MOLIÈRE (1622-1673) - Jean-Baptiste POQUELIN, dit.
Publié le 09/12/2021
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S'il fallait, cédant à la manie classificatoire, élire l'auteur du siècle, on ne pourrait que désigner Molière, ratifiant le choix perspicace qu'on prête à Boileau. Au siècle du théâtre, il est tout le théâtre, acteur, directeur de troupe, auteur. Sa profession, comme ses idées d'épicurien sceptique, en creusant la distance entre lui et la société, lui donne sur le monde le libre regard critique du spectateur. Son oeil n'a plus qu'à alimenter son théâtre, il réfléchit tout ce qu'il voit et le projette sur la scène. « Toutes nos vacations sont farcesques » disait Montaigne. Molière le prend au pied de la lettre, mais il est plus facile de le dire que de le montrer. Molière dérive d'abord en un long apprentissage hors des sentiers battus. Transfuge d'une bourgeoisie riche et obscure, il se mêle aux histrions, qui vivent entre le mépris et l'adulation. Cet éclatant coup de dés, où il décide de gagner sa vie en la jouant, dans tous les sens du terme, marque ses débuts dans la mise en scène. Il commence par perdre. Chassé de Paris par l'échec, il effectue sans s'y engloutir mais en s'y éprouvant, une longue traversée du désert provincial (1645-1658). Le sort lui accorda enfin quinze années, de 1658 à 1673, pour tout dire en une trentaine de pièces quinze années de harcèlement entre les vindictes des puissants et les exigences du royal client, à qui il faut fournir toujours plus de divertissements, en échange de la liberté qu'a le fou du roi de tout dire. Car Molière vit, dans la fébrilité, les années folles de la royauté : protégé d'abord par le frère du roi, il participe à Vaux aux fêtes données par Fouquet en l'honneur de Louis XIV. Lorsque le roi recueille les dépouilles des « acquisitions insolentes » du surintendant, il prend Molière sous sa protection. Celui-ci crée, de 1665 à 1671, quatorze spectacles pour le roi, à Versailles, à Saint-Germain, au Louvre, aux Tuileries, à Chambord. La plupart sont des comédies-ballets dont Lulli fait la musique. L'intrigant musicien réussit, en 1672, à supplanter Molière dans la faveur royale et fait éliminer la comédie au profit de l'opéra. Parallèlement, dans la salle du Palais-Royal, Molière crée ses grandes comédies. L'ensemble de son oeuvre fournit les thèmes remarquables d'une « anthropologie structurale » de la « comédie humaine ». Sous le rire on entend tous les grincements de la machine sociale.
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MOLIÈRE (1622-1673) - Jean-Baptiste POQUELIN, dit.
S'il fallait, cédant à la manie classificatoire, élire l'auteur du siècle, on ne pourrait que désigner Molière, ratifiant le choix perspicace qu'onprête à Boileau.
Au siècle du théâtre, il est tout le théâtre, acteur, directeur de troupe, auteur.
Sa profession, comme ses idées d'épicuriensceptique, en creusant la distance entre lui et la société, lui donne sur le monde le libre regard critique du spectateur.
Son oeil n'a plusqu'à alimenter son théâtre, il réfléchit tout ce qu'il voit et le projette sur la scène.
« Toutes nos vacations sont farcesques » disaitMontaigne.
Molière le prend au pied de la lettre, mais il est plus facile de le dire que de le montrer.
Molière dérive d'abord en un longapprentissage hors des sentiers battus.
Transfuge d'une bourgeoisie riche et obscure, il se mêle aux histrions, qui vivent entre le mépriset l'adulation.
Cet éclatant coup de dés, où il décide de gagner sa vie en la jouant, dans tous les sens du terme, marque ses débuts dansla mise en scène.
Il commence par perdre.
Chassé de Paris par l'échec, il effectue sans s'y engloutir mais en s'y éprouvant, une longuetraversée du désert provincial (1645-1658).
