Peut-on être trop raisonnable ?
Publié le 15/05/2020
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«
[Introduction]
La concept de « raison » désigne chez l'homme deux qualités qui sont propres à sa condition : penser avec logique et discernement, et bien agir.
Lapremière qualité est celle de la faculté de raisonner, d'exercer son jugement avec rationalité, la seconde renvoie à la faculté d'être raisonnable.
Êtreraisonnable, c'est agir avec mesure, prudence et finalement sagesse.
L'éducation nous enseigne que nous ne sommes jamais assez raisonnables.
Il paraîtdonc surprenant de voir dans un usage excessif de la raison un risque et peut-être même un danger.
Autrement dit, si la raison est nécessaire à lasociabilisation de l'homme, faut-il que l'homme s'en méfie ? Privilégier excessivement la raison, est-ce nuire à l'équilibre de la nature humaine qui trouveson juste milieu entre la raison et l'affection, et risquer d'abîmer l'union de l'âme et du corps ?
[I.
On n'est jamais assez raisonnable]
La raison est le propre de l'homme.
Elle lui appartient en propre et même le définit.
Seul l'homme est donc capable d'être raisonnable.
La raison représentepour lui un privilège, une chance qui le distingue de l'animal qui, quant à lui, ne sait qu'être instinctif et irréfléchi.
Parce qu'elle appartient à l'humanité toutentière, la raison appartient à chaque homme en particulier.
Le philosophe Descartes explicite cette universalité de la raison en l'associant au bon sens : «Distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce que l'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égal en tous les hommes.
» Tous leshommes sont donc susceptibles d'être également raisonnables.
Pourtant certains paraissent plus raisonnables que d'autres.
Qu'est-ce à dire ? On qualifiehabituellement de raisonnable, une attitude sage qui permet d'agir avec justice grâce à une rectitude morale.
Le « raisonnable » renvoie donc à tout ce quiest de l'ordre de l'action, de l'agissement, de la conduite.
Léon Brunschvicg disait de l'être raisonnable qu'il est un «homme d'expérience, que l'on sait deconduite prudente et de bon conseil ».
On comprend aisément pourquoi les uns sont susceptibles d'être plus raisonnables que les autres : il s'agit d'unedifférence de degré dans l'échelle de la rectitude morale et de l'action vertueuse.
Mais cette distinction permet-elle de porter un jugement de valeur au pointd'accuser certains d'être « trop raisonnables » ?La raison, parce qu'elle permet d'être raisonnable, est un outil, un instrument qui permet de concourir au progrès de l'esprit humain et de la vertu humaine.Ainsi est-il reconnu dans la tradition antique que la raison permet à l'homme de lutter contre ses passions.
L'homme, parce qu'il a un corps, est un être dedésirs.
Autrement dit, l'homme est souvent porté vers l'inclination, la tentation, la convoitise, le fantasme.
S'il ne veut pas sombrer dans la débauche nis'abîmer dans la déchéance, il doit convoquer la rigueur et l'austérité de sa raison afin de rejoindre le chemin de la vertu.
Être raisonnable revient finalementà « marcher droit sur les chemins sinueux » (cf.
la Bible).
L'usage de la raison est donc le garant d'une conduite raisonnable.
On comprend que, loin d'êtretrop raisonnable, l'homme doit sans cesse remettre son ouvrage sur le métier et travailler à la maîtrise de lui-même puisque tel est l'essentiel d'uneconduite raisonnable.
Dans son Traité des passions de l'âme, Descartes analyse la mécanique des passions qui conduisent l'homme à une dépendance et àune aliénation.
Devenir raisonnable, c'est user de sa volonté, c'est convoquer toutes ses forces, c'est lutter contre les désirs et c'est souffrir pour êtresage.
Ainsi, Montaigne voyait dans la maîtrise de soi la source de la sagesse et plus encore de la liberté : «La vraie liberté, c'est de pouvoir toutes chosessur soi ».
Autrement dit, celui qui est raisonnable, c'est celui qui résiste et qui a le courage d'affronter la tentation.
En un mot, être raisonnable, c'est êtrelibre.Enfin, la raison marque la victoire de la pensée sur la violence, le triomphe du dialogue sur la discussion, la primauté de la démocratie sur la tyrannie.
