Texte de Jacques Lacarrière: Le monde de l'errance
Publié le 10/06/2020
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Autrefois, dans les villages, il y avait toujours de quoi loger les errants : voyageurs, marchands, colporteurs, vagabonds. Les ternes ne manquaient pas pour désigner ceux qui - pour des motifs avouables ou non avouables - se déplaçaient sans cesse sur les chemins. Beaucoup de métiers, aujourd'hui sédentaires, étaient autrefois ambulants soit par leur nature même, soit parce que la clientèle d'une région ne suffisait pas à faire vivre l'artisan. Rémouleurs, repasseurs, rempailleurs, rétameurs parcouraient les routes avec leurs outils, où ils croisaient des ouvriers-compagnons accomplissant leur Tour de France, des moines prêcheurs, des pèlerins, des mendiants, tout un cortège de nomades, tenus, selon les époques, pour un monde béni ou honni par les sociétés sédentaires. Nomades et sédentaires, une grande part de l'histoire du monde tient à elle seule dans ces deux mois. Comme si, telles ces étoiles doubles, ces systèmes astraux comportant deux soleils gravitant l'un autour de l'autre, ils étaient voués tour à tour à s'opposer ou à se compléter. Le nomade a toujours constitué la part la plus archaïque de nous-mêmes. Il fut l'état premier de l'homme, contraint de vivre de cueillette, de changer de territoire de chasse, de suivre le gibier dont il vivait. Avec la domestication, le nomadisme se mua en activité pastorale ou semi-pastorale, et le pasteur devint non seulement l'errant des steppes ou des alpages mais le guide, le meneur, le porteur de nouveaux messages. Car, des herbes aux étoiles, rien de ce monde ne pouvait lui être étranger. En écri-vant ces lignes, je m'aperçois que le dialogue imaginaire dont je J. parlais plus haut, le dialogue entre berger et garagiste, n'aurait fait que retrouver sous une fonne moderne la vieille opposition entre nomade et sédentaire. L'un transhume avec ses troupeaux ou suit leurs déplacements, ici et là ; l'autre, rivé à son garage, voit passer les autos, qu'il nourrit d'essence et répare, instruments du noma-disme saisonnier de notre monde.
Ce monde de l'errance n'est jamais mort ni en nous, ni autour de nous. Qu'il ait on non un but et des repères précis- dons les pèlerinages ou les déplacements des compagnons - ou des repères imprécis - chez les missionnaires, les frères prêcheurs, les métiers ambulants d'autrefois il n'a cessé au cours des siècles de fasciner ou d'horrifier, d'inspirer la crainte ou l'admiration. L'histoire fondamentale des rapports très complexes entretenus entre les sédentaires et les nomades, cette histoire reste encore à faire. On l'a entreprise pour des époques et des lieux limités, mais jamais dons une perspective d'ensemble qui en dégagerait les axes, les courants, les jalons. Car, tour à tour chassé, repoussé, excommunié, ou, au contraire fêté, recherché imploré, l'Errant apportait avec lui, selon les mentalités, les besoïm/des différentes communautés, un monde de damnation ou un monde de salut. Les routes, les chemins, les sentiers parcourant la France ont ouvert les portes de l'enfer ou celles du paradis. Ils furent sur notre terre comme les infrastructures de l'amour ou de la haine, les voies qui amenaient lefrère ou l'ennemi. Et aujourd'hui rien de cela n'est mort. Notre société hyperurbanisée semble consacrer à jamais la victoire des sédentaires. Elle recèle pourtant plus que jamais ces ferments qui nous portent à bouger, à partir, à nous jeter avec fureur vers les loisirs, organisés ou non. Peu importent les motivations. On ne part plus sur les routes pour prêcher ni faire son salut, pour conquérir quelque Graal au cur des châteaux forts. Mais l'image n'est pas morte - bien qu'elle soit caricaturale aujourd'hui des paradis promis et trouvés par le départ et par l'errance. Cette quête fiévreuse du loisir - Grraal de notre époque - à pris fatalement des formes organisées - et moins chevaleresques qu'autrefois - des formes saisonnières aussi retrouvant par moments l'ampleur des vieilles migrations. C'est pourquoi on accepte très bien les vacanciers, les campeurs, voire les randonneurs, moins bien le vagabond, le solitaire marchant pour son plaisir en dehors des sentiers battus. Le plus révélateur pour moi, dans ce voyage de quelques mois, forent justement l'étonnement, l'incertitude, et surtout la méfiance que je lisais sur les visages.
Ne fût-ce qu'à l'égard de soi-même, une telle entreprise est donc édifiante et même nécessaire. Affronter l'imprévu quotidien des rencontres, c'est rechercher une autre image de soi chez les autres, briser les cadres et les routines des mondes familiers, c'est se faire autre et, d'une certaine façon, renaître. La lassitude, le découragement, le sentiment d'absurdité ou d'inutilité de l'entreprise, qui vous prennent quelquefois aux heures difficiles ou mornes de la marche, deviennent autant d'épreuves, qui n'ont d'ailleurs rien de tragique. De plus en plus, ceux qui réclament autre chose que le visage artificiel des villes, les rapports routiniers, conventionnels de nos cités, iront chercher sur les routes ce qui leur manque ailleurs. Et en ce jour plein de soleil où j'aborde le Gévandan, je me dis qu'en marchant ainsi on ne recherche pas que des joies archaïques ou des heures privilégiées, on ne fait pas qu'errer dans le labyrinthe des chemins embrouillés qui nous ramèneraient à nous-mêmes, mais qu'au contraire on découvre les autres et, avec eux, cette Ariane 1 2 invisible qui vous attend au terne du chemin. Marcher ainsi de nos fours - et surtout de nos jours - ce n'est pas revenir au temps néolithiques, mais bien plutôt être prophète. »
JACQUES LACARRIèRE
Chemin faisant, Mille kilomètres à pied à travers la France, "Du Morvan au Gévaudan".
© 1977, Librairie A. Fayard
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