Marguerite Duras – L'Amant - Commentaire composé: Dès que j'atteins l'avenue, que le portail est refermé derrière moi, …, Dire que cette peur dépasse mon entendement, ma force, c'est peu dire. (p. 103 – p. 104 – Edition Minuit)
Publié le 02/12/2021
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Pour Marguerite Duras, l’écriture autobiographique a eu une fonction cathartique. Elle n’a pas seulement permis d’ancrer les souvenirs sur papier, mais d’assimiler les événements et de faire ainsi un travail de deuil. La forme fragmentaire du roman permet le passage d’un souvenir à un autre, d’effectuer des décrochages temporels. C’est ainsi que l’évocation du personnage de la mendiante est en mesure de créer un lien intertextuel avec Un barrage contre le Pacifique qui narre déjà l’épisode de cette mendiante au pied rongé par les vers, abandonnant son enfant. Si cette folle a la faculté de surgir de nulle part, il n’y a nul doute que le passage précédent, soit la séparation définitive des amoureux, est un moment décisif de déclenchement. Il s’agit donc de montrer comment ce souvenir a servi de matrice et comment l’enfance a déterminé la naissance à l’écriture sous le signe de la peur et la folie.
L’Amant est un texte qui porte en lui des textes antérieurs, un Hypertexte qui incite à lire à rebours, vers le texte fondateur et matriciel qu’est Un barrage contre le Pacifique. Ces deux romans et le roman L’Amant de la Chine du Nord constituent le cycle indochinois, lequel interfère avec le cycle indien par le biais du climat, de l’époque coloniale et de deux personnages : il s’agit de la mendiante et d’Anne-Marie Stretter, la folle et la femme fatale. A défaut d’approche réaliste et descriptive des personnages, leur saisie poétique et symbolique fait d’eux des archétypes.
L’évocation du personnage de la mendiante provoque la peur de la folie que la jeune fille a ressentie sur sa propre chair lorsque, enfant de huit ans, elle fuyait la folle de Vinhlong : « J’entends son rire hurlant et ses cris de joie (...). Le souvenir est celui d’une peur centrale. Dire que cette peur dépasse mon entendement, ma force, c’est peu dire. Ce que l’on peut avancer, c’est le souvenir de cette certitude de l’être tout entier, à savoir que si la femme me touche, même légèrement, de la main, je passerai à mon tour dans un état bien pire que celui de la mort, l’état de la folie. « La jeune fille craint la folle, mais elle a surtout peur que cette folie soit transmissible. La folie, c’est le point commun qu’elle partage, cette mendiante, avec sa mère. Par conséquent, si la folie est décisive pour l’abandon de son enfant, c’est maintenant le tour de la jeune fille d’être abandonnée. Abandon double, puisqu’il concerne aussi celui de l’amant.
La mendiante folle de Vinhlong, un double de la mère ? La peur intense ressentie par cette apparition lors de la rencontre avec la folle a hanté l’écrivain, angoisse qui se reflète dans son univers romanesque : le pied rongé par les vers, abandonnant son enfant et arrivant à Calcutta après un long périple. La narratrice évoque aussi ce moment où l’image de sa mère s’est vidée de toute identité, où elle a vu la folie se substituer à la mère. La mère qui perd la raison suite à l’échec financier qu’a engendré l’achat de la concession, l’expression dans ses yeux quand elle bat sa fille, son comportement quand elle nettoie la maison, la démarche absurde de l’élevage de poussins dans sa maison. Néanmoins, la mendiante et la jeune fille ont également des traits communs ; les deux sont exclues de la société. La mendiante est le cas extrême de l’indigence indigène. Pieds nus de la mendiante évoquent la pauvreté, la misère. La jeune fille, elle, est exclue de ce monde parce qu’elle n’est pas des leurs et exclue du sien pour avoir transgressé les règles en vigueur.
L’émotion préside à l’acte littéraire. La stylistique et la syntaxe qui servent la fonction expressive de ce langage sont donc essentiellement émotionnelles. D’où l’importance de la répétition. Le personnage de la folle est fondé sur le mouvement. « Elle court et crie, …, elle court après moi pour me rattraper «. Mouvement qui est repris par l’enfant « elle court, … elle court de plus en plus vite, … tout en courant «. Par la récurrence du même verbe, le rythme s’accélère, la peur se visualise, l’image de la panthère noire pourchassée surgit, la mort aux trousses. Et l’impression que la fille ne se trouve que sur un chemin sans issue est renforcée par la description du lieu « Dès que j’atteins l’avenue, que le portail est refermé derrière moi, survient la panne de lumière. « Le chemin est barré. La peur de la fille devient palpable par la récurrence de l’expression « tout à coup «. Reste à savoir si c’est la mort, la folie ou les deux qui vont l’emporter.