Êtreraisonnable, c'est en effet accorder les différentes raisons entre elles.
Être raisonnable, c'est écouter, accueillir, aimer.
En un mot, le caractère raisonnablede l'individu est indispensable à toute vie en société.
Plus concrètement, il ne peut pas y avoir de politique si chacun n'est pas raisonnable.
La puissance dela raison c'est justement de faire taire la force.
Ce dernier enjeu montre à lui seul que les hommes ne sont jamais trop raisonnables parce qu'ils désirent lapaix et font pourtant la guerre.
[II.
Faut-il se méfier de la raison ?]
Si l'usage de la raison est nécessaire à l'homme pour qu'il puisse maîtriser son animalité, il est cependant important de mesurer les limites de la raison.
Si la raison s'impose comme le seul instrument ouvrant la voie du raisonnable, ne risque-t-elle pas de sombrer elle aussi dans ce qu'elle dénonce au plushaut point : le dogmatisme ? Si la raison s'impose, alors elle devient déraison puisqu'elle a recours à un argument d'autorité ou encore à une démarchetyrannique.
Toute démarche totalitaire de la raison serait déraisonnable.
En ce sens, se fier aveuglément à la raison reviendrait à abandonner son espritcritique, sa vigilance, sa liberté.
La raison n'est pas omnipotente.
Elle n'a pas autorité dans tous les domaines de l'existence.
Freud, le père de lapsychanalyse, évoque à juste titre la dictature de la raison.
Plus généralement la philosophie elle-même analyse les limites de la raison et de ses droits.
Sitout est à ce point raisonnable, que deviennent l'inattendu, le contingent, le désir, la poésie ? Ne se fier qu'à la raison, c'est refuser la sensibilité, c'est êtreintolérant à toute autre forme de pensée.
Nietzsche en conclut que l'on ne doit pas tout soumettre à la raison : « Même l'être le plus raisonnable a de tempsen temps besoin de retrouver la nature, c'est-à-dire le fond illogique de sa relation avec toute chose ».
Pascal, dans ses Pensées, résumait déjà la situation: « Il y a deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison ».Plus encore, être raisonnable c'est croire en la raison au point de sacrifier une part de l'existence à un idéal raisonnable.
Ainsi, Descartes lui-même, rationaliste par excellence, explique dans son oeuvre que le bon usage de la raison ne doit pas rimer avec l'ascétismeet la souffrance de l'étude monacale : « Un honnête homme n'est pas obligé d'avoir lu tous les livres [...] ce serait uneespèce de défaut en son éducation [...] il a beaucoup d'autres choses à faire pendant sa vie ».
Être trop raisonnable,c'est donc sacrifier son existence à l'exercice de sa raison sans pour autant atteindre le bonheur.
Kant, lui aussirationaliste par excellence, en vient à dénoncer une attitude qui consisterait à considérer la raison, non pas comme unmoyen, mais comme une fin.
Cultiver sa raison au point d'en faire son objectif ultime reviendrait à sacrifier son bonheur.Kant en vient à observer « un certain degré de misologie, c'est-à-dire une haine de la raison » chez ceux qui ont «laplus grande expérience de l'usage de la raison, et s'ils sont assez sincères pour l'avouer ».
Mais plus encore, Kant, quilui-même fait un usage rigoureux et régulier de sa raison.
finit par évoquer l'envie que l'on peut ressentir à l'égard deceux « qui n'accordent à leur raison que peu d'empire sur leur conduite ».
Être trop raisonnable serait donc le reprochequ'il serait raisonnable d'adresser à celui qui est trop rationnel.Cette condamnation d'un usage excessif de la raison se prolonge dans la psychanalyse.
Qu'est-ce, en effet, quel'obsessionnalité si ce n'est un caractère atteint par une soumission totale et aveugle à la puissance de la raison ?L'obsessionnel ne supporte pas en effet que l'on soit ni raisonnable ni rationnel.
Le souci de la rigueur, de l'ordonnanceest à ce point excessif qu'ils finissent par faire sombrer l'individu dans la névrose..
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