Un coeur simple (extrait)Chapitre IGustave FlaubertPendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l'Évêque envièrent à Mme Aubain saservante Félicité.
Publié le 22/05/2020
Extrait du document
«
Un c œ ur simple (extrait)
Gustave Flaubert
Chapitre I
Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l'Évêque envièrent à Mme Aubain sa
servante Félicité.
Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait,
savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa
maîtresse, — qui cependant n'était pas une personne agréable.
Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de 1809, en lui
laissant deux enfants très jeunes avec une quantité de dettes.
Alors elle vendit ses
immeubles, sauf la ferme de Toucques et la ferme de Geffosses dont les rentes
montaient à 5 000 francs tout au plus, et elle quitta sa maison de Saint-Melaine pour en
habiter une autre moins dispendieuse, ayant appartenu à ses ancêtres et placée derrière
les halles.
Cette maison, revêtue d'ardoises, se trouvait entre un passage et une ruelle aboutissant
à la rivière.
Elle avait intérieurement des différences de niveau qui faisaient trébucher.
Un vestibule étroit séparait la cuisine de la “ salle ” où Mme Aubain se tenait tout le
long du jour, assise près de la croisée dans un fauteuil de paille.
Contre le lambris, peint
en blanc, s'alignaient huit chaises d'acajou.
Un vieux piano supportait, sous un
baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons.
Deux bergères de tapisserie
flanquaient la cheminée en marbre jaune et de style Louis XV.
La pendule, au milieu,
représentait un temple de Vesta, — et tout l'appartement sentait un peu le moisi, car le
plancher était plus bas que le jardin.
Au premier étage, il y avait d'abord la chambre de “ Madame ”, très grande, tendue
d'un papier à fleurs pâles, et contenant le portrait de “ Monsieur ” en costume de
muscadin.
Elle communiquait avec une chambre plus petite, où l'on voyait deux
couchettes d'enfants, sans matelas.
Puis venait le salon, toujours fermé, et rempli de
meubles recouverts d'un drap.
Ensuite un corridor menait à un cabinet d'études ; des
livres et des paperasses garnissaient les rayons d'une bibliothèque entourant de ses trois
côtés un large bureau de bois noir.
Les deux panneaux en retour disparaissaient sous
des dessins à la plume, des paysages à la gouache et des gravures d'Audran, souvenirs
d'un temps meilleur et d'un luxe évanoui.
Une lucarne au second étage éclairait la chambre de Félicité, ayant vue sur les prairies.
Elle se levait dès l'aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu'au soir sans
interruption ; puis, le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle.
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