Michel LEIRIS, L'Âge d'homme (1939), « la gorge coupée ».
Publié le 19/12/2021
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«
Michel LEIRIS, L'Âge d'homme (1939), « la gorge coupée » .
Âgé de cinq ou six ans, je fus victime d'une agression.
Je veux dire que je subis dans la
gorge une opération qui consista à m'enlever des végétations ; l'intervention eut lieu d'une
manière très brutale, sans que je fusse anesthésié.
Mes parents avaient d'abord commis
la faute de m'emmener chez le chirurgien sans me dire où ils me conduisaient.
Si mes
souvenirs sont justes, je m'imaginais que nous allions au cirque ; j'étais donc très loin de
prévoir le tour sinistre que me réservaient le vieux médecin de la famille, qui assistait le
chirurgien, et ce dernier lui-même.
Cela se déroula, point pour point, ainsi qu'un coup
monté et j'eus le sentiment qu'on m'avait attiré dans un abominable guet-apens.
Voici
comment les choses se passèrent : laissant mes parents dans le salon d'attente, le vieux
médecin m'amena jusqu'au chirurgien, qui se tenait dans une autre pièce en grande barbe
noire et blouse blanche (telle est, du moins, l'image d'ogre que j'en ai gardée) ; j'aperçus
de s instruments tranchants et, sans doute, eus-je l'air effrayé car, me prenant sur ses
genoux, le vieux médecin dit pour me rassurer : « Viens, mon petit coco ! On va jouer à
faire la cuisine.
» À partir de ce moment je ne me souviens de rien, sinon de l'attaque
soudaine du chirurgien qui plongea un outil dans ma gorge, de la douleur que je ressentis
et du cri de bête qu'on éventre que je poussai.
Ma mère, qui m'entendit d'à côté, fut
effarée.
Ce souvenir est, je crois, le plus pénible de mes souvenirs d'enfance.
Non seulement je ne
comprenais pas que l'on m'eût fait si mal, mais j'avais la notion d'une duperie, d'un piège,
d'une perfidie atroce de la part des adultes, qui ne m'avaient amadoué que pour se livrer
sur ma personne à la plus sauvage agression.
Toute ma représentation de la vie en est
restée marquée : le monde, plein de chausse-trapes, n'est qu'une vaste prison ou salle de
chirurgie ; je ne suis sur terre que pour devenir chair à médecins, chair à canons, chair à
cercueil ; comme la promesse fallacieuse de m'emmener au cirque ou de jouer à faire la
cuisine, tout ce qui peut m'arriver d'agréable en attendant n'est qu'un leurre, une façon de
me dorer la pilule pour me conduire plus sûrement à l'abattoir où, tôt ou tard, je dois être
mené.
***
Michel Leiris est un écrivain, ethnologue et critique d'art français, né en 1901 et
mort en 1990.
Il débute des études de chimie mais il les interrompt après son service militaire : « J’obéis
à ma vocation - et renonçant aux vagues études que j’avais poursuivies jusqu’alors - je
quittai le laboratoire où j’avais fini mon service [...], décidé à consacrer toute mon activité
à la littérature »..
»
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