Rousseau écrit dans une lettre du 4 novembre 1764: On ne peut être heureux sur la terre qu'à proportion qu'on s'éloigne des choses et qu'on se rapproche de soi. Vous expliquerez et vous apprécierez, en prenant quelques appuis précis sur ses oeuvres, cette solution apportée par Rousseau au problème du bonheur ?
Publié le 09/12/2021
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« On ne peut être heureux sur la terre qu'à proportion qu'on s'éloigne des choses et qu'on se rapproche de soi». Cette formule que Rousseau écrivait en 1764 dans une lettre exprime certainement une de ses hantises. C'est la pensée d'un homme désabusé, qui, treize ans avant de composer les Rêveries, semble déjà « commencer à quitter sa dépouille » et à tourner vers un autre monde ses espérances de bonheur. Encore affirmera-t-il dans les Rêveries qu'il lui est parfois arrivé de « se suffire à soi comme Dieu ». Ici au contraire les expressions « ne... que... à proportion » montrent qu'il renonce à posséder un tel bonheur « sur la terre » : tout au plus espère-t-il en approcher. Il sent que ces formules si simples « s'éloigner des choses », « se rapprocher de soi » recouvrent une grande vérité, mais aussi une immense difficulté. Cette vérité, cette difficulté, l'oeuvre de Rousseau les approfondit presque à chaque page. En dressant une sorte de bilan des expériences qu'il nous confie, on pourra préciser ce que signifie et peut-être ce que vaut ce double principe.
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INTRODUCTION
« On ne peut être heureux sur la terre qu'à proportion qu'on s'éloigne deschoses et qu'on se rapproche de soi».
Cette formule que Rousseau écrivait en1764 dans une lettre exprime certainement une de ses hantises.
C'est lapensée d'un homme désabusé, qui, treize ans avant de composer lesRêveries, semble déjà « commencer à quitter sa dépouille » et à tourner versun autre monde ses espérances de bonheur.
Encore affirmera-t-il dans lesRêveries qu'il lui est parfois arrivé de « se suffire à soi comme Dieu ».
Ici aucontraire les expressions « ne...
que...
à proportion » montrent qu'il renonce àposséder un tel bonheur « sur la terre » : tout au plus espère-t-il enapprocher.
Il sent que ces formules si simples « s'éloigner des choses », « serapprocher de soi » recouvrent une grande vérité, mais aussi une immensedifficulté.
Cette vérité, cette difficulté, l'œuvre de Rousseau les approfonditpresque à chaque page.
En dressant une sorte de bilan des expériences qu'ilnous confie, on pourra préciser ce que signifie et peut-être ce que vaut cedouble principe.
I.
EXPLICATION DE LA THÈSE DE ROUSSEAU
S'éloigner des choses « S'éloigner des choses », c'est bien ce que fait J.-J.Rousseau à l'île Saint-Pierre, où il se donne « le plaisir de ne rien déballer » pour vivre « comme dans une auberge » dont il aurait « dû partir le lendemain ».
« Un de mes plus grands délices,écrit-il, était surtout de laisser toujours mes livres bien encaissés...
» Quelques années plus tôt, il avait déjà par sa« réforme » retranché de sa vie tout luxe superflu : « plus d'épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, decoiffure ».
On songe aux épicuriens antiques, qui cherchaient le plaisir dans la frugalité ; aux stoïciens, voire à cesascètes chrétiens, pour qui le détachement à l'égard des choses du monde est la condition nécessaire, sinonsuffisante, de la paix intérieure.
Le « généreux » de Descartes, lui aussi, connaît la joie parce qu'il dénie touteimportance à ce qui ne touche pas sa responsabilité morale.
C'est dans cette tradition qu'il faut comprendre le mot« choses » : « Je quittai le monde et ses pompes», écrit Rousseau dans sa IIIe Promenade; et il précise : « chosesextérieures », « fortune » « honneurs », « parures », « places ».Mais s'éloigner des choses, ce n'est pas aller d'un point à un autre, c'est se modifier soi-même.
