Nathalie SARRAUTE, Tropismes, © Éditions de Minuit, 1939: Tropismes est composé de courts textes indépendants qui évoquent des personnages pris sur le vif dans des scènes de la vie quotidienne.
Publié le 19/12/2021
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«
Tropismes est composé de courts textes indépendants qui évoquent des
personnages pris sur le vif dans des scènes de la vie quotidienne.
Dans l'après-midi elles sortaient ensemble, menaient la vie des femmes.
Ah !
cette vie était extraordinaire ! Elles allaient dans des « thés »1, elles
mangeaient des gâteaux qu'elles choisissaient délicatement, d'un petit air
gourmand : éclairs au chocolat, babas et tartes.
Tout autour c'était une volière
pépiante, chaude et gaiement éclairée et ornée.
Elles restaient là, assises,
serrées autour de leurs petites tables et parlaient.
Il y avait autour d'elles un
courant d'excitation, d'animation, une légère inquiétude pleine de joie, le
souvenir d'un choix difficile, dont on doutait encore un peu (se combinerait-il
avec l'ensemble bleu et gris? mais si pourtant, il serait admirable), la
perspective de cette métamorphose, de ce rehaussement subit de leur
personnalité2, de cet éclat.
Elles, elles, elles, elles, toujours elles, voraces, pépiantes et délicates.
Leurs
visages étaient comme raidis par une sorte de tension intérieure, leurs yeux
indifférents glissaient sur l'aspect, sur le masque des choses, le soupesaient un
seul instant (était-ce joli ou laid ?), puis le laissaient retomber.
Et les fards leur
donnaient un éclat dur, une fraîcheur sans vie.
Elles allaient dans des thés.
Elles
restaient là, assises pendant des heures, pendant que des après-midi entières
s'écoulaient.
Nathalie SARRAUTE, Tropismes, © Éditions de Minuit, 1939.
1.
Des « thés » : des salons de thé.
2.
Rehaussement subit de leur personnalité : cette expression signifie qu'elles
se sentent plus importantes.
[Introduction]
La peinture faite par Flaubert d'Emma Bovary à sa fenêtre est restée célèbre : c'est le
symbole même de l'oisiveté et de l'ennui d'une petite-bourgeoise du XIXE siècle, qui
tente de meubler le vide de son existence en regardant les passants d'Yonville.
Serait-ce
une forme contemporaine du bovarysme que Nathalie Sarraute dénonce dans le dixième
des vingt-quatre textes formant le volume Tropismes ? À travers une scène de la vie
mondaine la narratrice se livre à une satire acerbe des femmes qui passent leurs après-
midi dans les salons de thé.
[I.
Une scène de la vie mondaine]
[1.
La présentation des personnages]
Les personnages de cet extrait ne sont pas individualisés, car la nar-ratrice ne leur donne
pas de nom.
Elle utilise presque exclusivement le pronom « elles » pour les désigner, du
début du passage (« elles sortaient ensemble ») à la fin (« elles restaient là »).
Une seule
fois, dans le paragraphe central, ce pronom fait place à un « on », qui est tout aussi
vague : « dont on doutait encore ».
Mais ce « elles » ne désigne que les femmes dont la
narratrice décrit les activités et les attitudes, sans que le lecteur sache si ce pluriel
s'applique à deux personnes ou davantage et quels liens les unissent : une mère et sa
fille ou deux amies ? Contrairement à ces femmes, qu'on n'ose appeler des
protagonistes, les autres femmes du salon de thé n'ont même pas droit au pronom
personnel : ce sont des singuliers collectifs qui les désignent, sous une forme soit
métaphorique (« une volière »), soit simplement imagée (« un courant d'excitation »).
Pour dissiper quelque peu cet anonymat dans lequel la narratrice maintient ses
personnages, le lecteur est réduit à des conjectures : il peut déduire, par exemple, de la
précision donnée à la fin de la première phrase (« menaient la vie des femmes ») que les
personnages principaux sont de jeunes mariées ou encore des jeunes filles qui viennent
d'adopter le mode de vie de leurs aînées..
»
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