La séparation est désormais inévitable. Deux scènes traumatisantes émergent du passé : un soir, l’enfant est poursuivie par la folle de Vinhlong et une autre fois, une hallucination lui donne l’impression de devenir folle. La mendiante nourrit l’inspiration littéraire et l’imagination épique. L’observation de la place donnée à ce thème relève d’un traumatisme qu’elle succède à l’annonce de la séparation définitive des amants, comme si elle était une manière pour la jeune fille de réagir à l’arrêt prononcé. La folle de Vinhlong est l’allégorie de la mort, elle enfante la mort ; quant à l’hallucination, elle fige « mortellement « la mère. A noter aussi le lien entre la folie, la mère et la perte de la mère : craindre l’aggravation de la folie de la mère, c’est craindre d’être séparée d’elle. Même processus de dégradation chez la mendiante folle qui est en fait une mendiante d’amour, condamnée à l’errance physique et mentale par la perte de son enfant.
Deux figures de la folie : la mère et la mendiante. La mère est perçue par la fille comme une folle, parce qu’elle engendre la peur de ses enfants. Elle est une figure de l’hybris, de ce qui défie la nature et la cité, ce qui lui confère une dimension tragique. Les cris de la mère ou au contraire son silence prolongé font également partie de cette folie qu’elle incarne. Double abandon : celui de la fille par sa mère et celui de son amant.
Mendiante chauve et effrayante, elle est caractérisée par son rire, son chant de Battambang, et sa langue inconnue. C’est un personnage qui surgit de nulle part et surprend les personnes qui lui font face, au point de les faire fuir. La nuit sert de cadre à l’apparition de la mendiante. De même, elle crie dans une langue que la fille ne connaît pas. Elle incarne l’étrangeté et est doublement effrayante : à la fois parce que sa maigreur fait d’elle la mort en marche – la mendiante est en faite une allégorie à la mort – et parce qu’elle incarne ce qui échappe radicalement, la folie. La structure fragmentaire du roman permet l’analepse dans le temps. Mais cette rencontre pourrait aussi être le fruit d’un cauchemar. La peur de la mort vient de l’obscurité, quand il fait nuit. « Presque chaque soir il y a une panne l’électricité. Tout commence par là «. C’est ce qui a déclenché, entre autre, cette peur. « … la folle de Vinhlong. Pour la première fois je l’entends, elle parle la nuit, le jour elle dort, … Tout en courant je me retourne et je vois. C’est une très grande femme très maigre, maigre comme la mort et qui rit et qui court «. Thanatos, la mort, est ainsi annoncée par son père Érèbe, les Ténèbres, et par sa mère Nyx, la Nuit. Thanatos, cette pulsion de mort qui habite chaque être humain, s’oppose à la pulsion de vie, Éros. Éros, la vie, l’amour, pour la jeune fille, c’est aussi le Chinois dont elle se sépare ; séparation qui signifie mourir. Peur de rencontrer la mort qui fait apparaître cette image de la folle, de la mort. On retrouve ainsi le lien des deux personnages évoqués dans le cycle indien ; c’est Eros et Thanatos qu’ils représentent.
La vie de la jeune fille est marquée par des peurs diverses. La peur de la violence du frère aîné, la peur du frère cadet qu’elle partage et dont elle souffre davantage, la peur du déshonneur, la peur de la misère. Mais la peur de la folie incarne une toute autre dimension. Si elle est extérieure et elle la hante, elle peut aussi se répandre en elle et prendre possession d’elle, devenir incontrôlable. Supporter la folie et les conséquences qu’elle engendre est une chose, supporter le regard que posent les autres sur soi quand on est folle en est une autre. Depuis toujours, pour Marguerite Duras, la grande peur, c’est la folie. Mais ce qu’elle craint par-dessus tout c’est le regard que les autres sont susceptibles de porter sur cette folie. « La peur est telle que je ne peux pas appeler. Je dois avoir huit ans. « A huit ans, la peur ressentie n’a pas pu s’échapper par un cri, elle s’est installée dans son cœur et dans son âme, dans son intérieur le plus profond. Depuis, une séparation équivaut à un abandon, l’abandon rappelle la folle de Vinhlong et sa folie, la folie éveille la peur. Afin d’éviter de se perdre définitivement, Marguerite Duras a décidé d’ancrer et d'encrer ses souvenirs sur papier.
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