Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Quatrième partie, Lettre X.
Publié le 19/12/2021
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Rousseau,
La Nouvelle Héloïse, Quatrième partie, Lettre X .
Saint-Preux à Milord Edouard.
Que de plaisirs trop tard connus je goûte
depuis trois semaines ! La douce chose de
couler ses jours dans le sein d'une tranquille
amitié, à l'abri de l'orage des passions
impétueuses ! Milord, que c'est un spectacle
agréable et touchant que celui d'une maison
simple et bien réglée où règnent l'ordre, la paix,
l'innocence ; où l'on voit réuni sans appareil,
sans éclat, tout ce qui répond à la véritable
destination de l'homme ! La campagne, la
retraite, le repos, la saison, la vaste plaine
d'eau qui s'offre à mes yeux, le sauvage aspect
des montagnes, tout me rappelle ici ma délicieuse île de Tinian.
Je crois voir
accomplir les voeux ardents que j'y formai tant de fois.
J'y mène une vie de mon
goût, j'y trouve une société selon mon coeur...
Je veux vous en donner idée par
le détail d'une économie domestique qui annonce la félicité des maîtres de la
maison, et la fait partager à ceux qui l'habitent.
J'espère, sur le projet qui vous
occupe, que mes réflexions pourront un jour avoir leur usage, et cet espoir sert
encore à les exciter...
Depuis que les maîtres de cette maison y ont fixé leur demeure, ils en ont
mis à leur usage tout ce qui ne servait qu'à l'ornement ; ce n'est plus une maison
faite pour être vue, mais pour être habitée.
A des meubles anciens et riches, ils
en ont substitué de simples et de commodes.
Tout y est agréable et riant, tout y
respire l'abondance et la propreté, rien n'y sent la richesse et le luxe.
Il n'y a pas
une chambre où l'on ne se reconnaisse à la campagne, et où l'on ne retrouve les
commodités de la ville.
Les mêmes changements se font remarquer au dehors.
La
basse-cour a été agrandie aux dépens des remises.
A la place d'un vieux billard
délabré l'on a fait un beau pressoir, et une laiterie où logeaient des paons criards
dont on s'est défait...
Partout on a substitué l'utile à l'agréable, et l'agréable y a
presque toujours gagné.
Quant à moi, du moins, je trouve que le bruit de la basse-cour, le chant des
coqs, le mugissement du bétail, l'attelage des chariots, les repas des champs, le
retour des ouvriers, et tout l'appareil de l'économie rustique, donnent à cette
maison un air plus champêtre, plus vivant, plus animé, plus gai, je ne sais quoi
qui sent la joie et le bien-être, qu'elle n'avait pas dans sa morne dignité..
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