Pierre-Aimé Touchard écrivait dans une étude récente sur Molière : « l'auteur dramatique n'est auteur que parce qu'il est lui-même le théâtre d'un incessant conflit qu'il ne peut ni résoudre ni dépasser, et dont il essaye de se délivrer en l'objectivant, en le dépliant sous nos yeux. » Vous examinerez quelques exemples pour expliquer et au besoin discuter cette assertion.
Publié le 09/12/2021
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Si Philinte était, comme on l'a dit, « le sage de la pièce », et Alceste la victime jetée en pâture aux rires du parterre, comment expliquerait-on que quelques-uns des accents humains les plus graves de notre théâtre aient été précisément placés dans la bouche d'Alceste ? « Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre Le fond de notre coeur dans nos discours se montre... Tant pis pour qui rirait J'ai tort, ou j'ai raison»... Molière aurait-il été sublime malgré lui ? Il est plus simple de penser qu'il portait en lui un Philinte et un Alceste, c'est-à-dire un courtisan accommodant, ami des bonnes compagnies et de leurs plaisirs, et un honnête homme écoeuré des bassesses et des frivolités qu'il côtoyait, et plus amèrement de celles auxquelles il avait pu lui-même prendre part. Comment, s'il avait été tout Philinte, comprendrait-on la hardiesse de sa peinture, et s'il avait été tout Alceste, sa réussite à la Cour, la fantaisie et la grâce qui éclairent souvent son théâtre, et cette gaîté qui, quoi qu'en dise Musset, n'est pas toujours triste ? Ainsi pouvons-nous voir, à travers le dialogue d'Alceste et de Philinte, se « déplier sous nos yeux » et s'« objectiver » le double visage de Molière. De même on pourra penser, devant le tête-à-tête de Don Juan et de Sganarelle, devant celui de Mercure et de Sosie, ou encore ceux des époux Jourdain, que Molière « se délivre », par le grossissement et la poésie dramatiques, d'un conflit insoluble. Bourgeois, assez proche du peuple par ses origines, il est entré dans l'orbite des Grands. Il connaît les « valeurs » selon lesquelles on vit et on pense dans ces deux mondes ; elles ont dans son coeur des attaches vivaces, quoiqu'il en voie fort bien l'envers ridicule ou redoutable : d'un côté, la bonne volonté, le respect, le dévouement, la prudence; de l'autre l'élégance, la désinvolture, l'art de jouir et l'art de plaire.
«
INTRODUCTIONII n'est pas rare que la critique d'aujourd'hui s'inspire de la psychanalyse pour éclaircir le mystère de la création artistique et littéraire.Aussi peut-on lire sans surprise, dans une étude sur Molière, cette affirmation de M.
P.-A.
Touchard : « L'auteur dramatique n'est auteurdramatique que parce qu'il est lui-même le théâtre d'un incessant conflit qu'il ne peut ni résoudre ni dépasser, et dont il essaye de sedélivrer en l'objectivant, en le dépliant sous nos yeux ».
Sans surprise peut-être, mais non sans réaction : que penser en effet de cetour si dogmatique et si exclusif : « ...
n'est auteur dramatique que parce que...
» ? Ainsi se posent deux questions, qu'il conviendrad'éclairer par des exemples.
Les conflits subconscients peuvent-ils être une source de l'inspiration dramatique ? En sont-ils la seulesource ?
I.
LES CONFLITS SUBCONSCIENTS DE L'AUTEUR S'EXTÉRIORISENT PAR L'AFFRONTEMENT DE SES PERSONNAGES
Beaucoup d'oeuvres dramatiques portent en effet la marque d'oppositions latentes.Le Misanthrope en est peut-être l'exemple le plus clair.
Si Philinte était, comme on l'a dit, « le sage de la pièce », et Alceste la victimejetée en pâture aux rires du parterre, comment expliquerait-on que quelques-uns des accents humains les plus graves de notre théâtreaient été précisément placés dans la bouche d'Alceste ?
« Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre Le fond de notre coeur dans nos discours se montre...
Tant pis pour qui riraitJ'ai tort, ou j'ai raison»...
Molière aurait-il été sublime malgré lui ? Il est plus simple de penser qu'il portait en lui un Philinte et un Alceste, c'est-à-dire uncourtisan accommodant, ami des bonnes compagnies et de leurs plaisirs, et un honnête homme écoeuré des bassesses et des frivolitésqu'il côtoyait, et plus amèrement de celles auxquelles il avait pu lui-même prendre part.
Comment, s'il avait été tout Philinte,comprendrait-on la hardiesse de sa peinture, et s'il avait été tout Alceste, sa réussite à la Cour, la fantaisie et la grâce qui éclairentsouvent son théâtre, et cette gaîté qui, quoi qu'en dise Musset, n'est pas toujours triste ? Ainsi pouvons-nous voir, à travers le dialogued'Alceste et de Philinte, se « déplier sous nos yeux » et s'« objectiver » le double visage de Molière.De même on pourra penser, devant le tête-à-tête de Don Juan et de Sganarelle, devant celui de Mercure et de Sosie, ou encore ceuxdes époux Jourdain, que Molière « se délivre », par le grossissement et la poésie dramatiques, d'un conflit insoluble.
