TEMPS et MEMOIRE
Publié le 09/06/2024
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TEMPS et MEMOIRE
Le temps est ce dont chacun d’entre nous ne cesse de faire l’expérience, de la naissance à la mort.
Des
premiers écrits de l’humanité jusqu’à la littérature contemporaine, en passant par les poètes de
la Renaissance, Ronsard (1524-1585) et sa rose, dont la beauté « ne dure que du matin jusques au soir », la
fuite du temps n’a cessé d’occuper une place majeure au sein d’une culture occidentale animée par la révolte
de l’homme devant l’éphémère.
« Ô temps suspends ton vol ! » : l’apostrophe d’Alphonse de Lamartine (1790-1869), dans le célèbre poème
de ses Méditations poétiques (1820) « Le lac », symbolise peut-être mieux que toute autre parole
le désir illusoire d’une pause de l’écoulement universel.
Seul un individu atteint d’une amnésie totale vivrait
dans un instant perpétuel et ne serait jamais confronté à la fuite des jours.
Faudrait-il pour autant envier sa
condition ? Sans doute pas, car un tel individu étranger à la temporalité aurait perdu du même coup, avec
l’anéantissement de sa mémoire, son identité et tous ses repères.
Alors que l’espace semble d’emblée plus difficile à concevoir, parce qu’il nous a fallu, pour l’appréhender,
construire des échafaudages mathématiques fort complexes, le temps se présente à nous comme la chose
la plus évidente qui soit, comme ce qu’il est superflu de définir tant l’expérience que nous en avons relève
de l’évidence la plus incontestable.
Mais, paradoxalement, sitôt que nous nous éloignons de la sensation immédiate du temps pour tenter de le
penser dans sa vraie nature, il nous échappe.
Il devient même l’une des notions philosophiques les plus
mystérieuses, si bien que l'on compte sur les doigts de la main les philosophes qui ont osé en élaborer une
conception approfondie.
L’énigme du temps
Il est si peu d’exemples, dans toute l’histoire de la philosophie, d’un penseur ayant marqué à ce point une
notion que ne pas commencer par lui paraîtrait inconsidéré : tel est le cas d’Augustin d’Hippone (354-430)
quand on aborde la question du temps.
« Qu’est-ce donc que le temps ? Quand personne ne me le demande, je le sais ; dès qu’il s’agit de l’expliquer,
je ne sais plus » (Confessions, livre XI, XIV).
La conscience immédiate du temps perçoit intuitivement qu’il est
composé de trois dimensions : passé, présent, avenir.
Mais l’étrangeté du temps tient à ce que ces trois
dimensions sont aussi irréelles les unes que les autres.
Le passé n’est plus, le futur n’est pas encore, le
présent n’a pas l’épaisseur d’un cheveu.
En effet, sitôt l’instant présent apparu, il s’évanouit dans le néant pour ne plus jamais réapparaître.
Et si l’on
peut trouver des traces du passé, elles ne sont jamais que les traces présentes du passé.
Ainsi, quand un
paléontologue retrouve les ossements d’un diplodocus, il n’est pas précipité à l’ère tertiaire.
C’est
aujourd’hui, au XXIe siècle, qu’il découvre et analyse ces ossements et construit des hypothèses à leur sujet.
Quant au futur, il n’a encore aucune réalité.
Nous sommes condamnés à attendre qu’il devienne présent
pour l’appréhender.
D’où les constantes erreurs des hommes chaque fois qu’ils se sont risqués à prophétiser
ce qui était censé advenir.
Comme le remarque le philosophe empiriste David Hume (1711-1776), rien ne
me garantit que le soleil se lève demain, rien ne me garantit qu’il y ait encore demain matin un monde.
Penser qu’un avenir existe en avant de nous relève de la croyance et non de la connaissance.
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Reste donc le présent, seule dimension du temps qui semble avoir une réalité indiscutable.
Mais qu’est-ce
que le présent ? La seconde ? Le centième de seconde ? Le milliardième de seconde ? Comme l’a démontré
Zénon d’Élée (490-430 av.
J.-C.), diviser un segment de droite ou un fragment du temps est une opération
infinie : on peut toujours couper en deux ce qu’on imagine être le plus infime élément de l’espace ou du
temps.
Le présent ne possède donc aucune épaisseur, aucune réalité solide, et cette dernière dimension à
laquelle on pensait se raccrocher pour donner une consistance au temps s’évanouit à son tour.
