Océanique (sentiment)
Publié le 12/05/2024
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«
Océanique (sentiment)
1.
Introduction et problème
Océanique est un adjectif, qui qualifie un sentiment ou une illusion.
Ou une expérience
fondamentale.
Le qualifié immédiat, l'océan, suscite un grand nombre d'associations spontanées, comme le
voyage, l'aventure, le dépaysement.
Il s'agit toujours, au fond, de prendre le large.
A ce titre, il est
l’une des figures emblématiques d'une liberté, toujours hasardeuse et risquée, si l’on peut entendre par
liberté l’envers du social ou de la culture, de ses obligations et de ses contraintes, à savoir un espace
dans lequel le désir se reposerait de la loi.
L'image est donc celle d’une extension de notre existence
mondaine, donnée par l'idée de l'horizon, ou plutôt d'un espace alternatif et bienfaisant de notre
condition politique.
Sur le plan symbolique et dans de nombreux récits mythiques et textes mystiques, l'océan apparaît
comme la métaphore de la matrice primordiale, de l’origine, mais aussi, par voie de conséquence, des
profondeurs de l’inconscient (car il est obscur, abyssal, insondable et peuplé de figures monstrueuses).
Dans ce registre-là, il se donne comme image de la relation de l'individuel et de l’inconditionné ou du
Tout : « Sorties de l’Océan, les rivières retournent à l’Océan.
Elles deviennent l’Océan lui-même.
Mais de même que, devenues Océan, elles sont incapables de se souvenir d’avoir été telle ou telle
rivière, de même, toutes les créatures ici-bas, bien qu’elles sortent de l’Etre, ignorent qu’elles sortent
de l’Etre : […] » (Chandogya Upanishad).
Deux perspectives, donc : celle d'une liberté, en elle-même signifiée par l'idée d'une sortie, même
éphémère, de notre condition socio-politique ; celle, métaphysique, d'une relation d'étroite intimité, de
co-substantialité (voire d'identité) entre le Moi et le cosmos entendu comme totalité, à savoir une
pluralité indéfinie d'étants, mais qui serait fondamentalement Unité.
Or, nous voyons ici un premier paradoxe : comment être libre si chacun de nous est une parcelle
du Tout, ou une expression particulière de ce Tout ? Ce paradoxe se formule ainsi : la condition de
partie du Tout risque en effet de faire de l'individualité une apparence ou encore de constituer
l'individualité dans une dépendance ontologique à l'égard du Tout (car nul ne tient son être de soimême).
Ne serait libre, au fond, que ce qui est cause de soi, ce qui est inconditionné.
L'individualité de
la partie n'étant jamais cause d'elle-même (le tout est antérieur à la partie, écrit Aristote, et celle-ci
ignore qu'elle n'est pas cause de soi !), aucun individu ne peut être dit libre, mais déterminé dans son
être par un Etre autre que lui.
La métaphore de l'Océan peut donc être interprétée contradictoirement comme une liberté qui
serait un en dehors de la culture, qui serait un espace de revitalisation ou de rénovation existentielle ;
et, deuxièmement, comme un signifiant métaphysique par lequel l'individualité apparaîtrait comme
affectée d'une ignorance fondamentale quant à sa condition véritable.
Le problème se pose alors comme suit : la métaphore océanique renvoie-t-elle à une expérience
métaphysique réelle, et dans ce cas la liberté doit être pensée dans la perspective d'une analyse de la
notion de Moi dans son rapport au Tout ; ou bien cette métaphore n'est-elle que le nom d'un rêve ou
d'un fantasme, ce qui resitue d'emblée la liberté dans la perspective d'une analyse de la pratique, au
cœur de laquelle le sujet serait pensé comme cause propre de ses actes, ou comme instituteur de fins
dont il lui appartiendrait d'organiser les moyens ? On n'arrive, on le voit, à la notion de liberté que par
la détermination du statut de ce qu'on appelle un sujet.
La question majeure demeurant celle-ci : un
être peut-il être cause de ses actes sans être cause de soi ?
2.
Histoire de l’expression et interprétation freudienne de l'océanique
L'adjectif océanique a une histoire.
Au tournant des années 30, l'écrivain français R.
Rolland
évoque dans une lettre à S.
Freud le sentiment océanique ou, précise-t-il, la sensation, qui serait
« sensation de l’Eternel », « sans bornes perceptibles et comme océanique ».
Il s’agirait pour lui du
« sentiment religieux spontané », non spécifiquement rattaché à une religion instituée.
Ce sentiment serait expérience de la dilatation ou de l’expansion des frontières du Moi.
L’individu
ne serait pas séparable du Tout, comme la vague n’est pas fondamentalement distincte de l’océan.
