaissait une débâcle sans pareille, la déportation au Kazakhstan de plus de 900 000 Allemands, descendants de colons installés de longue date principalement dans la république autonome des Allemands de la Volga, mais aussi dans d’autres régions (provinces de Toula, de Stavropol, de Krasnodar). Trois ans plus tard, c’est pour « avoir massivement collaboré avec l’occupant nazi » que six autres peuples (Tchétchènes, Ingouches, Tatars de Crimée, Karatchaïs, Balkars et Kalmouks) furent déportés, entre octobre 1943 et juin 1944, vers la Sibérie, le Kazakhstan et l’Oural. Cette vague principale de déportation fut suivie d’autres. Malheureusement, les archives exhumées n’apportent guère de précisions nouvelles sur la « collaboration » avec les nazis des peuples montagnards du Caucase, des Kalmouks et des Tatars de Crimée. Aussi en est-on réduit, sur ce point, à ne retenir qu’un certain nombre de faits isolés qui induisent seulement l’existence - notamment en Kalmoukie, dans le pays karatchaï et en Kabardino-Balkarie - de noyaux de collaborateurs, mais pas d’une collaboration générale érigée en véritable politique. C’est après la perte par l’Armée rouge de Rostov-sur-le-Don (juillet 1942) et l’occupation allemande du Caucase (été 1942-printemps 1943) que se placent les épisodes collaborationnistes les plus controversés : dans le vide du pouvoir entre le départ des Soviétiques et l’arrivée des nazis, un certain nombre de personnalités locales mirent alors sur pied des « comités nationaux » à Mikoïan-Chakhar (région autonome des Karatchaïs-Tcherkesses), à Naltchik (république autonome de Kabardino-Balkarie) et à Elitsa (république autonome des Kalmouks). L’armée allemande reconnut l’autorité de ces comités locaux qui disposèrent, quelques mois durant, d’une autonomie religieuse, politique et économique. L’expérience caucasienne ayant renforcé le « mythe musulman » à Berlin, un autre peuple, les Tatars de Crimée, fut autorisé à avoir son comité central musulman, installé à Simferopol. Cependant, par crainte de voir renaître le mouvement pantouranien (mouvement national dirigé par les Tatars de la Volga, dont le chef de file était Sultan Galiev [1880-1937]) brisé par le pouvoir soviétique au début des années 1920, les autorités nazies n’accordèrent jamais aux Tatars de Crimée l’autonomie dont bénéficièrent, quelques mois durant, Kalmouks, Karatchaïs et Balkars. En contrepartie, les autorités locales levèrent quelques troupes (six bataillons tatars en Crimée, un corps de cavalerie kalmouke) aux effectifs réduits (quelques milliers d’hommes) pour combattre les maquis de partisans locaux restés fidèles au régime soviétique. Des rafles soigneusement préparées. Les cinq grandes rafles-déportations, organisées durant la période allant de novembre 1943 à mai 1944, se déroulèrent selon un processus bien rodé. La phase de « préparation logistique » était soigneusement organisée, durant plusieurs semaines, avec la mise en place d’un nombre important de convois de déportation : 194 convois de 65 wagons pour la déportation, en six jours, de 521 247 Tchétchènes et Ingouches, 46 convois pour la déportation de quelque 93 139 Kalmouks en quatre jours… Les opérations, minutées heure par heure, commençaient par l’arrestation des « éléments potentiellement dangereux » - entre 1 % et 2 % de la population - et se déroulaient, semble-t-il, très rapidement. Les résistances, face au déploiement massif, paraissent avoir été très limitées. Les opérations de déportation furent aussi mieux préparées que celles menées dans les années 1930 du point de vue des structures d’accueil des « déplacés spéciaux » : contrairement aux paysans déportés en 1930-1932 et abandonnés en pleine taïga, la majorité des personnes déportées en 1943-1945 fut rapidement « casée » dans des structures déjà existantes : ainsi, des 112 101 familles déportées du Caucase du Nord au Kazakhstan, 85 167 étaient déjà, au 1er juillet 1945, rattachées à des kolkhozes ou à des sovkhozes locaux, mais dépendaient administrativement de « commandatures » du NKVD qui géraient ces « villages de travail », distincts des camps du Goulag proprement dits, même si la frontière était perméable et mouvante. Les conditions de transfert, puis d’existence de ces « déplacés spéciaux » étaient effrayantes. Sur les 89 102 enfants d’âge scolaire déportés au Kazakhstan, moins de 12 000 étaient scolarisés en 1948, quatre ans après la déportation. Les instructions stipulaient, par ailleurs, que l’enseignement des enfants de « déplacés spéciaux » devait être assuré uniquement en russe. Des 608 749 personnes déportées du Caucase du Nord, 146 892 étaient mortes au 1er octobre 1948 et seulement 28 120 étaient nées entre-temps. Des 228 392 personnes déportées de Crimée, 44 887 étaient mortes en quatre ans (6 564 naissances seulement).

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