La conscience du temps
Incapable de trouver dans aucune des trois dimensions du temps une quelconque réalité, une première
conclusion s’impose à Augustin : ce n’est que par un acte de la conscience que le temps peut exister.
On
s’exprimerait fort mal en évoquant le passé, le présent et l’avenir.
Ce qu’on devrait affirmer, c’est qu’il existe
trois dimensions, qui sont « le passé-présent », « le présent-présent », et « l’avenir-présent ».
Notre
conscience « présentifie » les moments du temps par un acte qui les arrache au néant.
« Le présent des choses passées, c’est la mémoire ; le présent des choses présentes, c’est l’attention ; le
présent des choses futures, c’est l’attente » (Confessions, livre XI, XX).
Pour illustrer sa
thèse, Augustin développe une image reprise après lui par tous les philosophes qui aborderont la question
du temps : l’image de la musique.
Quand je m’apprête à chanter un morceau que je connais, je suis au départ
tout entier dans l’attente du chant qui va suivre.
Au cours de mon chant, mon esprit se livre à une triple
opération : d’un côté il est attentif à ce que je suis en train d’interpréter, d’un autre côté il se souvient des
strophes que j’ai déjà chantées (c’est le travail de la mémoire) et, enfin, d’un troisième côté, il est dans
l’attente de ce qui reste à interpréter.
Quand j’ai fini de chanter, il n’y a plus ni attente ni attention.
Seule
ma mémoire contient le « passé-présent » de ce que j’ai chanté, lequel, sans cette mémoire, aurait sombré
entièrement dans le néant.
Mesurer le temps ?
Six siècles environ avant Augustin, Aristote (384-322 av.
J.-C.) avait proposé dans sa Physique une définition
du temps qui peut apparaître comme opposée à l’approche augustinienne.
En affirmant du temps qu’il serait
« le nombre du mouvement » (livre IV, 11), Aristote ne donne-t-il pas au temps la réalité objective que lui
conteste Augustin ? Le philosophe précise qu’il s’agit du « nombre nombrant », autrement dit de l’acte
même de « nombrer », de mesurer, et non pas du résultat de cette opération.
En le lisant plus attentivement,
on comprend que, si le mouvement est bien la condition de la temporalité, il n’est pas le temps en soi.
Il est
parfaitement exact que si rien ne bouge aucun temps ne sera perçu par l’esprit.
Et si l’on objecte,
argumente Aristote, que le temps nous semble continuer à s’écouler devant un paysage absolument
immobile, c’est parce qu’alors même que rien ne bouge en dehors de moi, quelque chose continue à se
mouvoir en moi : le rythme de ma respiration, les battements de mon cœur, l’attente de mon esprit, etc.
Avec le sens aigu des formules dont il a le secret, Aristote conclut : « Il ne peut y avoir de temps sans l’âme »
(Physique, livre IV, 14).
Ainsi le philosophe, qui pouvait nous donner l’impression qu’en partant du
mouvement il faisait route en direction d’une conception « objective » de la temporalité, se retrouve en fait
très proche de ce que développera plus tard Augustin.
Comme le montrera le penseur d’Hippone, Aristote
fait dépendre le temps d’une action de l’âme.
Il serait sans doute anachronique de parler ici de
« subjectivité ».
Cependant, chez Aristote comme chez Augustin et tous les penseurs qui viendront après
eux, le temps n’est pas défini comme une dimension de la nature, mais comme une propriété de l’âme.
C’est ainsi qu’Emmanuel Kant (1724-1804), bien que considérant comme utopique toute
connaissance métaphysique – autrement dit toute connaissance dépassant les frontières de ce qu’il nous est
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possible d’expérimenter –, accorde à Aristote qu’aussi longtemps que nous vivons une instance extérieure
au temps doit être présupposée en nous.
Kant nomme « je pense » cette instance qu’Aristote appelait
« âme ».
Et il affirme que « le “je pense” doit pouvoir accompagner toutes mes représentations » (Critique
de la raison pure, 1781).
Cette faculté de liaison est antérieure et supérieure à toutes nos perceptions,
qu’elle organise en les soumettant en particulier à la forme du temps qu’elle contient en elle, sans l’avoir
empruntée à l’expérience.
La mémoire construit le temps
Un peu comme le temps, la mémoire semble si aisée à comprendre qu’aucune définition n’en serait
nécessaire.
Mais que se cache-t-il derrière ce mot rempli de pièges ? Qu’est-ce que la mémoire ? La faculté....
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