Raison pour laquelle l'individuation semble indéfinie ou fluctuante en tant que substance ou identité
personnelle, tout en persistant dans son mode propre, mais sans être jamais tout ce qu'elle paraît.
La
délivrance résiderait alors dans la suspension de l'ignorance métaphysique, l’individualité parvenant à
se saisir dans une expérience qui relève davantage du dévoilement que de l'exercice d'une rationalité
logique ; se saisir, donc, comme étant en soi-même le Tout, ou de la nature du Tout.
Pour R.
Rolland,
qui écrivait alors sa somme sur l'Inde mystique, l'océanique se réfère explicitement à la métaphysique
de la non dualité.
Le premier chapitre du Malaise dans la Culture de Freud est consacré à la compréhension de ce
sentiment, face auquel il confesse son propre malaise.
D’abord troublé par l’expérience dont lui fait
part R.
Rolland, Freud soutient qu’il n’a jamais éprouvé quant à lui le moindre sentiment océanique.
Etrange dénégation, puisque le sens de son interprétation le conduit à en faire, au cours du chapitre,
une aspiration très particulière, celle d'un retour à une forme primaire du narcissisme, à savoir à une
forme de jouissance indifférenciée qui correspond à une phase très précoce du développement du sujet,
lorsque le nourrisson n'éprouve pas de différence entre lui-même et l'autre, entre son Moi en gestation
et le monde extérieur.
Freud a donc éprouvé ce sentiment, quoi qu'il en dise.
Ce qui frappe dans
l'interprétation freudienne, c'est l'assimilation de l'océanique à une forme régressive de narcissisme.
Il n'en demeure pas moins qu'il saisit remarquablement l'enjeu du sentiment océanique, qu'il relie
au procès de constitution du sujet.
Comment en effet se développe le Moi, se demande-t-il.
Partant de
l'idée que le sentiment du Moi est instable et non « bien isolé de tout le reste », Freud indique qu'il se
prolonge vers l'intérieur, en « une âme inconsciente », le « ça ».
En revanche, ses frontières sont nettes
s'agissant de l'extérieur, à tout le moins dans un état non pathologique (car l'état amoureux, ou un état
morbide, amène un brouillage des frontières du Moi et de ses objets).
A gros traits, la description
freudienne tend à montrer que le Moi se développe en rejetant de lui toute sensation désagréable,
celle-ci provenant d'un monde extérieur, bien présent face au nourrisson (ou au fœtus développé),
même sous la forme d'une présence très confuse.
La vie psychique étant commandée par le principe de
plaisir-déplaisir, en vertu duquel l'activité psychique doit rechercher le plaisir et éviter le déplaisir, le
Moi en vient à isoler de soi, et à rejeter vers l'extérieur tout déplaisir, ceci contribuant à constituer un
« pur Moi de plaisir1 » (Lust-Ich) auquel s'oppose un monde extérieur menaçant.
Freud écrit : « C'est
donc ainsi que le Moi se détache du monde extérieur.
Plus exactement : à l'origine le Moi contient
tout, […].
» Je note au passage que pour Freud, le Sujet et le moi sont définis fondamentalement
comme affectivité, et non spécifiquement comme conscience, comme représentation, ou comme
volonté.
Le sentiment océanique ne peut donc signifier pour Freud que la condition narcissique originaire,
et sa perpétuation dans la vie de l'adulte, qu'un simple état régressif.
A aucun moment ne lui
apparaissent leurs différences pourtant très claires.
Mis à part l'état de joie que suscite la conscience de
cette co-appartenance du Moi et du Tout, la différence majeure réside dans l'acuité de conscience qui
accompagne la position du monde extérieur.
Contrairement au narcissisme primaire, ce dernier n'est
absolument pas indifférencié ou confus, pas plus que le Moi : chacun des deux termes, dans
l'expérience océanique, se trouve clairement posé, dans une séparation qui n'est pas un dualisme des
substances (le Moi/le Monde), mais une coexistence réelle et j'allais dire que le monde semble alors
constituer le chez-soi, ontologique ou naturel, du sujet.
Le sentiment de liberté qui surgit de l'océanique demeure, pour une rationalité un peu étroite, assez
paradoxale : car c'est en prenant conscience d'une forme de non dualité que le sujet accède à la vérité
de sa condition, et suspend ce qui apparaît du coup comme une réduction : à savoir le sentiment d'être
en face ou en dehors du cosmos.
Sans aller jusqu'aux ultimes thèses des philosophies de la non dualité,
qui sont sotériologiques, il n'en demeure pas moins que l'expérience océanique est on ne peut plus
clairement libératrice, si l'on veut bien se donner la peine de comprendre par là la neutralisation de
formes symboliques (une mise en forme originaire, opérée par une....
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