SARTRE ou Le tourbillon de la liberté par Bernard Sève
Publié le 17/06/2020
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« Il n'est permis à personne de dire ces simples mots : je suis moi. Les meilleurs, les plus libres peuvent dire : j'existe. C'est déjà trop. Pour les autres, je propose qu'ils usent de formules telles que « Je suis Soi-même » ou « Je suis un Tel en personne ». Jean-Paul Sartre, Saint Genet comédien et martyr, p. 100. « Une intuition d'une simplicité diamantine » « Un jour de l'automne 1943, un livre tomba sur nos tables, tel un météore : L'Etre et le Néant de Jean-Paul Sartre. Il y eut un moment de stupeur, puis une longue rumination. L'uvre était massive, hirsute, débordante d'une force irrésistible, pleine de subtilités exquises, encyclopédique, superbement technique, traversée de bout en bout par une intuition d'une simplicité diamantine. Déjà les clameurs de la racaille antiphilosophique commençaient à s'élever dans la presse. Aucun doute n'était permis : un système nous était donné». (Michel Tournier, Le Vent Paraclet, p. 155). Cette intuition diamantine c'est celle de la liberté. Sartre est le philosophe-combattant de la liberté. Certains de ces combats peuvent apparaître aujourd'hui comme discutables, voire franchement périlleux ; chose toujours facile à dire après coup. Mais l'intuition directrice de Sartre est non équivoque : penser, promouvoir, illustrer la liberté. Sartre ici nous intéresse comme philosophe et comme penseur. Nous ne dirons donc rien de son uvre littéraire considérable (et qui fit beaucoup pour lui construire son personnage de maître-à-penser), de ses engagements politiques et polémiques ; ni non plus des inédits nombreux et passionnants que l'on publie depuis quelques années. Il s'agit plus simplement de montrer comment l'intuition de Sartre est devenue système ; ou, inversement, d'indiquer comment le système, «hirsute» si l'on veut, doit être compris et lu comme une exposition de la liberté. On se demandera sans doute pourquoi une intuition si aiguë et apparemment si claire, celle de la liberté, a besoin d'un aussi complexe appareil conceptuel pour s'exposer. La réponse est que cela tient à l'essence même de la liberté, qui est précisément de n'avoir pas d'essence. La liberté est une lumière invisible. La conscience produit du néant L'analyse sartrienne part de l'opposition fondamentale entre la conscience et la chose (ce qu'il appelle dans son vocabulaire le Pour-soi et l'En-soi). La conscience n'est pas une chose d'une nature spéciale, c'est, radicalement, une non-chose, un non-être. La chose ou l'être se caractérisent par leur identité-à-soi (une chose est ce qu'elle est, un cendrier est cendrier, ni plus ni moins), leur opacité, leur plénitude entêtée. La conscience humaine se caractérise au contraire par le fait paradoxal qu'elle n'est pas identique à elle-même. La conscience, en effet, est toujours tournée vers le dehors : « toute conscience est conscience de quelque chose », selon le principe capital de Husserl. La conscience toujours est un mouvement ; elle est perception d'un arbre ou imagination d'un bâtiment ; mais elle n'existe que dans son rapport à autre chose qu'elle-même ; elle est donc condamnée à être en mouvement, à sortir de soi sans cesse : une conscience de rien serait un rien de conscience. La conscience donc n'est pas (au sens où les choses sont), elle existe (ex signifiant le mouvement de sortie hors de soi-même), ex-istence signifie le fait que la conscience « est » toujours au-delà d'elle-même. D'où la définition paradoxale : « la conscience est l'être qui est ce qu'il n'est pas et qui n'est pas ce qu'il est ». La conscience qui perçoit l'arbre est l'arbre et n'est pas l'arbre, elle est intentionnalité, mouvement vers l'arbre. C'est pourquoi je ne peux dire « je suis moi », car je suis plus et autre que ce que je suis. Je ne peux pas me réduire à mes déterminations (âge, métier, etc.) car je puis toujours les dépasser, les transfigurer ou les alourdir par la signification que je leur donne. Je peux vivre mon métier comme un choix, comme une fatalité, comme une contrainte, comme un bonheur : cela dépend de moi, et donc je ne suis pas professeur de philosophie au sens où la chaise est chaise. « Si, par impossible, vous entriez dans une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l'arbre, en pleine poussière, car la conscience n'a pas de dedans ; elle n'est rien que le dehors d'elle-même et c'est cette fuite absolue, ce refus d'être substance