Sandel et la génétique
Publié le 14/05/2024
Extrait du document
«
Michael Sandel et la question de la liberté offerte par le développement des technologies
génétiques.
Michael Sandel entend montrer les objections que l’on peut faire à l’idée selon
laquelle l’accroissement de notre pouvoir de modifier nos caractéristiques génétiques
augmenterait notre liberté.
Ces objections consistent à mettre en évidence que cette
augmentation de notre pouvoir, loin de permettre une libération supplémentaire des individus,
ne fera qu’amplifier leur responsabilité et ne fera que les soumettre à un ordre social
concurrentiel.
Pour comprendre ces objections, nous allons d’abord comprendre à quoi elles
s’opposent, c'est-à-dire en quoi la technique génétique peut apparaître comme porteuse d’une
promesse d’accroissement de la liberté.
La capacité de modifier nos caractéristiques génétiques consiste dans la capacité de
modifier ce qui, dans notre corps tel qu’il nous est donné naturellement, nous paraît être un
obstacle, c'est-à-dire un empêchement d’accomplir ce que nous désirons.
Cette capacité est
alors comprise comme un moyen du développement de notre liberté puisqu’elle nous permet
d’accroître nos capacités d’agir et d’adapter notre corps à nos désirs : si nous voulons courir
plus vite, augmenter notre mémoire ou encore prolonger notre existence en bonne santé, nous
pourrons y parvenir en corrigeant notre corps.
Notre corps tel qu’il est naturellement, c'est-àdire sans intervention qui le transforme, apparaît alors comme une limite, mais une limite qui
n’est plus ce qui marque une frontière infranchissable, mais quelque chose qu’il est possible
de dépasser.
La technique transforme la façon de comprendre notre corps puisque ce qui était
un fait que nous devions accepter, devient un défaut qui peut être corrigé.
Du point de vue de
la puissance technique, la nature n’est pas un donné qui doit être respecté au nom d’une valeur
ou d’une volonté supérieure qui nous l’imposerait comme une épreuve que nous devons
accepter, mais un état de la matière qui, dans la mesure de nos capacités, doit être transformé
selon notre volonté.
La technique « désenchante » la nature, c'est-à-dire qu’elle ne veut y voir
aucune signification qu’y aurait laissé un Dieu pour normer notre volonté et, ainsi, nous
imposer le respect.
La nature est à notre disposition car elle n’est qu’un assemblage matériel
qui, s’il est déterminé par des lois nécessaires, n’implique aucune finalité ou valeur en luimême.
De ce point de vue, l’homme doit répondre à son « impulsion prométhéenne », c'est-àdire à la capacité qu’il a de pouvoir se créer lui-même, c'est-à-dire de tenter de produire ses
conditions réelles d’existence et son corps au premier chef, comme il le veut,
indépendamment de tout ordre transcendant de valeur.
Le développement de la puissance
1
technique va donc de pair avec le développement de la liberté de l’homme en tant qu’individu
indépendant et autonome, et la disparition de la religion comme forme historique de
l’existence de normes transcendantes.
Dès lors, critiquer cette compréhension de la liberté revient-il à vouloir restaurer une
compréhension religieuse de la nature, c'est-à-dire vouloir rappeler les hommes au respect de
la volonté divine (créatrice de la nature) puisque « parler de don présuppose un donateur »
Michael Sandel refuse cette alternative en défendant l’idée que l’on peut comprendre la nature
comme un donné sans devoir accepter les implications religieuses que semble imposer cette
perspective.
Pour le comprendre, il faut saisir ce qui est le point important de sa critique.
Celle-ci porte sur le caractère illusoire de la compréhension de la liberté impliquée dans le
point de vue précédent.
Pour Sandel, loin de rendre plus libre, le développement de cette
technologie aliénera les hommes, c'est-à-dire les privera de ce qui fait véritablement leur
liberté.
Voyons donc quelle est la conception de la liberté que défend Sandel et, par là, en quel
sens il comprend la nature comme un donné.
Le point sur lequel insiste l’auteur est celui de la responsabilité car, avec la
technologie génétique, elle va changer de sens.
En effet, si aujourd’hui nous sommes
responsables de nos efforts, nous deviendrons responsables de nos capacités une fois la
transformation de notre corps possible.
Tant que nous ne sommes pas responsables des
capacités qui nous sont données à notre naissance, nous ne pouvons être responsables que des
efforts que nous faisons pour les développer, mais autant qu’il est possible dans la limite de ce
qui nous est donné.
Si nous, ou nos parents avant notre naissance, pouvons transformer nos
corps alors, si nous échouons, cela ne pourra que signifier que nous n’avons pas voulu
transformer notre corps et que donc nous avons voulu échouer.
Autrement dit l’échec devient
en réalité interdit puisqu’il est potentiellement impossible.
Nous n’avons plus de limites qui
soient des limites infranchissables avec lesquelles nous devons composer, mais nous n’avons
que des handicaps que nous pouvons et devons surmonter par un accroissement de la
technique.
Je deviens responsable de ne pas courir assez vite lorsque je peux vouloir
transformer mon corps pour pouvoir courir plus vite.
Nous pourrions alors dire que la liberté
promise est une illusion car ce qui va gouverner nos actions sera que nous devons tout ce que
nous pouvons : nous n’avons plus la liberté de ne pas vouloir ce qui est considéré comme le
meilleur par la société et que notre corps se trouvera être fait pour accomplir.
Notre volonté
2
sera déterminée par la nécessité de réussir comme cela est attendu, puisque cette nécessité est
la raison d’être de notre existence : nous serons littéralement faits pour réussir.
C’est en cela que se montre l’illusion fondamentale qui détermine le projet de création
de soi technologique et en quoi ce projet est profondément aliénant.
Car le sens qui est donné
à la liberté dans ce projet est, selon Sandel, un sens qui ne correspond pas à la réalité de notre
existence.
La liberté affirmée par le projet technologique est celle d’une capacité de choisir
indépendamment de tout donné : nous devrions pouvoir nous déterminer sans que notre
situation de départ conditionne nos choix.
Or, sans condition de départ, sans réalité déjà
donnée dans laquelle et selon laquelle nous nous comprenons, nous ne pouvons rien vouloir.
Vouloir, en effet, c’est toujours choisir telle possibilité plutôt que telle autre....
»
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