Le sort lui accorda enfin quinze années, de 1658 à 1673, pour tout dire en une trentaine de pièces quinze années de harcèlement entreles vindictes des puissants et les exigences du royal client, à qui il faut fournir toujours plus de divertissements, en échange de la libertéqu'a le fou du roi de tout dire.
Car Molière vit, dans la fébrilité, les années folles de la royauté : protégé d'abord par le frère du roi, ilparticipe à Vaux aux fêtes données par Fouquet en l'honneur de Louis XIV.
Lorsque le roi recueille les dépouilles des « acquisitionsinsolentes » du surintendant, il prend Molière sous sa protection.
Celui-ci crée, de 1665 à 1671, quatorze spectacles pour le roi, àVersailles, à Saint-Germain, au Louvre, aux Tuileries, à Chambord.
La plupart sont des comédies-ballets dont Lulli fait la musique.L'intrigant musicien réussit, en 1672, à supplanter Molière dans la faveur royale et fait éliminer la comédie au profit de l'opéra. Parallèlement, dans la salle du Palais-Royal, Molière crée ses grandes comédies.
L'ensemble de son oeuvre fournit les thèmesremarquables d'une « anthropologie structurale » de la « comédie humaine ».
Sous le rire on entend tous les grincements de la machinesociale.« Voulez-vous que je vous lise un chapitre d'Aristote, où il prouve que toutes les parties de l'univers ne subsistent que par l'accord qui estentre elles ? », dit le Docteur de la première farce écrite par Molière, l'Étourdi (1654).
C'est évidemment une antiphrase car toutfonctionne, en réalité, par désaccord.
Le premier, le plus fondamental, est celui du couple, effrayant champ de bataille des privilègesmasculins et de la malice féminine.
Le thème court tout au long du théâtre de Molière, mais, sous sa forme aiguë du cocuage et de lajalousie, c'est le sujet d'un canevas de farce : la Jalousie du barbouillé, le premier texte attribué à Molière, qui sera repris dans GeorgeDandin (1668).
Le Dépit amoureux (1656), Sganarelle (1660), Don Garcie de Navarre (1661), l'École des maris (1661), et Le Misanthrope(1666) offrent toute la gamme des variations sur la mésentente, qu'elle soit un jeu galant, un violent affrontement de farce ou un radicalmalentendu.
Molière doit aux femmes son premier succès avec les Précieuses ridicules, réédité dans la Comtesse d'Escarbagnas, sonsuccès le plus éclatant avec l'École des femmes (1662) et le plus durable avec les Femmes savantes (1672).
Il saisit avec acuité leursfuites et leurs ruses pour esquiver le rôle qui leur est dévolu et dont, au grand dam de l'ordre, elles ne se satisfont pas.Le héros par excellence de Molière, son rôle dans chacune de ses pièces, est le barbon, représentant dérisoire et bafoué de l'autoritéprimitive du patriarche aux prises avec les conflits de l'alliance, de la filiation et de la domesticité, avec la révolte des femmes, des fils etdes valets.
Molière, qui jouait les valets dans ses premières farces et jusqu'aux Précieuses ridicules, prend le rôle du barbon dans le Dépitamoureux (1656) ; il a alors trente-cinq ans, et ne le quitte plus.
En mettant son barbon aux prises avec l'argent dans l'Avare et lesprétentions nobiliaires dans le Bourgeois gentilhomme (1670) et Monsieur de Pourceaugnac (1669), Molière montre les frustrations de labourgeoisie dans leurs extrémités : celles qu'elle s'impose pour réaliser l'accumulation de puissance du capital, celles qu'elle subit quandelle s'épuise à singer la classe dirigeante.
Est-ce un hasard si, dans l'optique du XVIIe siècle, l'homme de l'avenir passe vraiment pour unfou, tandis que celui qui rêve d'imiter le passé est regardé avec condescendance comme un doux imbécile ?C'est dans la mise en perspective des pouvoirs idéologiques que Molière rencontre les puissances massives et anonymes quis'acharneront contre lui.