Bourgeois, assezproche du peuple par ses origines, il est entré dans l'orbite des Grands.
Il connaît les « valeurs » selon lesquelles on vit et on pensedans ces deux mondes ; elles ont dans son coeur des attaches vivaces, quoiqu'il en voie fort bien l'envers ridicule ou redoutable : d'uncôté, la bonne volonté, le respect, le dévouement, la prudence; de l'autre l'élégance, la désinvolture, l'art de jouir et l'art de plaire.
Ilfait en quelque sorte exploser ce mélange à distance pour ne plus sentir en lui-même ce qu'il a d'instable et de troublant.
Le théâtre de Musset ressemble sur ce point à celui de Molière.
Presque partout on y retrouve face à face les deux personnages queMusset portait douloureusement en lui : d'un côté, l'être intact, au coeur pur, dont il a la nostalgie ; de l'autre, l'être flétri, sceptique,lâche ou superficiel, qu'il craint d'être devenu sous l'effet de la débauche.
Ce conflit se « déplie » dans une série de figurés contrastées: le timide Coelio et le roué Octave dans les Caprices de Marianne ; Lorenzaccio usé et avili et Philippe Strozzi, vieillard au coeurjuvénile ; Cécile et Valentin dans Il ne faut jurer de rien.
Le théâtre de notre temps offre des antithèses comparables.
Anouilh semble aussi impuissant à trancher entre l'intransigeance de laconscience et la sagesse moyenne nécessaire à la vie commune, que Montherlant entre sa hantise de la « qualité » et l'appétit naturelqui le porte au bonheur.
Le théâtre claudélien, en face des âmes avides de Dieu, pose des êtres cyniques ou rapaces, Mara, Amalric,Camille, Turelure ; Claudel a « résolu » son conflit intérieur, mais à condition d'expulser par la voie dramatique cette part de lui-même,âprement terrienne et païenne, qui pourrait résister encore.Il y a là une source féconde d'inspiration théâtrale : un auteur qui se délivre trouve mieux qu'un autre, dans l'amertume,l'enthousiasme, la colère ou la tendresse, les accents justes et profonds qui « vont chercher le coeur ».
Un auteur qui « déplie sescontradictions » dans des personnages opposés sauvera, mieux qu'un autre, ses pièces du lyrisme intempérant ou du schématismerigide de l'oeuvre « à thèse ».
II.
L'INSPIRATION DRAMATIQUE NAIT AUSSI D'AUTRES CONFLITS
Est-ce à dire qu'on pourra retrouver à la source de toute pièce un conflit ainsi objectivé ? Les choses ne sont peut-être pas aussisimples.Notons d'abord que les conflits les plus profonds qui s'expriment dans les oeuvres dramatiques ne sont pas toujours ceux quis'extériorisent par des affrontements de personnages opposés.
Auguste, Phèdre, Hamlet, les amoureux de Marivaux, les deux héros duSoulier de Satin sont en lutte contre eux-mêmes bien plus profondément que contre tel ou tel antagoniste.D'autre part, bien des pièces sont inspirées d'un conflit parfaitement résolu par l'auteur.
Celui-ci peut fort bien, sans tomber dans lesdéfauts de la pièce à thèse, attaquer des adversaires dont il n'est nullement complice.
Mascarille, Magdelon, Tartuffe, Orgon, Oronte,Philaminte ne représentent à aucun degré Molière : il les a rencontrés sur sa route et les attaque de l'extérieur.
Beaumarchais est dansFigaro, nullement dans Bartholo ou Almaviva.
Sartre est sans doute dans l'Oreste des Mouches, mais il n'est pas dans Jupiter ni dansÉgisthe.Dans d'autres cas, les conflits sont encore plus extérieurs à l'auteur.
Il peut les considérer avec passion et les juger, mais il ne les apas créés pour s'y projeter.
C'est dans la vie, dans l'histoire, ou encore dans les rêves de l'humanité qu'il les a trouvés.
« Géniedramatique, être les autres », écrivait Victor Hugo.
Le monde des tragiques grecs, le monde de Shakespeare, celui de Bertolt Brecht,ne sont pas les créations du subconscient de leurs auteurs : ce qui tente de s'y déployer « sous nos yeux », ce sont, telles qu'a pu lesvoir et les concevoir une certaine civilisation, les misères, les grandeurs, les angoisses et les espérances des hommes.
CONCLUSION
Que toute oeuvre d'art soit marquée, plus et autrement qu'il ne l'a voulu, par le tempérament de son auteur, la critique ne cesse,depuis plus d'un siècle, de le montrer.
Mais si elle ne montrait que cela, elle manquerait à sa tâche.
La grandeur de l'art est moins derévéler le secret de quelques esprits exceptionnels que d'aider les hommes à tourner vers le réel un regard plus clair, plus attentif etplus sensible..
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