Philippe JACCOTTET: Beauregard
Publié le 19/12/2021
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«
Philippe JACCOTTET Beauregard
Village perdu, presque un hameau, inconnu (mais il s'agissait bien de
Beauregard, dans la Drôme), insignifiant, du moins pour qui n'y vit pas : je ne
m'y suis jamais arrêté.
Quelques maisons seulement, mais habitées, puisqu'on a
vu s'y allumer les premières lampes ; et on ne sait rien de ce qu'elles éclairent,
mais on ne le devine que trop aisément : les visages fatigués ou mornes, les
mains usées, les assiettes sur la table miroitante (on a vendu ou brûlé celle en
bois), la vie tempérée d'aujourd'hui, un peu vide, à moins qu'elle ne dissimule
une violence souterraine, qui explosera plutôt en désespoir qu'en éclats de joie.
Toutefois, on allume les lampes et cela aide, tandis que le vert des prairies et
des forêts devient comme de l'encre ou presque, s'imprègne de nuit ; et qu'à
l'inverse, une dernière fois avant la nuit, flamboie l'entaille de la carrière, à
croire qu'on aurait allumé là-bas un grand brasier rosé qui semble sourdre de la
terre elle-même — et c'est aussi comme un verre de lumière à boire, un verre de
soleil couchant.
(Ainsi deux mondes se lient-ils l'un à l'autre, se relaient-ils
mutuellement.) Au-delà, les montagnes ont bâti un mur, et il y a longtemps).
Plus personne ne passe là : du moins, plus d'envahisseurs, de brigands, plus
d'ours ni de loups par grand froid; même plus de fantômes? Mais c'est resté une
porte qu'un enfant rêve encore d'ouvrir, de franchir, justement peut-être quand
la nuit comme aujourd'hui tombe, et quand s'allume la carrière, le feu autour
duquel il n'y a plus personne, et qui ne réchauffe un instant, de loin, que le
voyageur.
Beauregard est un village « insignifiant ».
Il n'aurait donc rien à dire et, ne faisant aucun
signe, ne devrait pas arrêter l'autre regard, celui du voyageur qui passe.
Pourtant le
poète (Philippe Jaccottet) l'a aperçu « par hasard à la fin d'un voyage d'hiver », « à
l'entrée d'un défilé montagneux », à l'heure où le soir tombe et où les premières lampes
s'allument.
Ce village perdu, presque mort, lui inspire une réflexion sur la dualité de ce
monde pris entre le passé et le présent, l'ombre et la lumière.
Grâce au regard du
voyageur-poète, Beauregard va peu à peu retrouver et libérer son mystère et sa poésie.
Le texte s'ouvre sur une définition.
Beauregard : « Village perdu...
» Mais ces premiers
mots, au lieu de décrire une présence, évoquent une absence.
Beauregard est défini par
tout ce qu'il n'est pas.
C'est un lieu en négatif (inconnu, insignifiant, l.
1, 2) et tes
négations se multiplient : « je ne m'y suis jamais arrêté » (l.
3), « on ne sait rien » (l.
4-
5), « Plus personne ne passe là » (l.
19), « il n'y a plus personne » (l.
24).
Beauregard
semble s'effacer à mesure que le texte le décrit comme un désert aride où rien ou
presque ne peut pousser.
En effet, à Beauregard, ce qui existe est rare : « Quelques
maisons seulement » (1.
3), « presque un hameau » (l.
1).
Cette pauvreté du lieu est soulignée par le dénuement de la phrase elle-même, la
première du texte, phrase fragmentée en groupes réduits.
Phrase nominale qui se
présente comme une suite de notations laconiques sur le carnet du voyageur.
Beauregard, village comme les autres en apparence, habité « puisqu'on a vu s'y allumer
les premières lampes » (l.
4) mais dont on ne voit pas les habitants.
On ne fait que les
deviner (« mais on ne le devine que trop aisément », l.
5-6).
Cette dernière notation
suggère la distance initiale entre le voyageur et ce village dont il craint presque de
découvrir la vie parce qu'il la sait par avance triste (« les visages fatigués ou mornes », l.
6), à la fois vieillie (« les mains usées », l.
6), banale (« les assiettes sur la table », L 6-
7) et gâchée par un faux luxe « moderne » (« la table miroitante » en formica a
remplacé « celle en bois » (l.
7) vendue ou brûlée).
Rentrant dans le cycle de l'échange
(« vendu »), Beauregard a perdu son passé, vendu son âme, abandonné ses traditions
de gardienne du défilé parce qu'aujourd'hui il n'y a « plus d'envahisseurs, de brigands,
plus d'ours ni de loups par grand froid » (l.
19-20).
Beauregard n'a plus sa vie
mouvementée d'autrefois.
Le texte résume cette blessure ouverte par laquelle le passé
s'est échappé en une formule : « la vie tempérée d'aujourd'hui » (l.
7-8), et un jeu.
»
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