qui la constituent comme une conscience » (Situations /, p. 30). Comme le dit très bien Jean Beaufret, il est de l'essence de ce qui est le plus intérieur en nous de refuser l'intériorité (Introduction aux philosophies de l'existence, p. 59). La conscience est un vide, un trou dans l'être, une décompression d'être. Bref, un néant. Elle est pouvoir de « néantiser » l'être, ce qui ne signifie pas le détruire matériellement, mais l'évacuer, l'annuler. Quand nous imaginons un objet, le monde disparaît au profit de ce seul objet ; et nous avons conscience de cet objet imaginé comme d'un objet absent ou irréel. Par là, le monde est mis à distance, néantisé : il ne s'impose pas à la conscience. Si le réel est ce qui s'impose, alors il faut dire que la conscience toujours peut en disposer, c'est-à-dire s'en dégager (fût-ce par le rêve, l'évanouissement, l'imagination). La conscience produit du néant, et non de l'être : son pouvoir est l'inverse de celui du Dieu de la religion chrétienne ; mais il n'est pas moins redoutable. La conscience ne rencontre rien qui lui résiste : en ce sens elle est pure liberté. Remarquons que l'imagination, ou plutôt la conscience imageante, revêt, de ce point de vue, une importance capitale : pour pouvoir imaginer, la conscience doit être libre, libre de s'arracher au monde, de néantiser le monde. Et même : si nous ne pouvions pas imaginer, nous ne pourrions pas même percevoir, car nous serions rivés aux choses, nous serions choses nous-mêmes, sans distance. L'angoisse de la liberté La liberté apparaît dans l'expérience de cette puissance néantisante de la conscience. Ce lien entre liberté et négativité ne doit pas nous étonner : chez Descartes déjà, c'est au sein du doute (volontaire) que se révélait la puissance et la certitude de la liberté humaine. La conscience est nécessairement libre, puisqu'elle n'est ni cette détermination-ci ni cette détermination-là, qu'elle n'est rien de ce qu'on pourrait en dire. Pour attribuer un prédicat déterminé à la conscience, il faudrait qu'elle ait une essence ; mais alors elle serait une chose et non une conscience. C'est pourquoi Sartre dit que l'existence de la conscience précède son essence ; c'est ce mouvement premier qu'il appelle liberté. En ce sens, la liberté n'est qu'un concept négatif, qui constate simplement le fait qu'on ne. peut attribuer une essence à la conscience sans la nier. Cette indétermination de la conscience suspendue dans le vide peut faire peur. Sartre (s'inspirant partiellement de Kierkegaard et de Heidegger) appelle angoisse la découverte terrifiante que nous faisons de notre liberté. Si la peur est toujours peur d'un objet (d'un événement, d'une personne), l'angoisse, elle, est peur de soi, de l'infini de sa propre liberté. Que ferai-je si tel événement arrive ? Je n'en sais rien, tout est possible, cela ne dépend que de moi ; je cherche des motifs contraignants, qui emporteraient ma décision (ou plutôt qui feraient la décision, décision que je n'aurais plus qu'à enregistrer) ; et je découvre avec angoisse qu'il n'y a pas de motifs contraignants ; tous les motifs auxquels je songe n'ont finalement que le poids que je leur donne moi-même ; ils sont comme des jouets auxquels je tente en vain de conférer un sérieux qu'ils n'ont pas. Je suis donc renvoyé à ma liberté (à ma responsabilité) il faut décider, et le monde ne m'aide pas ; il faut décider seul. « Cette liberté qui se découvre à nous dans l'angoisse peut se caractériser par l'existence de ce rien qui s'insinue entre les motifs et l'acte » {L'Être et le Néant, p. 69). L'angoisse n'est pas la déprime, c'est un sentiment « métaphysique » : la liberté s'angoisse d'elle-même en découvrant qu'elle ne peut être arrêtée par rien. Il est des moments dans l'existence où l'on a le sentiment qu'on serait capable de faire une folie irréparable, et l'on découvre qu'au fond il ne tient qu'à nous de la faire ; que les barrières sociales, psychologiques, rationnelles même, sont levées, et que rien ni personne ne saurait nous arrêter. C'est un vertige que cette illumination soudaine : je ne peux pas m'assurer contre moi-même, je suis à moi-même mon plus grand danger et je ne peux pas me protéger de moi. Angoisse, expérience du néant, vertige de la liberté, c'est au fond la même chose. « Nous sommes condamnés à être libres » dit Sartre ; formule paradoxale et provocante (il n'en manque pas chez Sartre), formule angoissante et pourtant revigorante. ...»
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