PROUST: J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller
Publié le 19/12/2021
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«
J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui,
pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance.
Je frottais une
allumette pour regarder ma montre.
Bientôt minuit.
C'est l'instant où le malade,
qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu,
réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour.
Quel bonheur c'est déjà le matin! Dans un moment les domestiques seront
levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours.
L'espérance d'être soulagé
lui donne du courage pour souffrir.
Justement il a cru entendre des pas; les pas
se rapprochent, puis s'éloignent.
Et la raie de jour qui était sous sa porte a
disparu.
C'est minuit; on vient d'éteindre le gaz; le dernier domestique est parti
et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.
Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts réveils d'un instant,
le temps d'entendre les craquements organiques des boiseries, d'ouvrir les yeux
pour fixer le kaléidoscope de l'obscurité, de goûter grâce à une lueur
momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la
chambre, le tout dont je n'étais qu'une petite partie et à l'insensibilité duquel je
retournais vite m'unir.
PROUST
Le moment où l'on glisse progressivement vers le sommeil peut paraître un moment vide
où la sensibilité et la durée s'abolissent.
Mais, pour Marcel Proust, dans l'entreprise
romanesque d'A la recherche du temps perdu, aucun instant ne doit rester vide.
Ainsi,
dans la première page de Du côté de chez Swann, le narrateur décrit la minute où il
s'endort progressivement comme un fragment du temps, riche de sensations et de
sentiments que la mémoire recompose.
La durée n'est plus alors seulement celle que
mesurent les montres et les horloges.
C'est une durée subjective et singulière qui mêle la
réalité et le rêve.
L'écriture permet précisément de recueillir et de rassembler, comme
dans un kaléidoscope, toutes les dimensions du temps vécu.
Dès la première phrase, le récit épouse le mouvement des sensations que ressuscite le
souvenir du narrateur II se revoit dans la chambre où il cherchait jadis le sommeil.
À des
sensations tactiles (« les belles joues de l'oreiller » (l.
1), « pleines et fraîches » (l.
2)),
se mêlent des impressions visuelles (l'allumette frottée dans la nuit) et auditives.
Ces
dernières sont d'ailleurs suggérées autant par les sons que par le sens des mots
(allitération des consonnes occlusives gutturales et dentales : « craquements organiques
des boiseries » (l.
15-16), « kaléidoscope de l'obscurité » (l.16)).
À cette première gamme de sensations, le narrateur associe celles qu'éprouve « le
malade qui a été obligé de partir en voyage » (l.4) : il s'agit encore de sensations de
lumière (« sous la porte une raie de jour », l.
6), et de bruit (« il a cru entendre des pas
», l.
9), qui se fondent peu à peu dans le silence (« le dernier domestique est parti », l.
11-12) et l'obscurité (« on vient d'éteindre le gaz », l.
11) de la nuit.
Impressions
fugitives, changeantes, auxquelles le narrateur attache une importance décisive.
C'est en
effet par leur intermédiaire que la mémoire peut ressusciter les sentiments éprouvés
autrefois, à l'heure où il retrouvait la solitude de sa chambre.
Ces sentiments naissent
précisément des sensations dont le retour dans la conscience crée un choc affectif et
déclenche une série d'associations.
Ainsi, la fraîcheur de l'oreiller est ressentie « tendrement » et évoque irrésistiblement
l'enfance.
Ce glissement est permis par une double métaphore : à ses propres joues, le
narrateur associe « les belles joues de l'oreiller » (l.
1), puis « les joues de notre enfance
» (l.
2).
La sensation retrouvée grâce à un objet (l'oreiller d'hier et d'aujourd'hui)
favorise la remontée vers le monde heureux de l'enfance et les joues « tendrement »
recherchées sont sans doute celles de la mère à laquelle le narrateur de La recherche
voue une véritable adoration..
»
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