Philippe Jaccottet, Beauregard: "Village perdu, presque un hameau, inconnu…"
Publié le 09/12/2021
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1. Un texte descriptif ? Une méditation poétique. • un cadre ou une situation: "Au delà, les montagnes ont bâti un mur, et il y a une porte dans ce mur"; • quelques indications volumétriques : « presque un hameau » ; «quelques maisons seulement » ; • une constatation — qui est plutôt une déduction à partir d'une observation minimale : le village est habité, puisqu'on a vu, dans les maisons, s'allumer des lampes. Donc, un rapide état des lieux. Mais c'est normal, puisque Beauregard est surtout un lieu de passage : «Je ne m'y suis jamais arrêté. » Voir aussi l'allusion finale au voyageur. Encore ce lieu de passage tombe-t-il en déréliction : « plus personne ne passe là » ; on ne fait qu'entr'apercevoir « un instant de loin » une silhouette de « Wanderer » schubertien — de Winterreise, de Wanderers Nachtlied qui se réchauffe à un feu désert.
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1.
Un texte descriptif ? Une méditation poétique.
• un cadre ou une situation: "Au delà, les montagnes ont bâti un mur, et il y a une porte dans ce mur";• quelques indications volumétriques : « presque un hameau » ; «quelques maisons seulement » ;• une constatation — qui est plutôt une déduction à partir d'une observation minimale : le village est habité, puisqu'on avu, dans les maisons, s'allumer des lampes.Donc, un rapide état des lieux.
Mais c'est normal, puisque Beauregard est surtout un lieu de passage : «Je ne m'y suisjamais arrêté.
» Voir aussi l'allusion finale au voyageur.
Encore ce lieu de passage tombe-t-il en déréliction : « pluspersonne ne passe là » ; on ne fait qu'entr'apercevoir « un instant de loin » une silhouette de « Wanderer » schubertien —de Winterreise, de Wanderers Nachtlied qui se réchauffe à un feu désert.
2.
Les habitants ne sont même pas entrevus, mais rêvés (on ne sait rien d'eux : on devine) dans leur aspect physique etleur décor :• visages fatigués, mornes, usés ;• les assiettes sur la table miroitante (les lampes...) — avec, ici, un prolongement « fictionnel » : l'auteur bâtit littéralementun roman en une phrase ; il suppose, il imagine (à partir des probabilités sociales, il est vrai) qu'« on a vendu ou brûlé celleen bois ».
Vendu ou brûlé, deux hypothèses possibles pour une écriture qui ne va pas à son terme, qui se consume surelle-même.
3.
C'est ce recours au rêve qui rend comme organique l'allusion à l'enfance (« une porte qu'un enfant rêve encore d'ouvrir») et à l'univers des contes et légendes (envahisseurs, brigands, ours, loups, fantômes).
Un univers enfantin, qui précède,d'ailleurs, dans l'ordre chronologique du récit, la dénotation de l'enfant ; comme si l'écrivain, se rendant compte de lanature de sa rêverie, identifiait ici la remontée de l'enfance qui parle en lui comme en nous tous, et nommait, désignait,alors ce regard qui se superpose au sien et qui sait deviner l'essentiel : ouvrir, franchir, le village posé — posté — làcomme un veilleur près d'une porte.
Cette vocation, il l'a exercée dans le passé ; « le village garde la porte » ; il l'a gardée,il y a longtemps ».
La différence entre le passé et le présent, c'est que, désormais, il l'exerce à vide (on le sait : il ne passe,il n'y a plus personne).
4.
A l'opposé, la réflexion sur le destin contemporain du village le rend à l'anonymat d'une modernité sans éclat : « la vietempérée d'aujourd'hui, un peu vide ».
Ici, la pensée revêt une portée plus générale, dans laquelle s'inscrit la destinéeparticulière et probable de ces hypothèses d'habitants : C'est la remarque accablante, jugement de valeur qui concernemoins Beauregard que la totalité d'un univers social ; la révolte, la passion cachée, la « violence souterraine » n'y trouventplus d'exutoire qu'univoque et désespéré.Dans le village, cependant, on allume encore les lampes, par habitude, et comme un vague recours : « cela aide ».
5.
Finalement, le seul objet de description est, ici, la lumière et la flamme.
Deux catégories de lumière• les premières lampes : lumière faible, mangée par la nuit.
Cette dernière présente les caractéristiques les plusprégnantes— l'immensité (la forêt et les prairies) ;— la densité de la tonalité froide.
Le vert sombre a une opacité étale (« de l'encre ou presque ») ;— la pénétration.
L'image liquide (l'encre) connote une action sournoise et irréversible d'infiltration : le monde tout autours'imprègne de nuit.• A l'inverse, le coucher de soleil dans la carrière prête à la lumière les qualités qui étaient celles de la nuit :— vastitude (là-bas ; un grand brasier) ;— intensité (flamboie ; un brasier rose ; soleil couchant) ;— force d'imprégnation liquide, opposée et complémentaire à « l'encre » nocturne.
La lumière sourd (comme une source)paradoxalement de la terre elle-même, et elle a pour contenant symbolique un verre : « un verre de lumière à boire, unverre de soleil couchant.
6.
C'est là que se joue le drame (au sens théâtral d'action, de mouvement) de ce village immobile et déserté : dansl'imperceptible écart chronologique entre les deux lumières :• les lampes du village s'allument tandis que la nuit tombe ;• la carrière flamboie une dernière fois avant la nuit.Il y a donc succession exacte, chevauchement, continuité, passage d'une face du monde à l'autre.
Le village continue àcristalliser cette fonction : dans le temps.
On notera d'ailleurs que les images du verre (de lumière, de couchant)reprennent celles des maisons avec leur couvert mis (les assiettes sur la table, précisément miroitante).
La superpositiondu temps et de l'espace rend au village une nécessité littéralement cosmique : c'est ici que, sous le regard, « deux mondesse lient [...] l'un à l'autre, se relaient [...] mutuellement ».
Ce n'est plus, comme chez Hugo, le combat du jour et de la nuit,mais leur jonction immémoriale.
7.
Ainsi, la méditation, commencée avec le présent (l'arrivée hoc et nunc : Beauregard dans la Drôme, lorsque les lampess'allument), se boucle sur le présent (« quand la nuit comme aujourd'hui tombe ».
Sa mélancolie démultipliée (il n'y a pluspersonne autour du feu ; celui-ci ne réchauffe qu'un instant et de loin — et seulement le passant, le voyageur à lasilhouette incertaine) nous ramène néanmoins à une métaphore conviviale : le crépuscule dans la carrière devient (ou re-devient) feu de camp, décor pour une veillée désertée, mais dont les protagonistes réels (le jour et la nuit ; le mur de lamontagne et son « au-delà » participent d'un tout autre enjeu.
Effectivement, le village garde toujours la porte.
Moins pourdes visiteurs transitoires que pour les figures essentielles de la transition.
Au départ, hameau « inconnu », « insignifiant »,il a trouvé sa signification : celle d'un lieu paradigmatique de la cohérence du monde.
On peut réinterpréter ainsi l'image de« l'entaille » qui qualifiait la carrière.
Moins une blessure qu'une fissure dans l'écorce du monde, qui communiqueéternellement avec l'autre côté.
Ouvrir, franchir (le rêve de l'enfant), voir au-delà du mur : on trouverait dans le Nosferatude Murnau une réponse à la question du narrateur/enfant « Plus personne ne passe par là [..] même plus de fantômes ?».
Or, « dès qu'ils eurent franchi le pont, les fantômes vinrent à leur rencontre »..
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