Ce ne sont pas les banquiers mais les médecins qui protesteront, vainement il est vrai, auprès du roi pour fairetaire Molière.
Quant aux dévots, même Louis XIV, pour qui Tartuffe (1664-1669) avait été écrit, n'osera pas les défier.
En faisant dire àSganarelle, à propos de Dom Juan, qu'il est « impie aussi en médecine », Molière associe la médecine à la religion.
Knock, lui, dit que s'iln'avait pas été médecin, il aurait été prêtre ou politicien.
Dans un cas comme dans l'autre, ce qui est visé c'est l'exploitation d'un pouvoirfondé sur la crédulité et l'espoir fou qu'ont les hommes d'éviter le réel.
Dans le Médecin volant, l'Amour médecin (1665), le Médecinmalgré lui (1667) et le Malade imaginaire (1673), il serait absurde de ne voir que des effets comiques fondés sur le décalage scientifiqueentre nous et le XVIIe siècle.
Il faut avoir le courage de voir Molière, malade lui-même, mettre en scène les thérapeutiques de pointe deson époque, qu'il était bien incapable d'apprécier scientifiquement, mais en face desquelles il conserve son bon sens, comme entémoigne l'ultime dialogue qu'il écrit :
Que faire quand on est malade ? — Rien, mon frère.
— Rien ? — Rien.
Il ne faut que demeurer en repos.
La nature d'elle-même, quand nous lalaissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée.
C'est notre inquiétude, c'est notre impatience qui gâte tout ; et presque tous leshommes meurent de leurs remèdes et non pas de leurs maladies.
Le Malade imaginaire, III, 3.
L'obstination de Molière à faire représenter Tartuffe est exemplaire.
Trois fois il revient à la charge, sans compter
l'ultime métamorphose qu'il prête à Dom Juan.
Le thème, manifestement, lui tient à coeur.
Les deux partis qui se partageaient la religionprétendirent chacun qu'il avait caricaturé leurs adversaires.
Il prit aux uns la proscription des divertissements, aux autres la directiond'intention.
Ce qu'il vise spécifiquement c'est la direction de conscience, l'emprise qu'un beau parleur, qui a su s'investir dans un discoursidéologique, peut prendre sur la cervelle de l'homme moyen pour le transformer en fanatique, ou tout au moins en disciple.
Molière aparfaitement raison de dire qu'il ne s'en prend pas à la religion chrétienne, il s'en prend à toute idée utilisée pour « faire marcher » lesfoules, à la machine de manipulation et au manipulateur, et non à l'énergie utilisée pour la faire marcher.
La tâche était surhumaine, cefut le sommet de son ambition.
Avec la Princesse d'Élide (1664), Mélicerte (1666), Amphitryon (1668), les Amants magnifiques (1670) et Psyché (1671), Molière se livre avec bonheur à la fantaisie de la comédie pastorale, héroïque et merveilleuse, tout entière fondée sur ce que Marivaux appellera si bien les «jeux de l'amour et du hasard ».
Les héros sont princiers, le cadre champêtre, mais on est loin de l'innocence.
L'érotisme repose en effetuniquement sur le mensonge, la tromperie, l'erreur, qu'ils soient dus à la coquetterie ou au hasard de la situation.
On retrouve donc,sublimé par une poésie galante où Molière déploie souvent un charme étincelant, le thème de la déception fondamentale, masquée par lelangage amoureux.
Sosie exprime ce caractère essentiel de la situation dans le dénouement d'Amphitryon : « Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule.
».
Amphitryon, la plus brillante et la plus joyeuse des pièces de Molière, élève le jeu du faux-semblant jusqu'à l'allégorie du théâtre lui-même, où le comédien vit de la vie du héros.
Plus encore que la Critique de l'École des femmes (1663), ou l'Impromptu de Versailles (1663), dans lesquels Molière défend son théâtre et fait l'apologie de son métier, Amphitryon est un hymne au plaisir de jouer, qui est le plaisir de tromper, pour mieux faire entendre la vérité..
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