R. CAILLOIS, Les Jeux et les Hommes. « Interdépendance des jeux et des cultures ». Tel est le titre proposé par R. Caillois à ce développement. Que faut-il penser de son affirmation ?
Publié le 30/06/2020
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« Les jeux sont largement dépendants des cultures où ils sont pratiqués. Ils en accusent les préférences, ils en prolongent les usages, ils en reflètent les croyances. Dans l'antiquité, la marelle est un labyrinthe où l'on pousse une pierre c'est-à-dire l'âme vers la sortie. Avec le Christianisme, le dessin s'allonge et se simplifie. Il reproduit le plan d'une basilique : il s'agit de faire parvenir l'âme, de pousser le caillou jusqu'au Ciel, au Paradis, à la Couronne ou à la Gloire, qui coïncide avec le maître-autel de l'église, schématiquement représentée sur le sol par une suite de rectangles. Dans l'Inde, on jouait aux échecs avec quatre rois. Le jeu passa dans l'Occident médiéval. Sous la double influence du culte de la Vierge et de l'amour courtois, l'un des rois fut transformé en Reine ou en Dame, qui devint la pièce la plus puissante, tandis que le Roi se trouvait confiné au rôle d'enjeu idéal, mais quasi passif, de la partie. L'important, toutefois, est que ces vicissitudes n'ont pas atteint la continuité essentielle du jeu de la marelle ou du jeu des échecs. On peut aller plus loin et dénoncer d'autre part une solidarité véritable entre toute société et les jeux qui s'y trouvent pratiqués avec prédilection. Il existe, en effet, une affinité qui ne peut que s'accroître entre leurs règles et les qualités et défauts ordinaires des membres de la collectivité. Ces jeux préférés et plus répandus manifestent, pour une part, les tendances, les goûts, les façons de raisonner les plus communs et, en même temps, ils éduquent et entraînent les joueurs dans ces mêmes vertus ou ces mêmes travers, ils les confirment insidieusement dans leurs habitudes ou leurs préférences. De sorte qu'un jeu qui est en honneur chez un peuple peut, à la fois, servir à définir certains de ses caractères moraux ou intellectuels, fournir une preuve de l'exactitude de la description et contribuer à la rendre plus vraie en accentuant ces caractères chez ceux qui s'y adonnent. Il n'est pas absurde de tenter le diagnostic d'une civilisation à partir des jeux qui y prospèrent particulièrement. En effet, si les jeux sont facteurs et images de culture, il suit que, dans une certaine mesure, une civilisation et, à l'intérieur d'une civilisation, une époque peut être caractérisée par ses jeux. Ils en traduisent nécessairement la physionomie générale et apportent des indications utiles sur les préférences, les faiblesses et les forces d'une société donnée à tel moment de son évolution. Peut-être, pour une intelligence infinie, le destin de Sparte était-il lisible dans la rigueur militaire des jeux de la palestre, celui d'Athènes dans les apories (1) des sophistes, la chute de Rome dans les combats de gladiateurs, et la décadence de Byzance dans les disputes de l'hippodrome. Les jeux donnent des habitudes, créent des réflexes. Ils font attendre un certain type de réactions et invitent par conséquent à considérer les réactions opposées comme brutales ou comme sournoises, comme provocantes ou comme déloyales. Le contraste des jeux préférés chez des peuples voisins ne fournit certes pas la manière la plus sûre de déterminer lés origines d'une mésentente psychologique, mais il peut, après coup, en apporter une illustration frappante. Pour prendre un exemple, il n'est pas indifférent que le sport anglo-saxon par excellence soit le golf ; c'est-à-dire un jeu où chacun, à tout moment, a le loisir de tricher à son gré et comme il l'entend, mais où le jeu perd strictement tout intérêt à partir du moment où l'on triche. On peut ensuite n'être pas surpris d'une corrélation, dans les memes pays, avec la conduite du contribuable à l'égard du fisc, du citoyen à l'égard de l'Etat. (...] Toutefois, il est clair que des diagnostics de cette espèce demeurent infiniment délicats. Il convient de recouper sévèrement, à partir d'autres données, ceux qui paraissent les plus évidents. Généralement d'ailleurs, la multitude et la variété des jeux simultanément en faveur dans une même culture leur enlèvent à l'avance toute signification. Enfin, il arrive que le jeu apporte une compensation sans portée, une issue plaisante et fictive aux tendances délictueuses que la loi ou l'opinion réprouve et condamne. Par contraste avec les marionnettes à fils, volontiers féeriques et gracieuses, les guignols à main incarnent d'ordinaire des personnages lourds et cyniques, inclinant au grotesque et à l'immoralité, sinon au sacrilège. Ainsi pour l'histoire traditionnelle de Punch et Judy. Punch assassine sa femme et son fils, refuse l'aumône à un mendiant qu'il rosse, commet toutes sortes de crimes, tue la mort et le diable et, pour finir, pend à sa propre potence le bourreau qui vient le châtier. Assurément, on aurait tort de distinguer en cette charge systématique une image de l'idéal du public britannique, qui applaudit tant de sinistres exploits. Il ne les approuve nullement, mais sa joie bruyante et inoffensive le détend : acclamer le pantin scandaleux et triomphant le venge à peu de frais de mille contraintes et prohibitions que la morale lui impose dans la réalité. Expression ou exutoire des valeurs collectives, les jeux apparaissent nécessairement liés au style et à la vocation des différentes cultures. R. CAILLOIS, Les Jeux et les Hommes. ...»
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