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Nouvelles romaines d'Alberto Moravia: L'avorton

Publié le 23/05/2020

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« Nouvelles romaines Alberto Moravia L'avorton On ne se voit jamais assez tel que l'on est, et l'on ne sait jamais trop discerner ceux qui nous paraissent inférieurs et ceux qui semblent au-dessus de nous.

Pour moi, j'exagérais la certitude d'être plus mal que tous les autres.

Il est vrai que je ne suis pas né pot de fer, mais plutôt pot de terre.

Seulement je me suis cru de verre, de cristal même, et cela était excessif.

Je me rabaissais.

Souvent je me disais : passons un peu mes qualités en revue.

Donc, force physique : zéro ; je suis petit, contrefait, rachitique, les jambes et les bras comme des cure-dents, une araignée ; intelligence : pas beaucoup au-dessus de zéro puisque, entre tant de métiers, je ne suis pas arrivé plus haut que celui de plongeur dans un hôtel ; beauté : au-dessous de zéro, j'ai une figure longue et jaune, des yeux couleur de chien errant et un grand, gros nez qui paraît fait pour une face du double de la mienne, un nez qui semble vouloir se recourber, mais dont la pointe se retourne comme le museau d'un lézard aux aguets. Autres qualités telles que courage, vivacité, charme personnel, amabilité : mieux vaut ne pas en parler. Bien entendu, avec de telles constatations, je me gardais bien de faire la cour aux femmes.

La seule que j'ai tenté d'aborder, une camériste de l'hôtel, m'avait remis à ma place avec le qualificatif qu'il fallait : avorton ! C'est pourquoi peu à peu je m'étais convaincu que je ne valais rien et que le mieux pour moi était de rester bien tranquille dans mon coin, pour ne porter ombrage à personne. Si vous passez dans les premières heures de l'après-midi dans la rue qui est derrière l'hôtel où je travaille, vous verrez une rangée de fenêtres s'ouvrant à fleur de terre, d'où monte une forte odeur de vaisselle.

En plissant les yeux pour mieux voir dans l'obscurité, vous verrez sur les tables et le marbre de l'évier des piles et des piles d'assiettes montant en tours jusqu'à hauteur du plafond.

Eh bien, c'était là mon coin, le coin de vie que je m'étais choisi pour être oublié d'autrui.

(…). »

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