Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer (2e partie, livre IV, chapitre 2).
Publié le 15/05/2020
Extrait du document
«
La pieuvre n'a pas de masse musculaire, pas de cri menaçant, pas de cuirasse, pas de corne, pas de dard, pas depince, pas de queue prenante, ou contondante, pas d'ailerons tranchants, pas d'ailerons onglés, pas d'épines, pasd'épée, pas de décharge électrique, pas de virus, pas de venin, pas de griffes, pas de bec, pas de dents.
La pieuvreest de toutes les bêtes la plus formidablement armée.Qu'est-ce donc que la pieuvre ? C'est la ventouse [...].Une forme grisâtre oscille dans l'eau, c'est gros comme le bras et long d'une demi-aune environ ; c'est un chiffon ;cette forme ressemble à un parapluie fermé qui n'aurait pas de manche.
Cette loque avance vers vous peu à peu.Soudain, elle s'ouvre, huit rayons s'écartent brusquement autour d'une face qui a deux yeux ; ces rayons vivent ; ily a du flamboiement dans leur ondoiement ; c'est une sorte de roue ; déployée, elle a quatre ou cinq pieds environde diamètre.
Épanouissement effroyable.
Cela se jette sur vous.L'hydre harponne l'homme.Cette bête s'applique sur sa proie, la recouvre et la noue de ses longues bandes.
En-dessous, elle est jaunâtre, en-dessus elle est terreuse ; rien ne saurait rendre cette inexplicable nuance poussière ; on dirait une bête faite decendre qui habite l'eau.
Elle est arachnéide par la forme et caméléon par la coloration.
Irritée, elle devient violette.Chose épouvantable, c'est mou.Ses noeuds garrottent, son contact paralyse.Elle a un aspect de scorbut et de gangrène.
C'est de la maladie arrangée en monstruosité.
Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer (2e partie, livre IV, chapitre 2).
1.
Aune : mesure de longueur, valant environ 1,20 m.2.
Pied : mesure de longueur, valant environ 30,5 cm.3.
Hydre : monstre mythologique à plusieurs têtes.4.
Arachnéide par la forme : qui a la forme d'une araignée.
• Vous ferez de cet extrait de roman un commentaire composé que vous organiserez à votre gré, sans séparerl'étude du fond de celle de la forme.
Vous pourriez, par exemple, étudier comment l'imagination métamorphose laréalité et fait naître l'épouvante.
L'affrontement entre un homme et un animal est un thème souvent
traité dans la littérature : c'est en quelque sorte le combat de l'intelligence, de l'astuce, contre la force brute.
DansLes Travailleurs de la mer, oeuvre écrite par Victor Hugo lors de son exil à Guernesey, le marin Gilliatt va être confronté à un monstre étrange, effroyable, issu des profondeurs de la mer : la pieuvre.
Le deuxième chapitre dulivre IV de la deuxième partie du roman est entièrement consacré à la description de ce monstre, en quis'accumulent toutes les peurs, toutes les répugnances des hommes.
La description présente des aspects réalisteset précis, mais l'animal est protéiforme, donc quasiment indescriptible.
Aussi l'écrivain doit-il recourir à des imagespour transcrire cette réalité difficile à saisir tant elle est changeante.
Mais, très vite, affleure dans le texte un senssymbolique bien défini : la pieuvre devient l'image du mal, aux multiples et insidieux visages.
Le texte se présente d'abord comme une description, apparemment très réaliste, de la pieuvre.
On remarquerad'emblée, dès le premier paragraphe, que le « portrait » qui est fait de l'animal, est entièrement rédigé à la formenégative, comme si celui-ci ne pouvait exister que par ce qu'il n'est pas, et non par ce qu'il est.
D'où la successionanaphorique des formules négatives adverbiales ; en tout, dix-sept fois le mot « pas » revient : « pas de masse », «pas de cri », « pas de bec », « pas de dents ».
C'est ce en quoi consiste le danger de la pieuvre : elle est autre, enquelque sorte.
Ni bête splendide (comme le serait un fauve, par exemple) puisque sans « masse musculaire » ni « crimenaçant », ni bête franchement et ouvertement dangereuse et invincible puisque n'ayant « pas de cuirasse »(comme l'hippopotame), pas de « corne » (comme le rhinocéros), ni insecte non plus car sans « dard », ni crabe («pas de pince »).
La pieuvre n'évoque pas davantage le serpent ou le crocodile à la « queue prenante etcontondante » ou le requin aux « ailerons tranchants » ou « onglés ».
Elle ne fait pas davantage penser à cesautres monstres marins couverts « d'épines » comme une rascasse mi-réelle mi-fantastique (ou, plus modestement,à un hérisson), un espadon portant « épée » ou le poisson-torpille à la « décharge électrique ».
Ce n'est pas nonplus la bête venimeuse qui transmet des maladies par un « virus » (comme le crapaud) ou un « venin ».
Enfin, nioiseau — aigle ou gypaète — ni chat, ni tigre, ni bête féroce : « pas de griffes, pas de bec, pas de dents ».
Or, démunie de tous ces éléments qui pourraient faire peur, la pieuvre déclenche néanmoins une terreur plus forteencore, que le paradoxe, amené sans transition par un effet de parataxe dans la phrase suivante, décrit ainsi : « Lapieuvre est, de toutes les bêtes, la plus formidablement armée.
» Le non-dit est plus important que le « dit » ; cequ'on ne voit pas est plus impressionnant que ce qu'on voit : la « griffe », les « dents », le « dard », la « pince »exprimeraient sans hypocrisie leur fonction d'armes.
La pieuvre, au contraire, est une bête hypocrite ; ce queconfirme le deuxième paragraphe : « C'est la ventouse.
» Voici la première description « affirmative » de la pieuvre.Elle est métaphoriquement assimilée, non à un autre animal (ce qui pourrait, en la rattachant à du connu, rassurerun peu) mais à une chose, la « ventouse », associée — qui plus est — à la médecine, donc à la maladie.
Effet derévulsion (mode d'action de la ventouse : afflux de sang dans la zone concernée) et de répulsion chez le lecteur ou.
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Les Travailleurs de la mer Victor Hugo: deuxième partie intitulé « Les vents du large ». Commentaire
- extrait des Travailleurs de la Mer, de Victor Hugo: commentaire
- Victor Hugo, Les Misérables, V, livre 1, chapitre 15 : « la mort de Gavroche ».
- Commentaire de texte sur un extrait du chapitre 3 du livre III des Misérables, de Victor Hugo : Le jardin de la rue Plumet. Il s'agira de voir quelle signification revêt ce jardin dans l'économie du roman et dans l'esthétique romanesque hugolienne.
- Victor Hugo, Les Contemplations - tome I “Autrefois”. 21e poème du livre premier intitulé “Aurore”