Nathalie SARRAUTE, Tropismes, X (1939) - Commentaire composé
Publié le 15/05/2020
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• Nathalie SARRAUTE, Tropismes, X (1939) - Commentaire composé
Le texte ci-dessous constitue le dixième récit de Tropismes qui en compte vingt-quatre.
Dans l'après-midi elles sortaient ensemble, menaient la vie des femmes.
Ah! cette vie était extraordinaire ! Ellesallaient dans des « thés », elles mangeaient des gâteaux qu'elles choisissaient délicatement, d'un petit air gourmand: éclairs au chocolat, babas, tartes.Tout autour c'était une volière pépiante, chaude et gaiement éclairéeet ornée.
Elles restaient là, assises, serrées autour de leurs petites tables et parlaient.Il y avait autour d'elles un courant d'excitation, d'animation, une légère inquiétude pleine de joie, le souvenir d'unchoix difficile, dont on doutait encore un peu (se combinerait-il avec l'ensemble bleu et gris ? mais si pourtant, ilserait admirable), la perspective de cette métamorphose, de ce rehaussement subit de leur personnalité, de cetéclat.Elles, elles, elles, elles, toujours elles, voraces, pépiantes et délicates.Leurs visages étaient comme raidis par une sorte de tension intérieure, leurs yeux indifférents glissaient sur l'aspect,sur le masque des choses, le soupesaient un seul instant (était-ce joli ou laid ?), puis le laissaient retomber.
Et lesfards leur donnaient un éclat dur, une fraîcheur sans vie.
Elles allaient dans des thés.
Elles restaient là, assises pendant des heures, pendant que des après-midi entièress'écoulaient.
Elles parlaient : « Il y a entre eux des scènes lamentables, des disputes à propos de rien.
Je dois direque c'est lui que je plains dans tout cela quand même.
Combien ? Mais au moins deux millions.
Et rien que l'héritagede tante Joséphine...
Non...
comment voulez-vous ? Il ne l'épousera pas.
C'est une femme d'intérieur qui lui faut, ilne s'en rend pas compte lui-même.
Mais non, je vous le dis.
C'est une femme d'intérieur qui lui faut...
D'intérieur...D'intérieur...
» On leur avait toujours dit.
Cela, elles l'avaient bien toujours entendu dire, elles le savaient : lessentiments, l'amour, la vie, c'était là leur domaine.
Il leur appartenait.
Éditions de Minuit, 1939-1957
[Introduction]
Nathalie Sarraute est connue pour avoir été l'une des figures marquantes du nouveau roman, courant qui prend del'ampleur dans les années 1950-1960.
Elle contribue à ce mouvement par ses oeuvres littéraires, comme Le Planétarium, aussi bien que par ses écrits théoriques dont le plus connu est L'Ère du soupçon.
Elle refuse notamment les contraintes du récit et la construction psychologique conventionnelle des personnages.
Elle choisit,dans cet extrait de Tropismes, qui constitue le dixième récit du recueil, de faire le portrait de femmes qui vont passer leurs après-midi dans un salon de thé.
Nous étudierons dans un premier temps le caractère vivant 'etdynamique de cette page descriptive, puis nous verrons que [es femmes présentées sont caricaturées et que lepassage devient dès lors une satire de la mondanité.
[I - La représentation vivante d'une scène quotidienne]
Ce texte propose une description précise de l'après-midi de femmes dans un salon de thé.
[A.
La vie quotidienne des femmes]
La page est en effet essentiellement descriptive.
En effet le temps dominant est l'imparfait (« sortaient », l.
1, «menaient », I.
1) et on rencontre dans le texte plusieurs verbes d'état (« étaient »,l.
14, « restaient »,1.
6,1.
18),ainsi qu'un grand nombre d'adjectifs qualificatifs (« éclairée et ornée », l.
5, « voraces, pépiantes et délicates », l.13), caractéristiques du discours descriptif.
Il s'agit de permettre au lecteur de visualiser la scène.
La scène décriteest une scène de la vie quotidienne.
En effet, à part quelques imparfaits duratifs (« restaient », l.
6 et 18), laplupart des imparfaits ont une valeur itérative (« elles mangeaient des gâteaux », l.
3, « Elles parlaient », l.
19) : lesfemmes évoquées ne font pas de ce thé un événement particulier, il s'agit au contraire d'une habitude.
On noted'ailleurs que nul fait important, nul accident ne marque l'après-midi, exclusivement voué à des considérationsinsignifiantes : le choix d'un gâteau, « éclairs au chocolat, babas, tartes » (l.
4), ou d'un vêtement (« secombinerait-il avec l'ensemble bleu et gris ? », l.
10).
La répétition de certaines phrases dans le passage (« Ellesallaient dans des thés », l.
12 et 18, « Elles restaient là, assises », l.
18, « pépiantes », l.
13) suggère d'ailleurs lecaractère immuable de cette habitude féminine, mais aussi l'absence de tout événement susceptible de venirperturber le rituel, qui se déroule invariablement de la même façon.
Enfin, la très grande simplicité du vocabulaire etde la syntaxe souligne le caractère banal de cet après-midi.
Ainsi, le dixième récit de Tropismes est une saynète de la vie courante.
Pourtant, des effets de dynamisme animent cette description.
rumeur : affirmer, c'est prouver (« Mais non, je vous le dis », l.
24-25, « elles l'avaient toujours entendu dire, elles lesavaient »,l.
26-27).
La superficialité des femmes se lit également dans la démesure de leurs réactions.
Elles fontpreuve d'un enthousiasme exagéré, comme le suggèrent les exclamatives, quand il s'agit de boire un théaccompagné de quelques sucreries (« Ah! cette vie était extraordinaire ! Elles allaient dans des « thés », elles.
»
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