Car les racines denos attachements sont en nous : l'avarice, la sensualité, la curiosité, et surtout cet auxiliaire secret des servitudessociales, l'amour-propre.
C'est sur ce point que Rousseau eut le plus à lutter.Au lendemain du Devin de village il pouvait devenir l'idole des salons et de la cour : les Confessions racontent parquel sursaut il trancha ce lien de la « gloriole » et se déroba, « à tout risque », à l'entrevue que lui réservait le roi.Mais son public le « tenait » par un lien plus profond que la gloriole : il avait de grandes vérités à dire aux hommes, ilvoulait en être écouté, et écouté avec confiance ; aussi lui fallait-il être fidèle jusque dans les «petites choses» aupersonnage incorruptible qu'il avait choisi d'être : ce biais le ramenait aux petites servitudes du « paraître ».
Puis cefurent celles de la persécution, quand il sentit que les Encyclopédistes cherchaient, en le déshonorant, à discréditerses idées : il se tint plusieurs années à l'affût des menus indices qui lui auraient permis, pensait-il, de démasquer lecomplot universel.
Son attention reste ainsi tendue vers les « choses » jusqu'au jour où, à bout de résistance, il sedécouvre détaché de tout, indifférent à ce qu'on pourra dire de lui, prêt à vivre enfin pour lui seul.
L'« amour-propre» l'a quitté, libérant en lui « l'amour de soi ».
Son bonheur retrouvé s'épanche dans les pages lumineuses desRêveries.S'approcher de soi Détaché, rendu à soi, Rousseau est heureux.
De quoi est fait ce bonheur ? D'abord del'indépendance, que Rousseau ressent comme une joie avant même de savoir quel usage il en fera : la IIIe lettre àMalesherbes évoque le « battement de cœur », le « pétillement de joie » qui le saisissent lorsqu'il peut se dire : «me voilà maître de moi pour le reste de ce jour ».
Mais le plus souvent Rousseau donne à sa liberté un contenu plustangible.
Il cherche à jouir de son être, en exerçant selon leur pente naturelle toutes ses facultés, en laissant librecours 'à ses goûts : la promenade, la botanique, mille formes de rêverie.
« Jamais je n'ai tant pensé, tant existé,tant vécu, tant été moi...» Cette intensité d'existence, qu'il connut jadis dans ses voyages, reste pour lui l'essencedu bonheur.
Et sur ce point il n'a guère de précurseur dans l'Antiquité, moins encore dans le christianisme : cebonheur « égotiste », il n'y avait sans doute que Montaigne qui eût osé le donner en exemple, dans ses Essais desTrois Commerces, de ménager sa Volonté et de l'Expérience.Rousseau va plus loin : non seulement par son isolement farouche, mais surtout par l'extrême dénuement intérieurauquel il aboutit.
Déjà il notait dans les Confessions que son bonheur aux Charmettes « n'était dans aucune choseassignable » et n'avait « d'autre objet que ce sentiment même ».
Dans les Rêveries il approfondit ce paradoxe àpartir d'une autre expérience : celle des longues heures inactives passées au bord de l'eau à l'île Saint-Pierre ; et ilpropose comme bonheur suprême un « état simple et permanent », où le « sentiment de l'existence » est « dépouilléde toute autre affection », où l'on ne jouit « de rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propreexistence ».Dans ces pages enchantées et tranquilles le double précepte de Rousseau semble aboutir à une réussite achevée.Mais ce n'est qu'une apparence, et Rousseau lui-même le sent.
A regarder de plus près ses confidences, on ydécouvre certaines équivoques, qui pourront donner à réfléchir sur les présages fondamentaux de sa conception dubonheur.
II.
DISCUSSION DE LA THÈSE.
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