Valery Larbaud et le journal de voyage intime (Nathalie Roelens)
Publié le 16/05/2021
Extrait du document
«
Valery Larbaud et le journal de voyage intime
(Nathalie Roelens)
« Le mot ‘autobiographie’ n’a plus de sens : en art, tout est
autobiographie, et rien ne l’est » (Gustave Flaubert)
Introduction
Notre propos est de prendre pour objet d’étude un texte poly-générique tel que le journal de
voyage intime , en l’occurrence A.O.
Barnabooth.
Son journal intime de Valery Larbaud, qui paraît en
1913 aux éditions de la Nouvelle Revue Française, quant aux contraintes qui le régissent et aux
modalités qui le sous-tendent.
Nous y interrogerons le rôle dévolu aux simulacres qui infléchissent
l’écriture du moi et les démêlés de l’auteur avec l’éthique et la richesse.
1.
Un ensemble poly-générique
Gérard Genette a eu le mérite de revisiter la querelle du Cid sous l’angle d’un devoir (obligation
et probabilité) qui étayait tant le principe de bienséance ( devoir éthique ) que celui de vraisemblance
( devoir logique ) et de lui opposer « l’ extravagant » 1
revendiqué par Corneille, l’ extra-vagant dont
l’étymologie extra et vagans , de vagari « errer », nous fait remonter au droit canonique renvoyant à
des textes non incorporés dans les recueils officiels ( D écrétales extravagantes de Jean XII ) pour ne
prendre le sens d’« extraordinaire » ou de « déraisonnable » qu’à partir du 16 ième
siècle.
Le journal de
voyage intime semble ainsi cumuler l’arbitraire, l’extra-vagance des deux genres dont il forme
l’hybride, voire participe d’une double légitimité en matière de violation de la doxa littéraire et
morale.
Depuis les confessions jusqu’aux avatars exhibitionnistes de l’autofiction, l’écriture de l’intime se
caractérise par un droit à l’impudeur, au déshonneur (manque de rectitude), mais aussi à la licence
ou à la divagation (manque de fiabilité) , malgré toute velléité de pacte qui scellerait sa sincérité : la
« plénitude d’iniquité » de saint Augustin 2
, les « defauts » et « imperfections » de Montaigne 3
, son
vagabondage : « Je m’esgare : mais plustost par licence, que par mesgarde.
[…] mon stile, et mon
esprit, vont vagabondant de mesmes » 4
; ou encore la franchise de Rousseau : « J’ai dit le bien et le
mal avec la même franchise.
[…] Ce n’est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c’est ce qui
est ridicule et honteux.
» 5
Le voyage a, quant à lui, toujours été proscrit comme source de dispersion, de dégradation
morale, bref d’ égarement , et son récit jugé frivole, inutile, dangereux.
6
Le voyage semble dès lors
porter en lui le germe de la dissidence : dans son Journal de voyage en Italie Montaigne, en grand
sceptique, revendique l’errance : il n’a « nul project que de se promener par des lieux inconnus.
» 7
Le
voyage moderne dépasse en effet les métaphores théologiques de l’ homo viator comme
perfectionnement moral.
Une petite révolution épistémologique s’observe à l’époque classique :
l’expérience prime désormais sur la connaissance livresque, la pratique sur la théorie.
Surgit ainsi un
nouveau genre pour en rendre compte, le récit de voyage, que l e Chevalier de Jaucourt, dans son
article rédigé pour L’Encyclopédie en 1765, stigmatise en raison des mensonges qu’il véhicule :
« D ’ordinaire les voyageurs usent de peu de fidélité.
Ils ajoutent presque toujours aux choses qu’ils
ont vues, celles qu’ils pouvoient voir ; […] de même qu’ils trompent leurs lecteurs ensuite.
» 8
Le
1 Gérard Genette, « Vraisemblance et motivation » ( Communications , 11, 1968), Figures II, Paris, Seuil, 1969, p.72.
2 Saint Augustin, Confessions , II, 4.
3 Michel de Montaigne, Au Lecteur (1580), Essais, Livre I, éd.
1595.
4 Id ., « De la Vanité », Les Essais , Livre III, 9 (1588), éd.
1595.
5 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions , 1778, Livre Premier.
6 Je me permets de renvoyer à cet égard à mon article « Le (récit de) voyage comme rupture de contrat », in Littératures,
ruptures, contrats , www.fabula.org (à paraître, 2013)
7 Michel de Montaigne, Journal de Voyage en Italie (par la Suisse & l’Allemagne) en 1580 & 1581 , Paris, Librairie Le Jay, 1774
éd.
M.
de Querlon, Paris, Gallimard « folio », 1983, p.154.
8 Chevalier de Jaucourt, « Voyageur », Encyclopédie , t.
XVI, 1765, pp.
476-477.
1.
»
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